Le rêve des hommes. ( Jean Giono ) - Le Lecturamak

Jean Giono

LE BONHEUR FOU

Le Cycle du Hussard – IV

1957

 

Le choléra n’est plus épidémique, il est devenu constitutionnel.

Prosper Mérimée
(à Mme de Montijo, 19 fév. 48).

CHAPITRE PREMIER

Les premiers jours de mars 1848, une calèche pénétrait à Novare par la route de Verceil. Elle s’était présentée à la porte de la ville à dix heures du soir. Depuis longtemps, fanal éteint, elle attendait à cent pas de là, cachée dans les saules. Il y eut une relève de la garde et la voiture s’avança. Le sergent donna le passage après un bref échange de mots.

Le cocher avait l’air d’être Français. Le voyageur, lui donnant des indications dans cette langue, se fit promener au pas dans les boulevards déserts des quartiers bourgeois. Le vent de Lombardie mêlé à un peu de pluie balançait les réverbères.

L’heure sonna à San Gaudenzio.

— Nous n’allons tout de même pas attendre minuit, dit le voyageur.

Il eut le rire un peu vulgaire des hommes gras très satisfaits. Il fit prendre par une avenue bordée de jardins.

La voiture entra dans le parc de la maison Ansaldi. Les grilles lui furent ouvertes sans tarder par quelqu’un qui devait guetter. Quelques grappes de lilas déjà fleuries donnaient odeur. À la lueur un peu rousse des lanternes de l’avenue qui filtrait à travers les arbres, on distinguait sur un perron deux personnes qui attendaient. C’était une femme en casaquin très serré et chapeau à plume, malgré la pluie ; l’autre, un homme en redingote. La calèche s’arrêta devant eux. Le cheval fatigué souffla bruyamment dans son mors.

— Bonsoir, Marquise, dit le voyageur.

Il se mit en devoir de sortir de la calèche. Le cocher vint l’aider en soutenant à deux mains le ressort arrière. L’homme descendit avec peine ; c’était un vieillard corpulent : Bondino, dit Brutus à la rose rentrant à Novare.

Il l’avait quittée en 1820 ; il l’avait revue pour la dernière fois en avril 20. Encore, n’était-ce qu’un fantôme de ville au milieu de la fumée. Il commandait une compagnie de soldats constitutionnels d’Alexandrie. Pendant la marche jusqu’à Agogne, il n’avait cessé de répéter à ses hommes qu’ils allaient se réunir à leurs frères de Novare. Il n’avait jamais été assez bête pour croire à ce qu’il disait. Au premier coup de canon parti des murs de la ville, il reconnut l’artillerie légère. On en était donc à vivre ou à mourir ? Il tourna bride et traversa toute la colonne au galop. Aux portes de Verceil, il eut l’intention de se joindre à quelques cavaliers qui soutenaient la charge d’un peloton de chevau-légers. Mais le soir même il était à Casale et deux jours après à Gênes.

Il n’avait pas encore fait toutes ses classes. Esclave empressé du journal des modes, son érudition ne s’élevait pas plus haut. Oublier un corps bien fait n’est pas à la portée de tout le monde. Et souvent est une erreur : lorsque mesurant avec soin la hauteur de sa cravate et époussetant d’une pichenette élégante ses revers de soie il parlait avec courage, il se faisait écouter. Le contraste entre ses foulards gorge-de-pigeon et les paroles hardies qu’il prononçait d’un air distrait était si frappant qu’il lui valut son surnom.

Il apprit à Gênes que l’armée royale négociait avec Enrico, chef de la garnison révoltée, la reddition de la citadelle de Turin. On parlait de cent cinquante mille lires. Tant que ce chiffre ne fut énoncé que par des journaliers du port, Bondino se contenta de sourire. Quand Asinari et Morozzo lui confirmèrent la réalité de l’opération, il donna au fait toute son importance.

Parti de Gênes le 8 avril de bon matin (il devait apercevoir Asinari changeant de chevaux en pleine montagne à Costemellia), il arriva à Turin dans l’après-midi du 10, pendant que le général de La Tour à la tête du gros de ses troupes y faisait son entrée en catimini. M. de La Tour ne considérait pas la reculade des constitutionnels à Novare comme une raison suffisante à défilé triomphal. Ennemi par ailleurs de toute espèce de représentation et de solennité, il expliquait de la façon suivante les événements qui l’amenaient à entrer à Turin en bicorne de lieutenant-général.

— Victor-Emmanuel, disait-il, a été contraint d’abdiquer par des gens qui prétendaient agir au nom du roi. Nous avons eu quelques jours de régence où l’on a renversé les lois fondamentales du royaume en ne parlant jamais que de respect et de fidélité au roi. Est venue une junte qui a organisé un corps d’armée et, au nom du roi, l’a envoyé se battre contre le roi. Après toutes ces curiosités, j’arrive, toujours au nom du roi, et je m’empare de la ville. Pour qui voulez-vous en réalité qu’on me prenne ?

Il ne se fit précéder d’aucune publication propre à persuader et à rassurer les esprits. Il entra à Turin (il avait naturellement acheté la citadelle comptant) à la tombée de la nuit. Il se glissa modestement par les petites rues avec deux bataillons de chasseurs royaux. Le public lui fit un accueil froid.

Comme c’est précisément par les petites rues que se glissait aussi Bondino, il fut obligé d’arrêter son cabriolet à un carrefour pour laisser passer les soldats. Il fut sincèrement mécontent d’avoir cédé le terrain à des gens qui n’avaient même pas un clairon pour entrer dans la capitale. Il assura par la suite avoir vu Charles-Albert suivre la troupe comme un petit cantinier. Mais il est prouvé que le roi n’arriva que le lendemain.

Or, le lendemain, Bondino était de nouveau sur la route de Gênes après affaire faite. Enrico n’était qu’un tout petit personnage. Il avait déjà été surpris une fois, emportant dans sa poche les couverts d’argent de son hôtesse. En plus de ce que Bondino appelait la part du peuple, Enrico lui avait remis quarante mille francs pour les compter à une personne de sa famille. Bondino fit une note au dos d’une enveloppe : « Ne jamais faire garder les citadelles par un besogneux ».

Gênes, où les décorations du gouvernement se changent avec une admirable facilité, avait réinstallé le comte Desgeneys après l’avoir, au propre sens des mots, traîné dans la poussière. Ce général, n’ayant absolument personne sous ses ordres, crut pouvoir se borner à interdire avec des pancartes l’entrée de la ville aux fuyards. Comme ils étaient entrés quand même et, ne pouvant faire mieux, il pressa leur départ… Beaucoup s’embarquèrent pour l’Espagne. Les principaux chefs se réfugièrent en France et en Suisse.

Bondino retrouva sur la goélette Asinari assez mécontent mais digne, Regis, l’ex-général français Guillaume de Vaucourt, l’abbé Patrioli, Viancini, Castelbergo, le médecin Andreone et même le général Lisio. Ce dernier passait pour avoir pillé la caisse du régiment. Il était très entouré.

Après cinq jours de mauvais temps, Asinari qui ne supportait pas la mer demanda à être mis à terre, près de Golfe-Juan. Bondino l’aurait suivi volontiers. Il aimait les victimes. Il avait remarqué qu’Asinari n’avait pas de bagages et probablement pas d’argent. Il se le représentait dans les solitudes du Var. En restant à distance à côté de lui, il y avait peut-être moyen de jouir d’un spectacle agréable.

Vaucourt, dont la figure était insignifiante et la personne mal tenue, était très attiré par le côté rose du Brutus. Il parla de Platon. Il dit surtout assez grossièrement mais avec bon sens : « Il vaut mieux vomir encore un peu mais continuer à tenir la queue de la poêle ». Cette pensée, pour n’être pas du philosophe grec, intéressa Bondino.

Ils débarquèrent à Marseille. Vaucourt, au fait de l’affaire Enrico, voulait en définitive se fixer avec Brutus dans un domaine campagnard où il y aurait de grands arbres, des eaux courantes, un noble paysage. Il affectionnait particulièrement le côté de Gardanne où la montagne de Sainte-Victoire à l’horizon élève l’âme.

Il insistait pour prendre une voiture et aller au moins visiter ces lieux de délices. Il n’eut aucun succès. Bondino habillé de neuf avait trouvé une ville très agréable à arpenter. Un beau jour, il disparut.

Il s’était rendu compte que Marseille devenait le rendez-vous des vagabonds de Piémont et qu’ils étaient tous à la recherche de subsides.

Il avait fait la connaissance d’un nommé Vendamme, ancien forçat extrait des bagnes pour l’expédition d’Irlande sous Hoche, l’an V, et libéré de Bicêtre pour bonnes notes. Vendamme, originaire de Rochefort, lui parla des pays de l’ouest. Il y avait des agences anglaises. On pouvait y faire des affaires.

Vendamme avait le nez camus et l’air bête parce qu’il respirait par la bouche. Bondino l’engagea comme domestique et alla se fixer à La Rochelle. Il fit le commerce des cognacs en tant que correspondant de Marie Brizart et Roger de Bordaux. Son journal pouvait témoigner que ces maisons lui avaient livré pour près de quarante mille francs de marchandises. Les ventes, suivant le même journal, avaient été faites aux sieurs Gogué, Jagueneau, Pellier, Nicole, Lestrade, etc.

En 1824, le 3 octobre, à neuf heures du soir, un habitant des marais poitevins fut attaqué et volé par six inconnus en veste ronde. On avait volé six chevaux à un fermier de Luçon. Sur l’avis de l’apparition près de Moréac de six individus bien montés, armés de pistolets et de fusils doubles, la gendarmerie fit une battue dans la forêt d’Elven. Les recherches furent infructueuses.

À peu près vers la même époque, un ouvrier charron vint trouver le commissaire général de police à La Rochelle et lui fit une déclaration surprenante. Un employé de Gogué, qu’on appelait Merlaud, avait chargé cet ouvrier de lui faire des roues propres à un train d’artillerie. Il lui en avait expliqué toutes les dimensions. Il s’était réservé la confection de la ferrure, des jantes, des boîtes en fer, moyeux et rondelles de l’essieu. Ces pièces, commencées, furent trouvées chez lui et saisies.

On demanda à Merlaud à quoi il avait l’intention d’utiliser ce train d’artillerie. Il répondit qu’il était destiné à une pièce de canon enfouie depuis la dernière guerre. Il fut avéré que, malgré une évidente volonté, il était incapable de dire où cette pièce de canon était enfouie. Mais on trouva chez Gogué cinquante-huit barres de plomb dont le poids total était d’environ cinq mille cinq cents livres. Gogué prétendit que ce plomb était destiné à M. Dasson, propriétaire d’un château incendié, à réparer. Là-dessus, un Jagueneau, prêtre, frère du marchand de liqueurs, demanda à déclarer en son âme et conscience. La vérité est qu’il avait peur, l’affaire du plomb faisant du bruit, d’autant que dans le tiroir de l’étable, chez Merlaud, on avait trouvé des dessins de moule à balles. Il y avait également du plomb chez le curé : environ huit mille livres. Merlaud, Jagueneau et Gogué parlèrent tellement du canon enfoui qu’il ne fut plus question d’y attacher la moindre importance. Le dessin du moule à balles était bien plus intéressant.

En marge de la lettre du préfet qui disait : « L’affaire des plombs a ranimé les haines », le commissaire général de police ajouta de sa main : « L’affaire des plombs n’a point ranimé les haines : elle a été l’occasion de se montrer tel qu’on est ; les partis ont perdu leurs masques ».

Vendamme qui, depuis trois ans, portait des costumes de chasse en velours à gros boutons historiés et des chaînes de montre à breloques, alla passer huit jours chez des cousins qui habitaient le marais et disposaient d’une grande barque à fond plat pour voyager sur les canaux. Il ne revint pas.

Bondino, en manches de chemise et petit gilet de nankin, quitta le chai vers trois heures de l’après-midi, à la fin de la marée haute, disant à un garde-magasin (c’était un ancien employé des douanes révoqué) : « Je vais chez Pautière ». C’était à côté. En réalité, il s’embarqua sur la chaloupe L’Ambition, de Royan. Elle sortit du port avec le flot. Outre deux redingotes de soie et quatre paires de pantalons à sous-pieds, il laissait, impayée, à l’enseigne de « la Petite Oie », place Louis-XVI, une facture de six cents louis de galons, soieries et chapeaux.

Trois semaines après, le brick La Levrette, venant de Mornas et remontant la Tamise, passa à Shernesse devant vingt vaisseaux de ligne. Bondino respectait la force sous toutes ses formes. Il aima aussi la verdure des parcs anglais, si lourde d’étoffe et coupée par de si bons tailleurs.

Il y avait à Londres quelques révolutionnaires piémontais. Peu : le pays exigeant la modestie. Bondino avait un talent d’imitation qui pouvait en tenir lieu. Il avait de l’argent liquide, de plus, une lettre de change de cent trois mille francs tirée par Cambon de Bordeaux, sur la maison Fabos et Feré de Paris, succursale Brampton Road. Il s’imposa une retraite. Il apprit à passer inaperçu. Le jour où il sut porter avec plaisir une redingote de vingt livres semblable en tous points (sauf l’essentiel) à une redingote de commis-drapier, il comprit tout l’intérêt de cet art d’être. Au service d’une position dans le monde, cet art pouvait être d’une très grande utilité.

D’ailleurs, en même temps qu’il réussissait à passer inaperçu, il grossissait, il forcissait. Il avait toujours été très gourmand de viandes. Le gigot de mouton, quoique bouilli à l’anglaise, faisait ses délices, avec le bœuf saignant. « Je suis de grosse vie », disait-il. Il s’étonnait d’avoir pu subsister jadis d’anchois écrasés dans l’huile et de pain frotté d’ail. La polenta même n’était dans son souvenir que comme une chose vaporeuse et légère et qui ne tenait pas au corps. Son corps bourré de viandes était désormais tenu. Il éprouvait des joies surhumaines à voir les tranches de bœuf cru sur les grils, à en humer l’odeur ; il en buvait les jus à la cuillère. Il mastiquait solidement, tournait sept fois sa langue dans sa bouche et sept fois sept fois. Il commença à mépriser les emphatiques, et surtout les emphatiques par sincérité de cœur. Quand il entendait (car il entendait quelquefois) parler de bonheur de l’humanité, il ne riait pas. Il avait appris à ne pas rire. Il se disait : « Je sais où il est. »

Comme tous les gourmands du pouvoir, il était toujours dévoré du besoin de boire. Ni alcool, ni vin (même à La Rochelle). Le vin et l’alcool provoquaient en lui une sécrétion abondante de salive épaisse ; il passait des heures à se racler la gorge. Il ne buvait que de l’eau ; non pas par sagesse mais par goût et confort. Il lui en fallait d’énormes quantités. Londres lui conseilla de boire de la bière. Il se laissa tenter. Il en aima l’amertume. Il fit également connaissance avec l’eau glacée. C’était une jouissance suprême. Il finissait tous ses repas par une grande consommation de biscuits dits « champagne » trempés dans de l’eau glacée.

Vaucourt aurait été bien étonné. D’autres aussi, qui l’avaient vu quelquefois pris à son propre piège, marcher en tête (pour si peu que ce soit) comme à Novare. S’il devait se mêler encore de naïveté, comme le stockage des balles de fusil à La Rochelle (et l’on ne sait jamais, se disait-il, si une naïveté n’est pas un jour ou l’autre nécessaire) ce ne serait plus avec des Gogué et des Jagueneau.

Il avait jusque-là tenu ses pantalons – comme tout bon Piémontais – avec une ceinture. Il acheta des bretelles.

Enfin, il rencontra Luigi Savone. Il admira lui-même de quelle façon naturelle cette rencontre longuement préméditée eut lieu.

Celui qu’on surnommait « le terrible vieillard » faisait depuis des années figure de diable dans le bénitier des cours européennes. Il avait débuté dans la vie comme un apôtre et montré par la suite qu’il avait aussi l’étoffe d’un aventurier de grande envergure. La maison qu’il habitait, Harrington Gardens, impressionna Bondino. Colbeck-House était entourée par des jardins de la ville. Les frondaisons des tilleuls, l’admirable verdure des pelouses, l’odeur des roses étaient gratuites. Londres payait les jardiniers.

Savone avait écrit sur sa porte : « Croyez au ciel et aimez l’humanité. » Il donnait du pain aux oiseaux. Les merles venaient siffler sur l’appui de ses fenêtres. Bondino trouva cela très fort. La honte lui monta au front en songeant que lui, il avait toujours pris les choses au pied de la lettre. À part la peur, l’orgueil, le goût de paraître, rien ne l’avait jamais fait céder. Au fond, quand il parlait de combat pour la liberté, jusqu’à un certain point il y croyait ! Il fut très sensible au mépris exprimé par la formule d’accueil.

Il fit d’autres réflexions très utiles. Savone avait une clef grâce à laquelle il pouvait user en toute quiétude du parc, clos de hautes grilles, étalé sous ses fenêtres. C’est là, dans une paix champêtre, qu’il eut ses premiers entretiens avec Bondino et deux autres réfugiés piémontais qui étaient venus en omnibus. Malgré ses expériences et sa volonté de finesse, Bondino posa quelques questions naïves sur les gentlemen qui passaient en chapeau gibus dans les rues rouges, de l’autre côté des grilles. Avaient-ils des clefs pour entrer dans le jardin ?

— Ils n’en ont pas le droit, répondit Savone en souriant. Et il ne leur viendrait pas à l’idée de demander ce à quoi ils n’ont pas droit. Ils ne pourraient entrer dans ce jardin que si notre civilité les en priait. Cette prière d’ailleurs les surprendrait et il y a tout à parier qu’ils déclineraient l’offre. Ici, le droit ne se discute pas. Il suffit de l’avoir.

Bondino écrivit cette formule au dos d’une enveloppe.

Il remarqua également que Savone ne marchait jamais jusqu’à la station d’omnibus. Il restait au bord du trottoir et il levait sa canne. La voiture s’arrêtait devant lui. Il s’approchait lentement du marchepied et le receveur l’aidait à monter. Bondino eut une sorte de vertige à la Saint Paul quand il compara la solide démarche du vieillard dans Green Park où il se promenait pour sa santé aux quelques pas vacillants qu’il faisait pour aller du trottoir au marchepied.

« Je croyais avoir pris toutes mes précautions, se dit-il, mais, si j’avais réussi à Novare, Savone serait ministre (ou peut-être plus) et moi sous-préfet. »

Bondino apprit beaucoup de choses au cours de ces promenades avec Savone dans Green Park. Il fit souffrir son amour-propre avec beaucoup de courage. Il comparait la poussière de la route d’Alexandrie à Novare, le bruit des obusiers autrichiens à la douceur des allées de verdure, au chant nasillard des marchands de ginger-beer glacée.

Maintenant que ses pantalons étaient tenus par des bretelles et qu’il n’était plus obligé de les relever à chaque instant avec des gestes qui manquaient d’élégance, Bondino prenait un grand plaisir à marcher à côté de Savone. Le vieillard ne se soumettait qu’à des règles d’hygiène et il y soumettait absolument tout.

En avril 1830, Bondino fit la connaissance, à Colbeck-House, de Cerutti. C’était un ancien officier piémontais. Il apportait des nouvelles de Paris. Il avait vu, là-bas, beaucoup d’Anglais, notamment un M. Folks, habitant l’Hôtel Royal, rue des Pyramides. C’est grâce à lui qu’il avait eu d’ailleurs – non pas un passeport régulier – mais une sorte de lettre-patente lui permettant de venir à Londres. De l’avis de tous ces messieurs, on était en France à la veille de la révolution. Charles X devenu aigre agaçait les dents comme un bonbon (précisément) anglais. On n’en voulait plus que pour le croquer. Les armes entraient dans Paris grâce à une entreprise de roulage qui était aux mains du député de La Rochelle.

Savone parla de barricades, de combats de rues. Il dit à Bondino : « Vous devriez aller voir ça. – Je suis trop gros », lui répondit Brutus. Par un coup de génie, il ajouta : « Hélas ! ».

Cerutti repassa le détroit en mai. Son travail était difficile. Il s’accordait le plus souvent possible du repos. Il n’allait pas jusqu’à prétendre avoir des jours, ou même un jour complet de paix. Les heures, les minutes étaient bonnes à prendre. Ses missions à Londres lui plaisaient à cause des deux traversées.

Quoique typiquement du sud au physique comme au moral, Cerutti aimait la pluie, les brumes, les paysages voilés, le froid. Il détestait le soleil, surtout celui qu’on appelle : le « grand soleil ». Il s’accommodait à peine des lumières blondes d’Île-de-France. Sa mauvaise saison était l’été.

La blancheur du Pas-de-Calais au printemps, l’eau grise, le vent frais de la mer du Nord, le contour effacé des côtes où verdissait à peine la crête des falaises, le claquement des voiles, l’indécision des bordées le ravissaient au septième ciel. Le grincement de la barre parlait seul de sécheresse et de netteté, mais il ne servait qu’à exalter la saveur de tout le reste.

Sitôt débarqué, il alla à Étaples. Il rencontra furtivement dans une église Mme Vasseur, concubine du directeur de l’Hôpital de la Marine. « Je n’ai pas réussi », lui dit-il. Il parla de Bondino. Il était attiré par la blancheur de cet homme gras, sa froideur de buveur d’eau.

Cerutti avait été enfermé à Fénestrelles en 1820. Un nommé Leblond dénoncé par la police de Paris fut saisi à la frontière et conduit sous escorte à Turin. Sa voiture que l’on visita scrupuleusement recelait un grand nombre de proclamations, une lettre pour Mme la duchesse Pardi, des instructions pour Démétrius Cerutti et pour Hector Perron.

Ces différents papiers ayant été mis sous les yeux du roi, il brûla sans l’ouvrir la lettre pour la duchesse Pardi. Cerutti et Perron furent arrêtés au sortir d’un bal et le scellé fut mis sur leur mobilier. Cette dernière opération fut faite si adroitement, ou si maladroitement que, pendant la nuit, Charles Asinari put s’introduire dans leur chambre et enlever tout ce qu’il jugea à propos.

Une nuit d’été de 1821, quelques jours après l’entrée de M. de La Tour à Turin, Cerutti s’évada de la forteresse. Une corde pendait de sa fenêtre jusqu’au fossé mais il fut avéré qu’elle aurait été incapable de porter le poids du fugitif.

On parla d’une équipée macabre à laquelle avaient pris part deux élégantes dont une était la comtesse Alexandrine d’Aché. N’ayant pas obtenu de leurs maris la permission de se rendre au bal que donnait le commandant de la forteresse, elles s’échappèrent vers minuit et rentrèrent à l’aube au logis, dans le tombereau des morts, seul véhicule pour lequel le pont-levis s’abaissât avant l’heure réglementaire.

Interrogée, la comtesse d’Aché reçut les enquêteurs au lit et en train d’allaiter sa fille. Le bébé qui était gracieux et beau lâcha le sein une seconde pour faire aux argousins un sourire illuminé d’un lait éblouissant.

Cerutti s’installa à Lyon. Il savait porter l’uniforme. En civil et en chapeau rond, c’était un homme fluet, un peu fade. Ses grands yeux rêveurs pleins de charme quand ils corrigeaient l’insolence d’un plastron bombé et l’impérieuse escalade des galons d’or, ne parlaient plus que d’indécision.

C’était, à la vérité, un sensuel organisé pour jouir des moindres choses. Il était à la fois fort et trop faible ; capable de concevoir une action courageuse et de l’entreprendre, l’odeur d’un jasmin dépassant la crête d’un mur l’en détournait. Ses faiblesses étaient, quant à son sentiment, si logiques qu’elles échappaient à son sens critique. Quand on lui reprochait un mensonge, un manquement à sa promesse, l’abandon d’une entreprise où il avait engagé ses amis, il savait, lui, qu’il avait eu d’excellentes raisons de mentir, de manquer et d’abandonner. En réalité, il ne vivait en société que par surcroît. Il ne lui fallait pas des siècles de luttes et des milliers de combattants pour atteindre au bonheur.

Il traîna pendant quelque temps une vie fort savoureuse, visitant des lacs, des vallées de montagnes, séjournant au bord de rivières paresseuses, émargeant à la « Ligue italique » au « Bouclier de Bradamante » et même aux « Théophilanthropes ». Il accepta l’aide de jeunes femmes au grand cœur, l’hospitalité de certains ménages, une ou deux positions de Sigisbée pour le vivre et le couvert et un peu d’argent de poche. Vint cependant une période où il lui manqua presque constamment un sou pour faire son compte.

Il se lia avec trois anciens officiers sardes, exilés comme lui : Dubois, Lamurra et Rollando. C’étaient des spadassins qui faisaient métier de se battre contre n’importe qui moyennant finance. Lui-même n’était pas mal habile et il se tira fort bien de cinq ou six commissions. À la suite d’un excès de zèle, on arrêta Dubois. Lié par d’indissolubles serments, Dubois donna à la police le nom de ses trois amis, un quart d’heure après son arrestation. Lamurra qui avait de fortes moustaches noires sur un beau visage maigre couleur de marron d’Inde prit les choses de très haut et parla de charbonnerie. On examina donc le cas de Rollando et de Cerutti avec beaucoup d’attention.

Il y avait à ce moment-là, au-dessus de Tassin-la-demi-lune, une sorte de paradis terrestre où Cerutti avait accès. C’était le caboulot que Mme Hue, veuve Roger, tenait à la lisière de la forêt de chênes. Des bêtes inconnues bramaient dans la profondeur des bois, l’air était frais ; de la tonnelle on pouvait suivre la marche paresseuse des pluies et des ombres le long de la Saône. Comme toutes les femmes aux intestins libres, Mme Hue était complaisante et fidèle.

Cerutti trouva la police animée d’excellentes intentions à son égard mais qui entendait faire un marché. Pressé de jouir, il répondit le plus rapidement possible à toutes les questions. Comme il n’avait pas d’imagination, pour aller plus vite il disait la vérité. Cette façon de faire intéressa prodigieusement le préfet de Lyon. On sortait à peine du complot de Saumur.

De fil en aiguille, après plusieurs jours de douche écossaise, on en vint à demander à Cerutti s’il cracherait sur une petite rente. Elle arrangeait bien ses choses.

Ce n’était pourtant pas de l’argent facilement gagné. Il avait évidemment beaucoup plus de liberté qu’avant pour rencontrer les anciens copains qui s’exilaient après Novare. Il pouvait se réchauffer plus souvent à de la bonne exaltation piémontaise ; goûter le profond bonheur de l’amitié partagée. Mais dans son métier, les hommes ne pouvaient servir qu’une fois. Quelques jours après on les retirait de la circulation. Il fallait en chercher d’autres. Malgré la foule de gens qui s’occupaient de révolution en Piémont, le Piémont n’était pas inépuisable. Il travailla quelque temps dans les Français ; avec moins de plaisir cependant : il n’engageait pas son cœur avec eux.

Maintenant qu’il pouvait faire viser ses lettres au Cabinet noir, il renoua des relations épistolaires avec Alexandrine d’Aché. Ce n’était pas le fin du fin en fait d’intelligence, mais elle écrivait tout ce qui lui passait par la tête et donnait ainsi à glaner des renseignements fort précieux sur tout ce qui se tramait à la cour de Turin et dans le royaume.

Il fut donc en position de rendre d’éminents services. Il n’avait qu’une seule passion mais irrésistible : l’amitié. Les lettres d’Alexandrine étaient pleines de noms qui faisaient battre son cœur. Neuf fois sur dix, elles donnaient aussi les adresses. Doué d’une mémoire précise dans le moindre détail comme tous les nonchalants qui aiment jouir, il pouvait se permettre de brûler les billets de la comtesse et de travailler sans le moindre papier noté, ni sur lui ni dans ses meubles. Il faisait ses rapports de vive voix. Il n’écrivait jamais, sauf de la pluie et du beau temps à Alexandrine.

Il ne vendait strictement que ses amis. Son emprisonnement à Fénestrelles, son exil forcé dès le début du mouvement insurrectionnel, à la suite de son évasion spectaculaire, l’avaient placé dans la situation du héros pur. Il ne dénonçait les hommes qui entraient secrètement en France par la route de Chambéry qu’après avoir fait avec eux amitié sincère et véritable. Les fonds secrets faisaient évidemment bouillir sa marmite, mais l’argent ne fait pas le bonheur et il aurait préféré mourir de faim plutôt que de se priver de cette nostalgie, de cet exquis sentiment de solitude qui suivaient les arrestations.

Après son voyage à Londres, il rentra à Paris fort mécontent. « Je n’ai pas réussi à attirer Savone sur le continent, dit-il à ses chefs, mais Savone ne compte plus. Il est vieux, il a perdu ses dents. Il y a auprès de lui quelqu’un qui a un bien plus solide coup de fourchette. » Il laissa éclater la violente amitié qu’il avait tout de suite éprouvée pour Bondino. « C’est un homme, dit-il, qui ne se dérangera que pour des réalités. Rien n’imite mieux la vérité que la vérité elle-même. Il faut donc lui promettre des choses réelles et même avoir l’intention sincère et véritable de tenir ces promesses, quitte à fournir ensuite à la fortune les moyens de traverser ces intentions de façon terrible et définitive. »

Mais il n’eut pas le temps de combiner. On était en juin. La révolution éclata à Paris en juillet. C’était une affaire française dont Cerutti se contenta de regarder le pittoresque. Ces ouvriers en manches de chemise manquaient d’allure. Comment pouvait-on se révolter sans chapeau à plumes ? Ce « Vive la Charte » que criaient des gamins et des femmes manquait vraiment de grandeur et même d’esprit. Où était le jeu dans tout ça ? « Nous aussi nous crions contre la tyrannie, se disait-il, mais au moins nous la respectons. Nous nous attaquons à l’objet d’un culte. Quel plaisir de se révolter sans une âme tendre et sublime ? Croient-ils vraiment qu’une charte peut faire le bonheur ? »

Vers minuit, dans la rue de l’Échelle, il vit des ombres s’agiter au milieu de l’obscurité. Il s’approcha. On lui cria : « Qui vive ? » Il répondit : « Ami ! » C’était une barricade. Il gagna le Carrousel. Derrière la grille du château, il aperçut des soldats campés dans la cour des Tuileries. Il voulut regarder à travers la grille. Une sentinelle, dissimulée derrière un pilier, grommela : « Au large ! » d’une voix à laquelle il obéit tout de suite.

Le lendemain, il se frotta les yeux : le drapeau tricolore flottait sur Notre-Dame ! Du côté de la Grève roulait une vive fusillade et la fumée s’élevait en épais nuages. Il alla se réfugier rue Vaneau chez un de ses clients.

Ce Bertolotti (Sandro) avait été dénoncé par une femme. « Ne l’arrêtez pas maintenant, avait dit Cerutti. Vous n’avez à lui reprocher que d’avoir la main lourde et encore, ses brutalités sont-elles couvertes par une chambre semi-conjugale. Laissez-le-moi. Je crois que, si nous attendons, il fera mieux. »

Sandro n’habitait la France que depuis peu. Cerutti l’avait rencontré dans les rues de Lyon. Il avait vingt-trois ou vingt-quatre ans à peine. Trop jeune pour avoir participé aux événements de 1820, Fénestrelles ou Novare n’étaient pour lui que des mots sans signification sentimentale.

Il était beau. Cerutti s’amusa à imaginer que la comtesse d’Aché ne parlerait pas d’un jeune homme aussi beau. Elle en parla. C’était un cadet d’assez grande famille dont l’aîné avait vingt mille francs de rente. Sandro recevait une pension de cinq cents francs par an, plus le vivre et le couvert. Il avait eu une très jolie histoire avec une très jolie bourgeoise de Lanzo, petite ville à deux lieues de Castello-Maschere, maison des Bertolotti dans la montagne. Cette jeune femme s’appelait Clara, s’était mariée pour échapper à la jalousie de sa mère et avait de la ressource contre tous les imprévus de la vie. Le mari, qui n’était pas noble, tira quelques coups de pistolet par la fenêtre. Ce qu’elle jugea du plus vulgaire, c’est qu’il s’efforçait visiblement de les ajuster, et en pure perte. C’était un ridicule dont il fallait se débarrasser.

Sandro alla à Turin avec quelques recommandations pour des personnages de la bonne société. Il portait bien l’habit, avait la figure sombre et les gestes brusques d’un mélancolique amoureux de ses ténèbres. En réalité, c’était un montagnard candide qui n’imitait rien et se montrait tel qu’il était. Mais on n’était pas obligé de le savoir. Il fit florès. Il fut reçu chez les autres mieux que chez soi. On l’initia aux charmes de l’amour platonique ; on lui lut des tercets de l’Enfer et il vit de belles gorges haleter au nom de la liberté. Comme il avait toujours été le type même de l’animal triste, il n’avait pas gardé bon souvenir de l’alcôve de Clara. On le fit coucher avec « l’Italie libre ». On le mit vis-à-vis de cette patrie idéale, dans la situation d’un évêque in partibus, ce qui procura à sa jeunesse et à sa pureté un plaisir sans abattement à la base et surtout sans les tristesses de la satisfaction.

Il eut avec un nommé Manino une querelle qui n’avait d’autre raison d’être que la fatuité et le besoin de faire du bruit de ce dernier. Il n’accepta pas un défi qui aurait compromis tout le petit groupe dont il faisait partie. Sur ce, la marquise Carrera le fit prier de ne plus aller chez elle et continua à recevoir Manino. Il eut alors la sotte idée d’en faire des reproches à sa fille dans un bal, mais, d’une façon polie, pour l’engager à faire cesser cette brouillerie. Manino, agacé de le voir parler à ce qu’il considérait comme une nouvelle conquête, lui enjoignit d’un ton arrogant de s’éloigner et lui jeta au nez : « Des’no it rompo’ il muso. » Sandro, dans le premier mouvement de colère, eut l’imprudence de lancer deux soufflets très solides (et peut-être même avec le poing fermé) à l’insolent qui le menaçait. On les sépara à l’instant et toute la société se retira. Sandro resta seul avec l’adjudant de place qui, heureusement, se contenta de le reconduire chez lui.

Cette algarade pouvait avoir des suites très graves. Les amis de Sandro auraient préféré le voir mort. Les comtesses de Croix, Montbelli, Colbran, la baronne Maresca et toutes les femmes ardentes de la maison Lotis Khon avec lesquelles Sandro prenait ses violents plaisirs s’étaient mis en tête (ou plutôt on leur avait mis en tête) d’attirer le prince de Carignan dans la charbonnerie. (On voulait voir s’il se laisserait tenter.) Ce détail intéressa tout particulièrement Cerutti. Le prince de Carignan portait constamment sur sa longue figure sinistre le dépit de n’avoir posé que la pointe des fesses sur le trône de Sardaigne. Cet homme bilieux et qui croyait aux Jésuites, calcula qu’avec les femmes il aurait toujours l’excuse de la galanterie. Il donna des gages.

Ce sont ces gages qui firent tirer de nouveau des coups de pistolet sur Sandro. Mieux ajustés que ceux du mari de Clara, ils le laissèrent pour mort sur une petite route de montagne, à trois lieues plus haut que Suze, pendant qu’il essayait de traverser les Alpes à pied. Il fut découvert au petit matin par un gardeur de chèvres. Cet homme sans diplomatie le soigna, le cacha et le guérit. La guérison s’opéra surtout grâce aux forces que donnèrent au malade une profonde indignation contre ces fusillades et une violente envie d’être désormais du côté de la crosse.

C’est dans la cabane du chevrier que Sandro eut pour la première fois la notion sentimentale de ce que pouvait être une république. Le mot enthousiasma les deux hommes. Les sites agrestes, les roches escarpées, un air viril incitait à rêver à un gouvernement sans hypocrisie. Dans l’unique pièce du chalet, les bêtes servaient d’appareil de chauffage. C’était loin de l’odeur du benjoin et des muscs ; Sandro, qui aurait pu pardonner les coups de pistolet, ne pardonna pas à ses belles amies le temps perdu en vapeurs et en combinaisons de boudoirs.

Certes, il en avait connu de courageuses. Il savait que le Piémont était le domaine de la passion, que, dans les palais de Turin, les bals étaient, neuf fois sur dix, des réunions de conjurés ; que les couples s’appariaient aux contre-danses pour échanger des consignes et faire passer des mots d’ordre. Il avait été chargé d’assez de missions dans les domaines campagnards, les études de notaires des petits bourgs, les maisons de marchands ; il avait assez cavalcadé en compagnie sur les routes, dans les bois, dans les parcs pour connaître l’existence de femmes graves et déterminées. Sans être très assuré de l’usage égoïste qu’on pouvait faire d’une telle situation, il avait senti que la présence d’une héroïne emballe les cœurs. Mais, c’était cet emballement qu’il repoussait. Le sang des hommes suffisait à de nobles enfantements. Il devenait Romain.

Il passa en France, erra quelque temps à Grenoble. Il était sans ressources. Il s’engagea comme manœuvre dans une entreprise de roulage. Chargeant et déchargeant les charrettes, le travail de force l’embellit de corps et d’âme. Ces hommes forts tombent tout de suite dans le domaine public. Ce sont les malingres, les bossus, ceux qu’on repousse (ou tout au moins qu’on ne désire pas) qui sont intransigeants.

Un soir qu’il rentrait à Lyon, sur les barriques d’un chargement de vin, l’encombrement des faubourgs força la diligence de Chambéry à s’arrêter à côté des rouliers. L’arrêt se prolongeant, Sandro parla en piémontais aux chevaux qui s’impatientaient. Une jeune femme mit la tête à la portière et donna à Sandro, en patois des vallées, des nouvelles pathétiques de la patrie. Elle dit aussi qu’elle descendait à l’auberge du Dauphin. C’était à côté des Messageries.

Le « Romain » mit une chemise propre et alla chercher au Dauphin des renseignements plus circonstanciés. À la suite de quoi, il se fit régler sa semaine et resta à Lyon. Comme il parlait en dormant :

— Vous souffrez d’un mal de pensée, lui dit cette jeune femme qui s’appelait Caroline et avait des yeux de charbon. Je vous en conjure à deux genoux, par les plaisirs que nous avons partagés : laissez-moi vous aider. Moi aussi je connais les vers de Dante sur les traîtres à leur cité.

Caroline (Sassovella) lui apprit qu’elle était affiliée depuis l’âge de douze ans puisque, dans les cérémonies d’intronisation, elle représentait, dès cet âge, en costume blanc et les ailes au dos, un des anges de la lumière. À peine majeure, elle avait prêté les serments terribles et coiffé le chapeau à plumes. Son père était ce Sassovella qui avait été fusillé avec l’infortuné Vochieri à Casale.

— Par un raffinement de cruauté presque incroyable, dit-elle, on fit passer mon père pour aller au supplice sous les fenêtres de notre propre maison. Ce ne furent pas des soldats mais des gardes-chiourme qui le fusillèrent. Le gouverneur, en grand uniforme, assistait à l’exécution assis sur un canon.

Ces détails enchantèrent Sandro. L’exil lui pesait. Il demanda si elle avait poignardé le dénonciateur de son père. Elle dit oui.

Caroline brodait à la perfection. Elle travailla pour un couvent qui marquait les trousseaux de la bonne société. Sandro s’occupa des chevaux chez un loueur de voitures de place. Ils avaient tous les deux le sens de la soupe. La maison qu’ils habitaient, montée de Vauzelles, fut bientôt le rendez-vous de tous les Piémontais de Lyon et des environs. Ils y venaient toucher barre et retrouver la patrie. Elle y était à un point tel que Caroline, en pleine richesse d’invention pour le malheur, s’imagina être une femme battue et fit payer à Sandro certaines de ses indifférences romaines en le dénonçant, dans une lettre anonyme, à la police.

Cerutti trouva, montée de Vauzelles, un vivier. Il comprit tout de suite qu’il pourrait pêcher là-dedans en toute sécurité la pièce de choix quand cela était nécessaire. Il y avait là depuis le régicide en puissance jusqu’à l’armurier capable d’inventer toutes les machines dites infernales, des femmes capables de tout sacrifier au bonheur de l’humanité souffrante, des mères nobles et cornéliennes et même des bavards. Il demanda donc et obtint qu’on ne tienne pas compte de la lettre. Au surplus, il sentait qu’il allait se mettre à aimer Sandro à la folie. Combien de fois, en admirant son beau visage, sa belle ardeur et sa sincérité, ne savoura-t-il pas par avance l’amer désordre qui suivrait son arrestation ?

Quand, pour des raisons de service, il fut obligé d’aller résider à Paris, il emmena son vivier avec lui. Il fit siffler deux ou trois menaces précises autour du groupe des Romains ; il parla de cachette plus sûre, et qu’il s’en chargeait. On le suivit.

Pendant les trois jours de révolution donc il resta réfugié chez Sandro et Caroline. Quand on ne tira plus de coups de fusil, il alla voir à quoi ressemblait une capitale sans roi. À part les barricades ébréchées et qui faisaient sale, il n’y avait rien de changé. Quelques mois après, Cerutti demanda à passer directement au service du roi de Sardaigne. Il comprenait de moins en moins les Français. Son curriculum vitae, élogieusement apostillé par un général inspecteur des poudres et salpêtre, fut expédié à Turin. Il eut en retour un passeport de toute beauté.

Le jour de son départ, Caroline et Sandro pleurèrent à chaudes larmes. Cerutti était également très ému. « À cause de cette fichue Révolution à la française, c’est-à-dire sans le moindre sentiment élevé, se disait-il, j’ai raté Bondino et j’ai raté cet excellent garçon. On ne sait vraiment vivre que de l’autre côté des Alpes. » Enfin, les autres Romains, les yeux également en pleurs, donnèrent timidement à Cerutti une montre en acier qu’ils avaient achetée par cotisation et sur le boîtier de laquelle ils avaient fait graver une délirante déclaration d’amour. Comme s’en assura Cerutti d’un coup d’œil, elle pouvait fort bien passer pour la déclaration d’une femme passionnée. Il glissa la montre dans son gousset et donna lui aussi libre cours à son émotion.

C’était l’automne et la saison propice. Quand Cerutti plongea sous la brume, dans les étroites vallées, de l’autre côté du Montgenèvre, il goûta un parfait bonheur. Un roi sinistre qui ignorait l’usage du parapluie gouvernait en monarque absolu ce pays sourcilleux. Ici, on savait jouer le jeu. À Suze, il vit une tête exposée dans une cage de fer, devant les murs noircis d’une maison brûlée par ordonnance de police.

Il n’était pas à Turin depuis huit jours qu’un homme de la fraction libérale prétendit avoir découvert un complot militaire. Il ne s’agissait de rien moins, d’après son dire, que de massacrer vingt mille personnes. On devait ouvrir les prisons à une centaine de criminels qui se précipiteraient dans la foule, armés de poignards et provoqueraient les milices. Les officiers prévenus devaient crier : « Les libéraux nous assassinent » et faire feu sur la foule. Cerutti respira voluptueusement l’air du pays.

L’hiver fut rude. Avec l’argent du roi, il acheta une palatine fourrée (il n’aurait pas été possible de porter un vêtement aussi somptueux dans les rues de Paris). Il était à Bologne lors de la grande chute de neige qui mit des congères jusqu’à la hauteur du deuxième étage des maisons de la place Neptune. Il fréquenta les révolutionnaires riches. Il alla se dégourdir les doigts à la chaufferette d’Eleonore Regianini. Il rencontra le docteur français Henri Misley qui s’intitulait « professeur de combats de rues ». Il fréquenta Francesco Casale, Sigismondo Giberti, Orazzio Pedrazzi et la douce Giuditta Bellaria.

Ces gens-là n’étaient pas aimables. Et d’ailleurs ne risquaient rien. C’étaient des théoriciens. Ils buvaient du café, fumaient des cigares, se brandissaient comme des drapeaux.

Il s’agissait simplement de savoir qui aurait l’idée la plus brillante.

Mais on présenta à Cerutti, dans les salons, un fort curieux pistolet. C’était celui qui avait été saisi sur Giuseppe Castello, arrêté dans la maison de Ciro Menotti dans la nuit du 3 au 4 février. Sur le canon de cette arme était un ardillon à ressort sur lequel pouvait se fixer une baïonnette. C’était également une idée assez brillante.

À Césene, une compagnie de jeunes libéraux armés et ornés de la cocarde tricolore parcourut les boulevards de la ville au son du tambour. Le soir, le peuple chanta dans les rues le chœur des soldats de la Donna Caritea de Mercadante. « Mourir pour la gloire est le sort le plus beau. » Ils avaient changé le mot de gloire en celui de patrie. « Quand le peuple commet des lapsus de ce genre, se dit Cerutti, si les carottes ne sont pas cuites elles sont néanmoins sur le feu. »

C’était une affaire lombardo-vénitienne. Il y en eut une très jolie en Piémont. Roulée dans du papier de soie.

« C’est vraiment ici qu’on sait vivre », se répéta Cerutti. La diligence Bonnafous qui faisait le service de Gênes à Turin rompit son attelage dans la descente escarpée près de Novi et fut précipitée du haut du pont Rigoroso dans le torrent. Restèrent sur le carreau le lieutenant-colonel du génie Rossignoli, le notaire génois Sigimbosco et Goisque le conducteur. Les autres voyageurs, plus ou moins gravement blessés, finirent par avouer au bout d’une semaine que Goisque avait sauvagement et à plusieurs reprises fouetté les chevaux en pleine descente, que le colonel avait tenté de sortir un pistolet de sa contre-poche, qu’il en avait été empêché par Sigimbosco et par les cahots de la voiture, que d’ailleurs tout le monde hurlait ; qu’il n’y avait eu un grand silence et beaucoup de calme qu’après l’écrasement sur les rochers du torrent.

Rossignoli transportait des papiers. Ils furent sans doute emportés par les eaux de la Bormida. On promit une prime pour celui qui les retrouverait, en tout ou en partie. Une sorte de vent arracha les affiches où cette prime était annoncée ; pendant plus d’un mois. Puis, ce vent cessa. Et les affiches qu’on avait renouvelées restèrent collées sur les murs des gendarmeries, dans le plus grand calme et le plus grand silence.

Le général baron de Valtorren, attaché militaire autrichien à la cour de Charles-Félix, désarçonné par son cheval, se tua en pleine rue, sur les pavés de Turin. La bête comme folle et qui avait piétiné son cavalier fut difficilement ramenée à l’écurie.

Le lendemain, elle avait disparu. Il ne restait dans la paille de la litière que les traces d’une abondante salivation. On chercha le cheval sur toutes les routes.

Charles-Félix passa une revue des hussards sur le polygone. Il avait peur de ressembler physiquement à Louis XVI. Il aurait donné n’importe quoi pour avoir le nez de musaraigne du prince de Carignan. C’est pourquoi il plissait les yeux et pinçait les lèvres : il croyait appointer son nez.

Quatre escadrons, absolument maîtres de leurs chevaux, étaient alignés dans une immobilité de statue. On n’avait pas encore distribué de service actif aux jeunes aristocrates qui avaient acheté des grades. Mais ils étaient là. Ils se tenaient en détachement carré sur le flanc des troupes. Malgré leur jeunesse (quelques-uns avaient à peine seize ans), ils ne bougeaient pas d’une ligne.

L’immobilité de ces jeunes gens impressionna Charles-Félix. « Savent-ils donc déjà parler aux mouches pour avoir des chevaux aussi sages ? » dit-il au brigadier général.

Il rentra à Turin par des chemins creux, pendant que derrière lui les trompettes sonnaient la marche royale.

Un maquignon qui avait ses écuries près des casernes fut arrêté et condamné à dix ans de galères.

Cerutti se délectait. Son pays était si beau qu’il pouvait y jouir sans agir. Parmi les Français ou les Anglais, il fallait tout le temps donner un petit coup de pouce pour faire marcher la volupté piémontaise. Ici elle faisait son train toute seule. Il écrivit par des détours une lettre enthousiaste à Sandro. « Viens, lui disait-il, c’est ici que tu vaux une fortune. »

Il ne tarda pas à avoir une plus grande estime pour les révolutionnaires riches, nantis de loisirs. Padrazzi se promenait en dolman ouatiné, Eleonore buvait des tisanes, Giuditta se parfumait à la violette mais ils savaient tous aller très loin dans l’art de se faire peur.

Il connut un petit menuisier qui, trois fois par semaine, sortait le soir par la porte de derrière de sa maison et partait dans les bois. Là il était roi et commandait à cinq hommes. Armés de poignards, ils arpentaient les chemins toute la nuit, criant : « Qui vive ? » Cette avidité de fortune toucha Cerutti aux larmes. Nul plus que lui ne pouvait savoir que l’alternance des grands chemins et de la menuiserie était une puissante machine à bonheur.

Tous les artisans avaient des sourires en coin, surtout ceux qui se livraient à un métier nauséabond, comme les tanneurs, ou décrié, comme les cordonniers. Jamais les lunes de miel n’avaient été plus longues. Après les exécutions, les jeunes veuves se tordaient les mains sur les places publiques, puis rentraient chez elles tourner la polenta d’un bâton vigoureux.

Les messagers de la révolution circulaient sur les routes, dans des voitures légères. Tous les ordres se transmettaient de vive voix. Des stations étaient organisées partout. Les garçons d’écuries savaient prononcer distinctement à mi-voix les mots les plus difficiles. Un colporteur en fil et aiguilles disposait de plus d’hommes qu’un préfet. Le postillon de la diligence allait en conciliabules avec la princesse Pio ou le comte Borromé, récemment nommé par l’empereur d’Autriche chevalier de la Toison d’or.

On se livrait partout à des études de physionomie. Tous ceux qui avaient des traits remarquables ou un air étrange, tous ceux qui portaient les moustaches défendues ne pouvaient manquer d’être des carbonari. On hasardait des signes de reconnaissance sans obtenir de réponse mais non sans trembler.

Cerutti s’aperçut aussi que ce qui aurait effrayé la police de Paris laissait la police de Turin parfaitement froide.

« Vous voulez éviter un complot, lui disait-on ; comment saurez-vous que c’est un complot si vous l’évitez ? » Ils ajoutaient : « Inutile de nous prévenir ; nous sommes toujours prévenus par les intéressés eux-mêmes. »

« Alors, qu’est-ce que je fiche ici ? disait Cerutti.

— Comment, qu’est-ce que vous fichez ? Mais c’est votre patrie ! »

Au palais aussi on comprenait tout par l’imagination ; on était pénétré de souvenirs et de regrets pour des malheurs illustres. Dans les longs couloirs du nord dormait une lumière froide. Un Palais-Royal au pied des montagnes est toujours plein de gémissements. Les perspectives à perte de vue des boulevards de Turin semblaient toujours désertes. Charles-Félix n’avait confiance que dans les dragons d’Aoste-cavalerie. Il avait peur parce qu’il n’était pas bête. Son besoin d’exister était tel qu’à la première phrase impersonnelle les mots n’avaient plus de sens pour lui. Il avait une fois commué une peine de mort en une peine de galère à vie. Depuis, tous les samedis, un officier du génie partait pour Gênes, avec l’ordre d’aller examiner un à un les maillons de la chaîne qui liait le forçat à son boulet.

On découvrit des papiers compromettants dans une auberge du col de Tende. Le docteur Anfossi et Giacomo Durando s’enfuirent. On ferma le cabinet de lecture de Francesco Pastori. Le schooner L’Orient quitta le port de Livourne ayant à son bord de nombreux patriotes de l’Ombrie, des Marches et de Romagne. Pendant quatre jours, les troupes du 1er corps d’armée autrichien traversèrent Modène. Il y avait trois escadrons de hussards Lichteinstein, un bataillon des chasseurs de l’Empire, un bataillon croate et un corps de pionniers.

On disait Charles-Félix malade, attaqué brusquement par le sang ou le cœur. Cerutti alla prendre des nouvelles au petit commissariat de la place Émile-Philibert. « Oui, lui dit-on, il a eu de l’apoplexie. » On parla ensuite de choses et d’autres. Le gros sergent aimait ce bourgeois si entendu à se donner du bonheur. La conversation roula sur les dernières sentences du tribunal statuaire. Il n’y avait pas de condamnation à mort mais on faisait des enquêtes sur Fabrizzi, Ruffini et un nommé Giovanni-Battista que personne ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam, qui était soupçonné s’être échappé dans la nuit du 3 février de la maison de Ciro Menotti, malgré le cordon de troupe qui la cernait. Et que devenait Ciro lui-même ? On farfouillait toujours à sa recherche. Hier à Modène on avait transporté, de l’hôpital à Saint-Augustin, le cadavre du pionnier Feritti tué à l’attaque de la maison Menotti, cette nuit sinistre du 3 février. On lui avait rendu les honneurs qu’on rend aux héros tombés sur les champs de bataille.

Le lendemain, on sonna les cloches tout doucement. Le roi Charles-Félix avait passé une mauvaise nuit. Il pleuvait cette matinée du 28 mars. Les femmes, abritées sous de grands parapluies bleus, se faufilèrent par les petites rues jusqu’à Sainte-Thérèse pour aller prier. Il tombait tellement d’eau des gouttières que même les dames furent trempées comme des soupes. Les gros parapluies de cotonnade en s’égouttant sentaient le chien. Les fidèles inquiets pour leur propre santé se mirent à tousser avec beaucoup d’énergie.

La nuit suivante, on constata cependant une amélioration dans l’état de Charles-Félix, mais sa fièvre s’exaspéra dès l’aube. Vers les dix heures du matin, il réclamait une plume et de l’encre. On crut à du délire. Il explosa dans une colère brusque, quinteuse et qui lui faisait sortir les yeux de la tête, repoussant violemment de la main monsignore Zapone qui voulait le recoucher dans ses coussins. À midi, Charles-Félix signait la réduction à trente ans de galère de toutes les peines de travaux forcés à vie.

Cerutti voulut en avoir le cœur net. On racontait en les embellissant une quantité de scènes autour du lit. Il monta avec une longue-vue à la colline Sainte-Marguerite jusqu’à un bosquet de sapins qui dominait la villa de la reine. Malgré un fort désagréable vent des Alpes qui lui poussait la pluie dans le nez, il put voir que, dans les grands salons de la villa, on n’avait pas l’air de s’inquiéter outre mesure. Il ajusta sa lunette à la distance qui le séparait de l’aile nord du Palais-Royal. Il put arriver à cadrer, à travers une haute fenêtre, un Aoste-cavalerie sabre nu, qui bâillait, tout seul de garde dans un couloir.

Pourtant, Charles-Félix avait la dysenterie et ce n’était pas un conte. Son valet de chambre vint boire un petit coup de vin blanc dans un bouchon, place du Château, près du corps de garde. Malgré les giboulées toujours raides, il était en manches de chemise et il eut l’air d’apprécier bougrement l’air froid qui soufflait des Alpes. Il dit qu’il y avait de quoi ; que ça n’allait pas.

Le 6 avril, on commanda une parade des troupes à Turin, à Gênes et à Alexandrie. La fièvre s’était aggravée ; le roi était paralysé du côté droit. À Turin, le prince de Carignan trotta en tête de l’état-major, devant les rangs des grenadiers Gardes. Après la cérémonie, il alla visiter la typographie royale qu’on avait transportée du rez-de-chaussée de l’Académie des Sciences dans le nouvel édifice spécialement construit à cet effet rue de la Zecca. On était en train d’y imprimer une Sestine à l’honneur de l’auguste prince de Savoie-Carignan. Le dernier vers vantait « le virtù dei genitori ».

Brusquement, il fit chaud comme au cœur de l’été et Cerutti coucha nu. Un matin, sa logeuse entra en trombe dans sa chambre. Il eut juste le temps de faire un saut de carpe. On avait arrêté Menotti. Il s’habilla en vitesse et courut place Émile-Philibert. Oui, on l’avait arrêté dans les marais, au nord de Mantoue. Actuellement, il devait être déjà sur la route de Modène, dans une voiture fermée escortée de douze dragons à cheval et gardé à vue par un brigadier de dragons et un sergent de chasseurs à pied. On avait en prévision porté des chaînes dans l’ergastule de la citadelle, quadruplé la garde et donné la consigne aux sentinelles (doubles) de « chanter les heures », c’est-à-dire de s’interpeller à haute voix, de poste à poste, toutes les dix minutes.

Cerutti ne connaissait Menotti que par les gravures qui circulaient depuis la nuit du 3 février. Elles le faisaient manifestement plus beau que nature. Mais, de notoriété publique, il avait bien une petite bouche et des yeux noirs. Même si le dessin avait romantisé la noirceur de l’œil et caressé en forme de cerise cœur-de-bœuf le contour des lèvres, il y avait sûrement, derrière ces yeux, des idées folles comme les aimait Cerutti.

Charles-Félix essayait de mourir mais sa chambre était pleine de monde et il n’osait pas. Il fut obligé d’attendre jusqu’à deux heures du matin. Il était excédé. Enfin, Turin s’endormit. Le cardinal Zarelli sortit de la chambre sur la pointe des pieds. À la porte, Aoste-cavalerie dormait debout, sabre bas. Le cardinal troussa ses jupes et commença à s’orienter dans les couloirs.

Le prince de Carignan arriva à deux heures quarante-cinq. Il pensa tout de suite à faire ouvrir le petit bistrot près du corps de garde. Il attendit qu’on y ait rallumé les lampes et il alla dire lui-même au sergent : « Faites boire un peu de vin à vos hommes. » Il avait pris soin de mettre des bottes qui ne craquaient pas. On n’avait pas encore commencé la toilette. Il n’y avait dans la chambre que des subalternes. Charles-Albert de Savoie-Carignan ferma les yeux du défunt roi et lui embrassa la main. Il donna des ordres à voix basse pour faire vider quelques bassins qui se trouvaient encore sous des fauteuils et pour que les troupes de la garnison soient rassemblées à six heures du matin sur la place d’Armes pour la prestation du serment. Il écrivit un mot en toscan à sa femme pour qu’elle fasse préparer les enfants et qu’elle vienne tout de suite avec eux et les premiers bagages au Palais-Royal.

Cerutti subissait un orage du cœur. Il avait écouté quelques-uns des discours que tenaient les messagers de la révolution. Dans les marais du Mincio (où l’on avait arrêté Menotti) le soir, sur le bord des fleuves, quand les bateliers campaient, des avocats et des libraires venaient leur parler d’avenir. Il était chaque fois question d’utilitarisme, jamais de rêve et de grandeur. Il avait en horreur des projets aussi prosaïques. Que deviendrait le monde quand des hommes qui avaient tant de goût pour choisir le rouge de leurs chéchias calculeraient leurs droits sou à sou ?

La commission militaire de Modène avait condamné Menotti à être pendu. Le 26 mai 1831, à sept heures et demie du matin, il fut amené, avec Vincente Borelli, sur le boulevard de la Citadelle. En face du gibet, on avait rangé deux compagnies de grenadiers et, dans les rues voisines, deux autres compagnies de Hongrois. Menotti et Borelli, qu’on n’avait pas entravés, arrivèrent très simplement au milieu de tout cet appareil militaire, comme deux bons petits bourgeois qui se promènent en prenant le frais. Ils mirent dans la suite de la cérémonie un tel naturel, une telle bonne grâce que tout le monde se demanda si, en vérité, ils n’avaient pas, tout bonnement, « pris leur café avec une corde ». Rien ne fut plus ridicule que le mouvement des soldats qui rentraient dans leur caserne.

On fit paraître sur cette mort un opuscule apologétique qui parlait de vertu outragée, de liberté châtrée (ce qui était piémontais) de martyre du juste, de père de la patrie, d’ennemi de l’esclavage et de monument de gratitude. Cette brochure eut un très vif succès en France.

Sandro y trouva de quoi boire et manger. Il était affamé. Il évoluait dans le même sens que Cerutti. Il n’aimait pas les socialistes. Comme il était un homme de cheval parfait (il connaissait même un peu d’art vétérinaire), il dirigeait les écuries des voitures de Paris. Il avait une petite fille de cinq ans. Caroline, pendant sa grossesse, exigea et obtint facilement un mariage religieux.

Sandro frissonna de plaisir en se rendant secrètement à l’église un soir brumeux de novembre. L’enfant, la femme qui, malgré les sacrements, restait passionnée, l’engageaient plus vivement encore à jouer avec le feu à la façon romaine. Il avait pris un peu de ventre et portait de jolies côtelettes de chaque côté de son visage rasé. Il aima à la folie le vers du Brutus d’Alfieri (Il a la force ; j’ai la vérité) qu’on avait mis sous le portrait de Menotti. Il regrettait de ne pas être en Piémont. (Il n’avait jamais reçu la lettre de Cerutti.) Les théoriciens parlaient d’un bonheur collectif. Pour sa petite fille qui savait déjà dire de si jolies choses, Sandro rêvait d’un bonheur sans commune mesure avec celui dont pouvait se contenter le reste du monde. Il s’était habitué à Caroline. La liberté, c’était le droit de garder ses habitudes. M. Considérant n’avait pas la parole. Sandro se souvenait avoir été laissé pour mort sur une route de montagne. Contenté par sa femme et devant les grâces de l’enfant, il avait l’orgueil de se sentir en outre révolutionnaire chevronné, passé par les fourches et victorieux, c’est-à-dire bien plus digne de s’occuper de son propre bonheur qu’un propagandiste de Condé-sur-Vesgres. La fréquentation des chevaux et des belles clientes lui avait donné un très beau regard dominateur. Il le contemplait avec confiance dans les glaces. Il y voyait le signe d’une âme capable de mêler aux grandes choses l’avenir de la petite fille et la passion de Caroline.

Cerutti flânait autour de réunions d’autres « Romains ». Les révolutionnaires bien nés prenaient un peu de repos. Ils disaient que le nouveau roi était de leur côté et ils découvraient le plaisir d’aller au bal pour danser. Le peuple qui lâche difficilement une raison de croire en lui quand il en a une, continuait à aller crier : « Qui vive ? » dans les bois. Il avait besoin de théâtre pour ne pas s’y sentir un peu seul. Le personnage de Brutus rendait la solitude supportable et même exaltante.

Un soir qu’il était sur une route du côté de Saluces, une diligence passa près de Cerutti. De l’impériale on lança un paquet à ses pieds. C’étaient quatre à cinq kilos de proclamations.

« Du milieu des fers, disaient-elles, du sein de la corruption qu’engendre le despotisme, sous la baïonnette étrangère qui menace chaque battement de mon cœur, j’ai toujours, du fond des prisons ou du haut de l’échafaud crié aux nations attentives : « L’Italie n’est pas morte ; elle se transforme ; sa grande pensée sortira pure comme l’or du creuset de ses trois cents ans d’esclavage. Ce moment, messieurs, nous le croyons, est bien près. L’heure de l’émancipation va sonner. Dégager de toutes les impulsions locales la pensée nationale ; diriger à travers les tâtonnements du présent le développement progressif : c’est là l’objet de l’Armée nationale italienne… »

C’était daté de Londres et signé : « Pour l’armée : Bondino, président. »

Cerutti admira en connaisseur le style méprisant. « Quel plaisir de faire la révolution les yeux ouverts et sans ces opinions préconçues qui empêchent d’avoir de l’esprit ! Savone doit être mort, se dit-il, ou alors, l’homme gras est encore plus fort que je ne croyais. »

Savone était mort à l’hôpital de South Kensington. Bondino avait rencontré à Colbeck-House une jeune femme : Miss Learmonth, de Fort-Augustus, une Écossaise du type maigre et blanc qui classait les papiers du vieillard. Jolie mais frêle, Miss Learmonth avait exalté dans les solitudes de la Calédonie la peur des hommes et le besoin de puissance. Elle se satisfaisait dans ce secrétariat de révolution à un point qui lui faisait désirer parfois quelques légères tendresses. Bondino, que Savone endormi par l’âge avait fini par appeler « le chien fidèle », posa un jour sa main bien nourrie de sang de gigot sur la nuque couleur de blé de la secrétaire. Ce n’était qu’une petite audace italienne sans conséquence et s’adressant à une subalterne penchée sur son travail. Miss Learmonth en fut déchirée et reconnaissante ; la brûlure de cette main resta imprimée sur sa nuque. Savone avait quatre-vingt-trois ans. Sans mériter l’enfer, il fut permis de penser, à la première congestion, que c’était la fin. Il n’avait d’ailleurs plus tout à fait sa tête et, avant de partir pour l’hôpital il pleura, et même alla jusqu’à sangloter. La jeune femme fut très ferme et très douce.

Elle avait quelques droits sur Colbeck-House. Aux premières atteintes de la vieillesse, Savone, en homme du Sud, avait pris plaisir à avoir près de lui ce corps de plume à peine phosphorescent. Il avait signé des papiers pour se l’attacher. Elle fut très heureuse de pouvoir ainsi donner quelque chose à Bondino. Lui-même, abandonnant pendant quelques mois la cause de la liberté, toucha ses lettres de change et fréquenta des attorneys. Il chaussa finalement les pantoufles du mort et fonda l’Armée nationale italienne. Il avait longuement réfléchi avant d’adopter ce titre. Il aimait le premier mot violent et qui engageait. Il ne voulait pas avoir à discuter, et il satisfaisait par la même occasion l’âme exigeante de Miss Learmonth.

Sandro, admirablement secondé par Caroline qui voulait arracher son mari aux tentations de Paris, demanda et obtint la place d’inspecteur sur trois lignes de diligences que sa compagnie exploitait : Reims par Soissons, Paris-Bourges et Paris-Amiens. C’est au relais de Marseille-le-Petit qu’il trouva un paquet de proclamations dans une botte de paille. On était fin septembre et un énorme soleil rouge se couchait sur des champs infiniment vides. Sandro arriva chez lui avec une tragédie à grand horizon toute montée dans sa tête. Caroline, qui avait complètement oublié son père, était devenue bourgeoise, mais bourgeoise piémontaise. Elle aima beaucoup cette « Armée ». C’était une rivale dont pouvait s’accommoder sa jalousie. D’ailleurs, la petite fille qui allait maintenant sur ses onze ans saurait très bien se tenir à cheval, à côté de son père et de sa mère. Elle voyait toute la famille couverte de galons et acclamée par des villes.

Quand Sandro avait sollicité l’emploi d’inspecteur, c’était avec l’arrière-pensée de pouvoir se déplacer facilement dans des régions où se trouvaient de nombreux groupes d’exilés. Il ne s’agissait plus des jacobins de 1821, sortes de sangliers assez rares ou qui avaient pris leurs partis. Dans les dernières années du règne de Charles-Félix, l’armée, la magistrature, la bourgeoisie et la frémissante aristocratie du Piémont avaient fourni le plus clair et le plus sombre de la révolution. Les uns avaient été pendus, les autres fusillés ; quelques-uns, ayant des noms agréables au public, étaient morts d’accidents. Ceux qui tenaient compte du tempérament de leur race avaient fui à l’étranger. Ils choisissaient des contrées obscures, autant que possible couvertes de forêts. Le gémissement des grands bois dans le vent leur parlait de la patrie et surtout leur facilitait l’usage d’une mélancolie pour les douceurs de laquelle ils avaient préféré se garder vivants.

Ils avaient tous un peu d’argent ; ils s’entraidaient fort généreusement. C’étaient, en majorité, des jeunes gens à peine aux lisières de l’égoïsme et en tout cas principalement jaloux de figurer. Ceux de bonne famille recevaient des subsides par des moyens détournés. Les anciens officiers trouvaient des combinaisons aux abords des cercles militaires ou des cantines, s’embauchaient dans le recrutement des salles d’armes ou faisaient les ténébreux et l’amour. Les professions libérales vivotaient de peu, mendiaient avec arrogance ou parlaient dans les salons de province pour la nourriture, le café et parfois un cigare. Quelques artisans travaillaient. Tous voyageaient autour de leur pied-à-terre pour se donner l’illusion du mouvement et être sous le regard du plus grand nombre de gens possible, sans quoi il est inutile d’avoir de la vertu, ou simplement de la réputation.

Ils apprécièrent beaucoup Sandro qui pouvait les mettre au chaud dans un coupé pour le prix d’une impériale. Quant à son côté « romain », ils en furent éblouis. S’imaginer intègre et sans pitié donnait un goût exquis à leur situation. Sandro écrivit une lettre d’amour à Bondino. Il reçut en échange des félicitations et cinq kilos de proclamations. Un post-scriptum de Miss Learmonth donnait à entendre que, si l’on voulait faire œuvre immédiatement utile, il fallait envoyer un mandat international d’un montant équivalent à un shilling, c’est-à-dire deux francs cinquante. Sandro collecta des fonds et envoya l’équivalent d’une demi-guinée. On lui répondit immédiatement en le nommant sergent dans l’Armée nationale italienne. Le grade était confirmé par l’octroi d’une carte portant un cachet rond à l’effigie de Menotti avec, en exergue, la formule : « Pour la liberté de l’Italie et la mort des tyrans. »

Sandro prit son rôle au sérieux. Il organisa d’abord la région de Senlis où la forêt toute proche et qui murmurait sans arrêt l’aida beaucoup. Par un ami – un soldat – rencontré dans ces réunions, il eut le nom d’un cordonnier de Crépy-en-Valois. Sous cette profession et un pseudonyme à consonance française, se dissimulait un jeune avoué de Mondovi compromis dans un vol de cartouches et de poudre à l’arsenal de Gênes. Celui-là ramassa dans la région une dizaine d’ouvriers agricoles. Cette compagnie de l’Armée se réunissait dans les champs, deux nuits par semaine et s’entraînait fort sérieusement. Les mandats internationaux à l’adresse de Colbeck-House partaient de différents bureaux de postes de Paris, de Reims, d’Amiens, d’Avallon, ou parfois même de bourgs comme Vic-sur-Aisne ou de villages bordant des ruisseaux comme Merteuil ; dans ce cas, sous le couvert d’une commande d’engins de pêche.

Fort de sa probité et de sa foi, Sandro conserva de petites sommes par devers lui. Le lointain Bondino n’était que Dieu. Sandro était tout à la fougue d’une prêtrise désintéressée. Il y avait des frais. Il fallait envoyer des émissaires dans des régions que n’atteignaient pas les lignes de service public qui dépendaient de l’inspection du « sergent ». Au bout d’un an, Sandro avait embrigadé plus de deux mille Romains. Les noms (pour échapper à toute perquisition de police) étaient simplement inscrits dans le registre des Messageries sur toutes les lignes paires, en partant de la ligne n° 2 de chaque page. On avait envoyé à Londres trois cents guinées.

Sandro reçut une petite note de Miss Learmonth. Elle le félicitait. Mais l’activité de M. Bondino réclamait encore plus de dévouements et de sacrifices. Certains sergents recruteurs, et dans des régions qui passaient pour déshéritées, avaient envoyé dans le même laps de temps plus de cinq cents guinées. On pouvait s’étonner de la somme inférieure produite par une région riche en exilés et qui, d’ailleurs, entoure Paris. M. Bondino ne s’occupait pas de ces détails mais elle, fille d’un pays qui avait perdu sa liberté à Culloden et en savait le prix, était obligée de parler clair à sa place. Le sergent comprendrait d’autre part qu’on ait la plus ferme volonté d’organiser l’Armée sur des bases solides et administratives. On lui envoyait par pli séparé un certain nombre de pièces qu’il voudrait bien avoir l’obligeance désormais de remplir, dater et signer, certifiées conformes.

Il ne reçut pas, par la poste, le pli annoncé. Un soir qu’il mangeait la soupe au « Coq d’or », à Mareuil-sur-Matz, un couple de bourgeois fort bien mis qui était à côté de lui, à la table d’hôte, lui demanda quelques renseignements sur des correspondances de voitures. Ils devaient aller à Rennes mais par l’itinéraire qui pouvait leur permettre deux heures d’arrêt à Sens. Sandro fut obligé de sucer son crayon. « Excusez-nous, monsieur l’inspecteur, dit la dame qui était jolie, mais nous troublons votre repas. Nous serons très honorés si vous voulez accepter, après le café, un petit verre de rhum dans notre chambre. »

Il y fut accueilli à bras ouverts. À la lettre on l’embrassa. Après s’être assuré que personne n’écoutait dans le corridor, l’homme parla piémontais et montra une carte de lieutenant de l’Armée. Il arrivait d’Angleterre où il était allé prendre des ordres et il avait un petit paquet à remettre à Sandro.

Ainsi que des instructions d’ailleurs. Le paquet contenait des feuilles intitulées : « États hebdomadaires, Récapitulation mensuelle et Balance des capitaux. »

Le lieutenant et sa femme avaient le regard très franc et ils étaient prêts à se faire tuer pour l’Armée. Ils habitaient la région d’Agen. Tous les départements au sud de la Garonne étaient pleins d’exilés retournés d’Espagne. Lui-même en était revenu il y a cinq ou six ans. Ils étaient là-bas plus de sept mille adhérents à l’Armée, c’est-à-dire sept mille soldats. Colbeck-House avait nommé un commandant, deux capitaines, quatre lieutenants. Il était, lui, chargé de la liaison. Il parla avec enthousiasme de Bondino, d’Harrington Gardens, de la maison de Londres où déjà deux soldats en uniforme montaient la garde devant la porte du cabinet de travail où l’on recevait les instructions. Il avait visité sur sa route la Vendée et une partie de la Bretagne où des groupes dont le total pouvait monter jusqu’à quinze cents hommes étaient formés, organisés, et avaient également leurs officiers de cadre. Encore, n’avait-il vu que les villes et villages placés sur le trajet de la diligence. Il savait en outre que tout marchait bien dans les départements du côté de la Suisse et dans l’Argonne où, d’après un capitaine qu’il avait rencontré à la conférence d’état-major, la forêt avait attiré beaucoup de Piémontais et les entretenait en exaltation.

Il avait l’habitude des pièces comptables et il en expliqua le maniement à Sandro. Celui-ci fit des réserves. Il ne voulait pas marquer le nom de ses camarades sur des listes qui pouvaient tomber entre les mains de la police et partir faire des fiches à Turin. Le lieutenant le rassura. Il ne s’agissait pas de marquer les noms mais simplement les sommes. Elles devaient être soigneusement alignées, totalisées, répertoriées et expédiées, non plus à Colbeck-House mais à la Société des Épices français, 211, Old Brompton Road, comme pour des achats réguliers de marchandises. Il en recevrait décharge après vérification des pièces comptables.

Sandro avoua très franchement qu’il gardait de quoi constituer une caisse noire pour parer aux frais imprévus qu’avec son salaire il ne pouvait pas couvrir. C’était évidemment une chose à ne pas faire. Mais le cas avait été prévu : on donnait une commission de 5 p. 100 sur les recettes.

À peu près à la même époque, Cerutti, en promenade de travail à travers la Lombardo-Vénétie, les États de Parme et la rivière de Gênes, rencontrait presque partout des rassemblements de l’Armée. Les âmes étaient réveillées par de remarquables morceaux de littérature. Il en admira l’efficacité. Ces factums étaient, de toute évidence, rédigés par quelqu’un qui connaissait fort bien le cœur humain. Cette connaissance était d’une extrême finesse et elle allait toucher avec précision des ressorts bien secrets, habituellement noyés dans beaucoup d’ombre. Elle ne pouvait appartenir qu’à un homme rompu à l’exercice d’une intelligence caustique et sachant généraliser l’expérience de ses propres défauts. Ce sont les réflexions que Cerutti se faisait. Il était bien content d’avoir compris Bondino dès le premier coup d’œil. Depuis qu’il travaillait avec la police d’État piémontaise, Cerutti avait perdu le besoin de s’amouracher. Il ne s’intéressait plus aux hommes que comme à des objets d’art dans un musée. Quand il fut au courant des transports de fonds, il se dit simplement qu’il serait sans doute intéressant d’aller voir ce phénomène de plus près.

Sandro, un peu agacé par ce 5 p. 100, demanda à quoi servait tout cet argent. Il lui fut répondu que c’était pour acheter des armes, qu’on avait déjà passé des commandes importantes à des armuriers de Sheffield. Sur quoi, les deux hommes tombèrent dans les bras l’un de l’autre en sanglotant. La femme, qui était Française et jolie, regarda ces effusions avec un certain mépris.

Depuis l’entrevue de Mareuil, Sandro rêvait aux galons de lieutenant. Il envoyait à Londres de bonnes pièces comptables, calligraphiées et soigneusement totalisées par Caroline. Il créa des groupes à Soissons, Fismes, Orléans, Avallon, les bois du Gâtinais, la plaine de Beauce, la forêt d’Othe, la vallée de la Vesle et jusque sur le plateau de Langres. Il dépassa les cinq cents guinées par an. Enfin, il refusa de toucher les 5 p. 100 et paya les faux frais sur sa bourse. Cette façon de procéder fut très appréciée à Colbeck-House. On lui donna les galons d’adjudant et Miss Learmonth, dans un petit billet très affectueux, le chargea d’une mission de confiance.

Alors que l’Armée avait un très grand succès en Gascogne, elle ne recrutait presque personne en Provence. Marseille était un foyer d’agitation contraire. M. Bondino soupçonnait à cet endroit-là l’existence d’hommes jaloux qui faisaient passer leurs intérêts, leur besoin d’agitation égoïste avant le service à la grande idée. La mission de l’adjudant était la suivante : il choisirait parmi ses hommes un garçon intelligent, célibataire et dévoué, et il l’enverrait sur place pour voir exactement de quoi il retournait. Que cet observateur soit en même temps muni de la collection des dix-sept proclamations publiées à ce jour. Il fallait les distribuer de la façon la plus efficace, c’est-à-dire remises une à une dans l’ordre et en mains propres à des gens qu’un peu de conversation préalable aurait préparés à cette lecture. Une grosse de la collection complète des dix-sept proclamations pourrait être cédée à l’adjudant au prix de quatre shillings six, c’est-à-dire, en argent français, cinq francs soixante-quinze. L’émissaire choisi et envoyé devait être d’une honnêteté scrupuleuse (on priait très instamment l’adjudant de veiller à ça). Il emporterait avec lui des états de situation hebdomadaire n° 4 et les enverrait à Colbeck-House tous les samedis, datés, signés, certifiés conformes, même néants. Les fonds, comme d’habitude, à la Société des Épices.

Sandro désigna le cordonnier de Crépy-en-Valois. Il avait pris le nom de Vasseur mais il s’appelait en réalité Doria. Nanti d’un titre de circulation valable jusqu’à Avignon, habillé de pied en cap par ses frères d’armes et bien au chaud dans une limousine de Sandro, Doria quitta Paris au début de novembre.

Il n’était pas fâché de laisser la cordonnerie en plan. En réalité c’était son ouvrier, un boiteux simple d’esprit, habitué à l’esclavage, qui faisait tout le travail. Doria avait choisi ce métier sans rapport avec son ancienne profession d’avoué pour bien se cacher. C’est pour la même raison qu’il avait choisi le nom de Vasseur. Il n’aimait pas du tout ce qui avait suivi l’affaire des cartouches à l’Arsenal de Gênes. Cette affaire avait été montée par cinq ou six camarades qui s’excitaient mutuellement depuis plus d’un an en paroles. Pour se prouver qu’ils valaient quelque chose, ils avaient déjà attaqué et dévalisé le courrier postal de Coni à Mondovi. La voiture ne portait que les sacs, défendus par le cocher qui préféra participer à l’aubaine. Cette expédition rapporta quatre mille lires dont on ne sut que faire. Les compères achetèrent finalement des foulards et des cravates rouges avec le produit de l’attaque et, comme il était difficile de porter ces emblèmes à Mondovi et dans les environs, ils allèrent parader à Gênes.

Doria avait quitté l’école de Droit depuis deux ans à peine ; il retrouva des amis. On recommença à parler, et fort bien, et notamment d’un certain nombre de paquets de cartouches qui se trouvaient provisoirement entreposés dans un pavillon de l’Arsenal, facilement accessible. Le renseignement avait été fourni par un maître-voilier affilié. On décida d’attaquer l’Arsenal. On forma cinq groupes de dix, on sauta les murs, on bâillonna les premières sentinelles, on arriva même jusqu’au pavillon désigné et presque sans bruit. Tout avait fort bien marché. Ce n’était pas plus difficile que la voiture de poste. À force de peindre le courage, Doria en avait acquis une certaine quantité. Il ne pouvait pas mieux en faire la preuve qu’en raisonnant au plus fort du danger. Il prétendit que des cartouches sans fusils ne servaient à rien. C’était tellement juste que, laissant trois groupes opérer le déménagement des cartouches, le quatrième groupe suivit Doria à la recherche de fusils. Ils tombèrent malencontreusement sur une sentinelle qui se défendit comme un lion, baïonnette à la main, crevant des ventres à droite et à gauche, pendant que Doria désorienté lui criait : « Attention, Monsieur, hé, attention ! » On laissa deux morts sur le champ et un blessé qui, le lendemain, vendit la mèche pour avoir du laudanum car il souffrait beaucoup.

Doria, bride abattue, rentrait à Mondovi, quand, au relais de Millesimo, il apprit l’arrestation de ses amis. Il abandonna la grand-route et, passant au-dessus de Coni par des chemins détournés, il entra en France. Le gouverneur militaire de Gênes disposait de peu de temps et avait peur. Le conseil de guerre fut sans pitié : il condamna à mort quinze des vingt-trois inculpés et on les fusilla.

Doria eut peur pendant dix ans, de cette peur qu’on augmente tous les jours par des réflexions. Il alla le plus loin possible de la frontière de Savoie. Il était en route pour les côtes de la Manche quand il trouva Crépy-en-Valois, un petit village-éteignoir, tout à fait à son gré.

Mais il était maintenant beaucoup plus à son aise dans le coupé de la diligence de Lyon, protégé par un titre de circulation régulier, une redingote de bourgeois, un gousset relativement bien garni et une carte officielle de commis de la Société des Épices. Son courage reprenait le dessus. Pas assez toutefois pour qu’arrivé à Avignon il ait l’audace de se présenter au pont de Bompas où des gendarmes regardaient les bagages. Il se paya une place dans une méchante patache qui allait à Apt et resta sur la rive droite de la Durance. Le samedi après son départ de Paris, il mit à la poste d’Apt son premier état Néant.

Il flâna deux jours sur les bords d’un petit torrent qui roulait des eaux jaunes et il fit la connaissance d’un marchand d’ocre qui partait visiter sa clientèle avant l’hiver. Pour vingt sous, il partagea le boghei de ce dernier jusqu’à Manosque.

Cette petite ville entourée d’ormeaux et qui profitait des derniers beaux jours lui plut. Il lui restait quatre-vingt-trois francs. Il flemmarda pendant quelque temps. Dans un café où il buvait du champoreau tous les matins pour un sou, il rencontra un jeune cordonnier piémontais. Il prit plaisir à l’intriguer en parlant métier malgré sa redingote qui, pour Manosque, était fort belle.

Ce cordonnier l’invita à manger la soupe. Il s’appelait Giuseppe (en tout cas il ne dévoila que ce prénom) et avait dans les vingt-deux à vingt-trois ans. Il s’était exilé à la suite d’une conspiration militaire au 3e hussard de Turin. Sa femme, nommée Lavinia, était fort jolie.

Doria n’eut pas beaucoup de succès avec elle. C’était une très belle Piémontaise, juste à peine plus jeune que son mari et qui avait des manières très au-dessus de son état. Comme elle faisait en même temps montre de ce solide bon sens du peuple – qui ne s’embarrasse guère de politesse quand il se défend – Doria se dit qu’elle avait dû être en condition chez quelque aristocrate. Elle était moulée avec plus de grâce que ne le sont d’ordinaire les montagnardes. Doria la traita avec galanterie, en tout bien tout honneur, et simplement par condescendance pendant qu’il parlait Armée avec le mari. Il avait l’habitude de ces femmes d’ouvriers qui sont la dernière roue de la charrette, surtout quand on s’intéresse à leurs charmes. Celle-là resta à sa place, mais l’œil qu’elle avait, d’un beau vert de menthe et plein d’étincelles, jeta quelques regards fort critiques quand Doria se mit à mentir (cependant avec beaucoup d’habileté). Les regards se renouvelant, et sans aucune aménité, Doria finit par être gêné dans ses mensonges jusqu’à ne plus avoir d’arguments probants.

Mais, avec Giuseppe, il avait affaire à la fois à un homme exalté et calculateur, à qui l’Armée avait l’air de plaire beaucoup pour des quantités de raisons qui n’étaient d’ailleurs manifestement pas celles que lui donnait Doria. Le cordonnier avait des idées derrière la tête. Il fit à sa femme un petit signe d’intelligence. Enfin, non seulement il acheta une série complète des dix-sept proclamations de Bondino mais il donna un louis d’or pour acheter des armes. Doria en eut bras et jambes coupés.

Ce louis d’or lui trotta dans la tête. Un cordonnier n’a pas de louis d’or. Dans l’état où le mirent ses premières réflexions, Doria fut sur le point de s’enfuir. Il imaginait une police secrète et, au surplus, douée d’intelligence. Il avait été tellement remué qu’il lui fallut toute une nuit pour comprendre finalement que la police n’était police que pour ne pas avoir à distribuer des louis d’or. Il retourna au petit café du champoreau. « Je suis seul Piémontais dans la région pour le moment, lui dit Giuseppe. Dans quelque temps un ami, qui est mon frère de lait, viendra me rejoindre. Je ne sais pas quand, car il est resté au pays pour finir quelque chose. En attendant, je peux parler pour lui. C’est un monsieur mais, quand je parle, il m’écoute. Il est colonel des hussards où, précisément, il y a eu ce complot qui aurait réussi sans la trahison. J’ai été son ordonnance, mais nous n’avons qu’un cœur depuis notre plus tendre enfance. Cette Armée nous plaît. À une condition cependant : mon ami qui est colonel veut y entrer avec au moins le grade de général. »

Giuseppe lui dit aussi que ce qui l’intéressait, lui, cordonnier, c’était la politique ; qu’avec elle on pouvait faire de grandes choses, que l’Armée n’était qu’une partie de la politique. Comme il s’ennuyait ici tout seul depuis un an, il avait pris contact avec les socialistes de l’endroit. Les Français préparaient certainement quelque chose de différent de 1830. Les révolutionnaires de Manosque et de la région n’étaient pas le dessus du panier mais, en raison même de leur absence de valeur morale, on pouvait les faire servir à toutes les sauces. C’était extrêmement important. Il y a des besognes que ni vous ni moi ne voudrions faire et qu’il importe donc de faire accomplir par d’autres. Enfin, il fit un cours complet de révolution politique en des termes que l’avoué admira.

« Le louis d’or est bien à moi », se dit Doria. Il prit soin toutefois de faire un nouvel état Néant. À la réflexion, il détruisit l’état Néant et en fit un autre de cinq francs pour se permettre de pouvoir parler à Londres de cet étrange cordonnier. Il se disait aussi qu’un homme aussi ardent et qui avait maintenant en main les proclamations pouvait se mettre directement en rapport avec Bondino.

Mais il fallait aller à Marseille. Giuseppe déconseilla le service de voitures publiques direct. Il était soumis à des contrôles assez sévères tout le long de la route et notamment au pont de Mirabeau. Il présenta à Doria un colporteur en fil et aiguilles qui, avec un petit cheval, visitait sa clientèle du Var. Cet homme, un bon géant bien paisible, accepta de véhiculer Doria jusqu’à Saint-Maximin, d’où il pourrait gagner Marseille par les passages de la Sainte-Beaume, non surveillés.

Toutefois à Saint-Maximin, les choses se présentèrent fort mal. Poussés par un vent de largade, de gros nuages venus de Corse pesaient sur la montagne où la neige tombait. Le colporteur, qui connaissait les chemins, engagea Doria à faire le tour par Toulon. Ces contretemps ne déplaisaient pas au messager. Rien ne pressait. Il n’aimait pas les difficultés qui l’attendaient à Marseille ; il tournait autour du pot. Il prit la voiture de Brignoles et, à Brignoles, la voiture de Solliès-Pont. Il était en train de somnoler dans cette mauvaise patache que des bidets traînaient au pas le long de gorges profondes et fort noires lorsqu’il fut réveillé par un craquement, un choc brutal et des cris. L’essieu s’était rompu et on penchait dangereusement au-dessus du torrent.

Il n’était que deux heures de l’après-midi, mais le ciel noir, les flancs rapprochés des montagnes, le brouillard du torrent poussaient le jour dans un crépuscule sinistre. D’épaisses forêts d’yeuses crépitaient sous la pluie froide. Doria fit deux lieues à pied, jusqu’à un petit village perdu dans de grands arbres nus. En temps ordinaire, l’endroit devait être déjà d’une totale désolation. Les maisons étaient placées sous la protection d’une Vierge en zinc de plus de trois mètres de haut, érigée au sommet d’un monticule.

Dans ces déserts où les paysans eux-mêmes avaient besoin de la Vierge bien apparente, Doria retrouva de l’affection pour l’Armée. Après tant d’années de cordonnerie à Crépy-en-Valois, il avait, depuis le départ de Paris, un peu voyagé pour le voyage. Il se reprocha les quinze francs qu’il avait mis dans sa poche à Manosque. Il eut peur de l’enfer toute la nuit. Il était couché sur une mauvaise paillasse de maïs. Il ne dormait pas. Il entendait rager la pluie. Il voyait la révolution, c’est-à-dire des hommes comme Giuseppe, privés de fusils et même le ventre ouvert. Il alla jusqu’à se dire que cet essieu s’était cassé pour le prévenir du mauvais chemin qu’il était en train de prendre.

Dès le matin, il était prêt à repartir avec beaucoup de zèle. Il ne pleuvait plus ; le temps restait noir, l’essieu n’était pas réparé et on entendait encore taper sur l’enclume, chez le forgeron. Son hôte, le vieux lascar qui tenait le bistrot, lui parla d’un Piémontais qui était dans le pays depuis près de dix ans. Il habitait chez des moines qui avaient une chartreuse à une lieue de là dans les bois.

Doria, comme tous les gens décidés par le remords, voulut employer son zèle tout de suite. Il se fit indiquer le chemin et, les poches bourrées des dix-sept proclamations, il partit, déjà très apaisé par le fait qu’il affrontait pour la bonne cause les menaces du temps.

Il trouva la chartreuse dans un vallon escarpé. C’étaient de grands bâtiments morts. Tous les quarts d’heure une cloche tintait. Les petits champs, les courtils, les vergers étaient déserts. Doria rencontra un vieux moine qui allait vider un sac de son dans le vivier. Il lui demanda où habitait le Piémontais. L’homme était sourd et fit répéter la question trois fois. Enfin, il désigna une petite maison sous les sapins.

Doria s’attendait à trouver un bûcheron quelconque. C’était Charles Asinari. On parlait encore quelquefois de lui à Turin. À l’époque de l’École de Droit, Doria avait entendu dire par un professeur, un ancien émule de Joseph de Maistre et antilibéral, qu’Asinari était le seul des conjurés fou en toute honnêteté et que, grâce à cette maladie, il avait pu conserver quelques vertus au milieu de tant de turpitudes. Ce satisfecit d’un adversaire donna du lustre au personnage.

Il en avait bien besoin. La solitude où la propreté de l’âme passe avant tout dans l’utilité pratique lui avait donné un aspect peu ragoûtant. Sa moustache blanche était rousse sous les narines ; il devait priser du tabac. En 20, il avait trente ans ; c’était un homme de plus de cinquante ans maintenant.

Asinari lut les premiers mots de la première proclamation et courut à la signature. Au nom de Bondino, il éclata. « C’était, dit-il, un voleur. » Il en bégayait. Il s’étrangla avec ce mot crié mille fois. Sa bouche noire en restait tout ouverte dans sa barbe. Doria était trop content de son zèle retrouvé ; il répliqua vertement. Les deux hommes s’empoignèrent et finalement le messager de l’Armée décampa cravate arrachée, sans demander son reste.

Asinari était sujet à de violents accès de colère. Il n’admettait pas la contradiction ni les obstacles. Depuis vingt ans, il vivait un exil plein d’épines. Il avait débarqué à Golfe-Juan sans sou ni maille. Plus que le mal de mer, c’était le dégoût de se trouver en société de fuyards bien nantis qui l’avait poussé à se faire mettre à terre. Au port, il trouva une population française philosophe que les malheurs du Piémont ne touchaient pas, et assez portée à considérer que les possesseurs de louis d’or, même à l’effigie des princes de Savoie, étaient toujours jolis garçons. Il fut obligé de ravaler ses discours, ses chères discussions à perte de vue, de travailler pour vivre et même de travailler dur, car les philosophes sont des maîtres exigeants. Il pêcha la sardine pour avoir quelques sous. Il y mit un temps infini. Les méditerranéens corpulents chez lesquels il était tombé ne comprenaient pas sa hâte. Ils n’attendaient rien, ni du ciel ni du roi, et la mort, disaient-ils, vient toujours assez tôt. Ce raisonnement leur permettait de ne jamais payer.

Asinari fit taire ses scrupules. Un jour qu’il faisait trop chaud, on lui laissa le souci de vendre dix kilos de poissons assez beaux. Il empocha l’argent et prit la route. C’était l’été. Il rencontra des équipes qui se louaient pour la moisson ; il s’engagea avec elles. Il passa les hivers dans de petites fermes pour le vivre et le couvert. Il vivait bien mais sans bonheur, parce qu’il avait le désir de construire avec ses idées. Un soir qu’il allait poser des collets dans un bois, il se trouva nez à nez avec une sorte de Diane chasseresse. C’était une vieille dame mais elle portait une carabine. La conversation fut d’abord assez véhémente. Asinari en profita pour se donner un peu de plaisir : il fit des phrases. Les gens du cru savaient à peine dire oui ou non, en tout cas n’avaient pas de feu, alors que lui en mit beaucoup pour exprimer ses idées, puisqu’il en avait enfin l’occasion. Il fut prié de façon assez rude mais sympathique d’accompagner la Diane jusqu’au château. Il trouva là un vieux M. de… très doux, qui s’occupait de géologie et d’exercices de charité. Asinari fut engagé pour surveiller les bois. De braconnier, il devint garde-chasse, avec plaisir, car il avait désormais de longues conversations libérales avec son patron, presque chaque soir. Le géologue était un bon homme à qui tout le monde et sa femme reconnaissaient de la tête. Il était également pour la liberté du peuple. Chaque année au printemps il allait faire retraite dans une chartreuse des environs. Il emmena Asinari avec lui.

Asinari ne sut pas résister à l’attrait que ces lieux escarpés exerçaient sur une âme romantique. Il était prêt à tout faire pour rester là. Il n’eut pas à faire grand-chose. Le géologue n’avait plus rien à dire sur la liberté et les chartreux étaient disposés à faire plaisir au géologue.

On donna à Asinari une cabane sous les sapins, en dehors des bâtiments du couvent. Il était là en qualité d’aide-portier. Il touchait cinq sous par jour, qu’on arrondissait en dessous à cinq francs par mois. Il était nourri au guichet. À part faucher les prés, fendre le bois et égorger les carpes qu’on pêchait de temps en temps avec une épuisette dans un grand vivier, il pouvait se consacrer entièrement à ses idées. Or, dans ce désert rocailleux et sylvestre, la moindre idée était exquise.

Il tira des plans, organisa le Piémont, gagna les batailles, chassa les marchands du temple. Son supérieur hiérarchique était un vieux soldat avec une jambe de bois. Leurs esprits s’accordaient. Comme ils étaient en parfaite santé tous les deux, grâce au bon air et à la nourriture parcimonieuse, ils se disputaient, se fâchaient, redevenaient amis pour des riens pleins d’intérêt. Un petit gardeur de chèvres leur apportait deux fois la semaine un litre de vin à chacun.

En grimpant aux sommets qui dominaient la combe, on apercevait, de l’autre côté, la rade de Toulon, et plus loin, les rochers de La Ciotat et le cap Canaille. Asinari en dix ans alla cinq ou six fois à Toulon par les raccourcis de la montagne. Il y rencontrait des marins livournais qui, avec des goélettes, venaient apporter de la pozzolane à l’Arsenal. Mais il tranchait de tout, et les marins étaient fils de la mer. Il revint chaque fois avec la moitié de la barbe arrachée.

Après la fuite de Doria, il lut soigneusement les dix-sept proclamations de Bondino. Il fut atterré. Il se dit : « Personne ne résistera à cette façon de présenter les choses. » Jusqu’à la proclamation n° 6, Bondino ne traitait que de généralités, mais avec des mots qui allaient de plus en plus droit au cœur. À partir de la septième, il entrait dans le vif du sujet et il parlait de distributions de grades et de récompenses. Enfin, faisant la description du peuple pour lui déclarer son amour, il lui donnait des idées. Il disait : « Le peuple sera sans pitié. »

Doria arriva à Marseille deux jours après. Sa bagarre avec l’ancien lui donnait encore la tremblote. De sens d’autant plus aigu qu’il avait peur, il comprit vite pourquoi les Piémontais de la ville ne s’intéressaient pas à l’Armée : ils étaient installés sur un tas d’or. Ils étaient entrés dans le jeu qui fait changer les objets de mains moyennant finance et, avec leur âme romanesque, ils avaient adopté des règles si étranges qu’ils s’enrichissaient à tout coup. Les plus vieux, ceux de 1821 (et il en restait beaucoup sur ce bord de mer) s’étaient mariés avec des Marseillaises à pignon sur rue, avaient fait souche, habitaient des propriétés de famille sur la colline Périer, les hauteurs de Saint-Barnabé, les Aygalades. Ils étaient à la tête d’entreprises d’aconage, de brasseries, de charrois, de marchandises, d’entrepôts ; succédant à des beaux-pères bien rentés, roulant voitures, fumant cigares, rassis, et, jusqu’à un certain point, rassasiés. De 1821 à 1830, les exilés ne trouvèrent plus beaucoup d’héritières à épouser chez les notables. La razzia était faite. Mais le révolutionnaire italien, roulant ses yeux de braise, faisait toujours florès dans le Matrimonio. Ils trouvèrent à se caser dans les boutiques où il y avait aussi de grosses fortunes. Après 1830, s’exilèrent surtout des jeunes gens qui avaient perdu les manières et semblaient avoir des idées bien ancrées. Ceux-là auraient pu ne pas réussir du tout. Il en traîna pas mal pendant assez longtemps sur les quais. Ils semblaient ne rien faire ou se crever à des travaux imbéciles, mais ils travaillaient dans la nostalgie. Les entreprises prospères, les familles de toute beauté (chose curieuse : les exilés piémontais engendraient surtout des filles, très peu de mâles et toujours mal faits, malades ou qui mouraient tôt ; mais des filles en quantité et somptueuses), les domaines qui dominaient la mer ne donnaient pas le bonheur. Il suffisait d’un juron italien entendu dans la rue pour tout gâcher. Sans discours, ni décret, ni force armée, rien qu’avec un tout petit peu de mal du pays, l’unité italienne existait au sein des associations de Piémontais, Lombards, Toscans, Romagnols, Napolitains, créées dans tous les quartiers, toutes les banlieues, réunissant toutes les conditions sociales où les exilés venaient se pleurer dans le gilet, s’injurier à perdre haleine et vivre alla Turca.

Doria comprit le mécanisme tout de suite. Il eut un coup de génie. (Il ne se trompait jamais quand, pour comprendre les autres, il s’ingéniait à se comprendre lui-même.) Il fit commencer la lecture des proclamations par la dernière, la plus violente, celle qui parlait de vengeance sans pitié. Les premières, – où il était question de grandeur, de respect, de patrie et où il était même dit : « Que les bons nous secondent avec une énergie tranquille ; que le peuple ait confiance en nous comme nous avons confiance en lui, amour et bénédiction à tous ceux qui se pressent autour de notre drapeau », – allaient de soi. Si elles n’avaient pas été tarifées cinq sous et fait un prix global avec les autres, elles auraient été inutiles.

Doria vendit un nombre considérable de proclamations n° 17 ; en fait toutes celles qu’il avait. À un point qu’il fut embarrassé pour la rédaction des états hebdomadaires. Fallait-il annoncer à Bondino qu’il avait de lui-même négligé de vendre les seize premières proclamations ? Il comprit qu’il aurait ici affaire à un amour-propre d’auteur. Et d’un autre côté, comment se ravitailler en prose éloquente ? La nécessité le rendit ingénieux. Il alla tout simplement passer commande à un imprimeur marseillais. Il se jura à lui-même qu’il n’avait pensé qu’après coup à un facile bénéfice personnel.

Bénéfice que, sagement d’ailleurs, il partagea avec Colbeck-House. Il ne pouvait pas tenir Londres ignorant de son succès. Il envoyait toutes les semaines des listes d’enrôlements pleines de noms, et, en face de certains de ces noms, s’inscrivaient souvent des sommes allant jusqu’à cent francs ! Au bout de trois mois il avait envoyé l’équivalent de six cents guinées et les rangs de l’Armée s’étaient grossis de plus de deux mille hommes.

Doria s’habilla des pieds à la tête, s’installa dans des bureaux rue Longue-des-Capucins, fit graver pour la porte une plaque de cuivre au nom de la Société des Épices français, Carlo Doria directeur général, engagea trois employés piémontais, se mit dans ses meubles et prit l’habitude de manger chaque soir au Café Riche. Sentant le sol se raffermir sous ses pieds, il demanda à ses commensaux (tous Piémontais arrivés) quelle femme il convenait d’avoir dans sa situation. Il précisa que c’était uniquement pour masquer à la police le véritable état de son cœur.

Il avait fait imprimer une proclamation n° 18, composée d’un peu des sept premières de Bondino, d’un peu des neuf autres, notamment tout ce qui concernait les obtentions de grades, et de toute la dix-septième. Il la vendait dix sous, entièrement à son profit personnel celle-là, tout travail méritant salaire.

Elle eut un succès fou. Le beau sexe ne parla plus que galons qu’on pouvait « acquérir » dans cette Armée. Au Café Riche, Doria se donnait le grade de lieutenant-colonel. Parmi les messieurs qui s’asseyaient à la table de Doria et parlaient gravement de liberté jusqu’à une heure du matin, il y avait Luigi Balluppi, de la raison sociale Balluppi, Testanière et Cie, importateurs d’oranges, dattes et figues sèches. C’était un homme de près de soixante ans, né à Gênes, renommé pour n’avancer que sur du solide et père de trois filles qui avaient refusé obstinément d’apprendre le piano et l’aquarelle. Il avait des correspondants à Londres. Il demanda des renseignements sur Colbeck-House. Ils furent excellents. Le jeune Anglais chargé de l’enquête avait été reçu par le valet de pied de Miss Learmonth, puis par Miss Learmonth elle-même. Il avait bu un thé parfait devant une cheminée où brûlait du très bon coke. M. Bondino faisait partie depuis de nombreuses années d’un des clubs les plus fermés de Londres. Une seule ombre au tableau : deux soldats en costumes excentriques, c’est-à-dire noir et rouge et portant la plume au chapeau, montaient la garde devant le fumoir du maître de maison. Nota : ceci peut s’expliquer par le fait que M. Bondino est d’abord italien et ensuite passe pour être le chef d’un mouvement de libération de l’Italie. Toutefois, comme il est membre du club Adelphi, c’est sûrement un gentleman. Suivaient des renseignements bancaires circonstanciés. Commercialement parlant, Colbeck-House méritait un crédit de premier ordre, même pour un Anglais.

Luigi Balluppi passait chaque soir deux heures dans la chambre de ses filles. Il y avait là, épinglée au mur avec des crochets à cheveux, une grande carte du Piémont que ces êtres passionnés regardaient comme le portrait d’un visage bien-aimé. Marseille n’est qu’un boulevard de commerce, et il n’y a pas que du commerce dans une âme piémontaise, surtout quand le Piémontais a réussi dans le commerce. Au paysage des grands massifs de montagnes nues entrant dans la mer, il manquait les bosquets de trembles, les barrières de longs peupliers qui masquent la vue et ménagent l’avenir dans la plaine entre Turin et Novare. Luigi Balluppi et ses filles en étaient à haïr la raison sociale Testanière et toutes les raisons sociales en général. La fortune faite dans la vente des oranges ne leur donnait droit ici qu’à des gendres et maris égoïstes, salaces et un peu pachas avec lesquels tout était dit, pour des siècles. En suivant avec leurs doigts les routes du Piémont sur la carte, ces jeunes femmes romantiques et cet homme dans la force de l’âge qui n’avait même plus besoin de parler à son comptable depuis vingt ans, entraient dans des villes, dans les grandes avenues de Turin et dans l’aventure. On avait fait mille rêves. Le doigt ne suffisait plus depuis longtemps. Doria faisait miroiter des galons tous les soirs, au Café Riche.

Par l’entremise de ses correspondants de Londres, Balluppi fit verser directement mille guinées à Bondino. Sitôt fait, confrontant cette somme avec ses désirs, il la jugea insuffisante et il fit courir sur le télégraphe l’ordre de doubler.

Ces deux versements coup sur coup tombèrent sur Colbeck-House comme le tonnerre. Depuis sa fuite dans le ricochet des boulets autrichiens, Bondino n’avait plus eu d’émotions fortes. Cette fois, c’était la gloire. Sans Miss Learmonth, il se serait rendu ridicule. Il voulait faire graver un splendide brevet de général passé à la poudre d’or. Le métal l’enivrait au point qu’il trouvait bon d’en rendre ainsi quelques poussières. L’Écossaise résistait mieux. « Il n’y a qu’un général, dit-elle, c’est vous. » Elle ajouta, peut-être sans ironie : « Et vous n’avez pas besoin de brevet. » Bondino retomba sur terre. Il expédia une charge de commandant avec une lettre affectueuse mais mesurée. Il reçut une réponse de Balluppi mi-figue mi-raisin. On le remerciait mais on demandait combien il fallait verser pour avoir « au moins un grade égal à celui de M. Doria ».

Exactement seize jours après, par un après-midi de mistral glacé, un fiacre traversa le petit village des Aygalades et se présenta à la grille du domaine Testanière. Balluppi fumait cigare sur cigare devant la haute fenêtre du salon, regardant passer les bourrasques de neige. Au-dessus des arbres tourmentés de son parc, la nuit tombait sur la mer. Le visiteur devait avoir cette rondeur arrogante qui impressionne les domestiques, car on l’annonça tout de suite sans qu’il ait donné son nom. Balluppi vit entrer un homme corpulent mais léger comme une bulle de savon. Une femme, plus blonde qu’il n’est possible à Marseille, le suivait. C’était Bondino et Miss Learmonth.

Quel était ce Doria qui s’octroyait libéralement des grades, et supérieurs à celui de commandant ? Ce nom était bien inscrit sur les rôles, mais c’était celui d’un simple soldat, employé subalterne, chargé de la propagande. Est-ce qu’on parlerait du même, par hasard ? Il en avait bien peur. « Je n’ai pas hésité à entreprendre ce long voyage pour éclaircir cette affaire, poursuivit Bondino, et porter le fer dans la plaie. Notre cause sacrée ne peut souffrir la moindre indiscipline. »

Cette ferme attitude impressionna Balluppi. Une languissante tombée de jour facilitait l’enthousiasme. On servit un goûter qui, malgré la proximité de la Méditerranée, trouva grâce aux yeux de Miss Learmonth. On fit plus. Le valet de pied passa une veste de ratine par-dessus son gilet rayé ; le maître de maison donna sans ostentation le nom des chevaux les plus rapides qu’il voulait voir attelés au break, et, une heure et demie après, trois dockers, tête nue, déchargèrent avec précaution dans le vestibule les deux malles de cabine que Bondino avait fait déposer à l’Hôtel d’Athènes. À la suite d’entrées et de sorties naïvement théâtrales (car elles trouvaient à Bondino, malgré sa rondeur, une belle tête de tribun un peu cruelle), les trois demoiselles Balluppi s’étaient personnellement occupées des appartements « bleus ». C’étaient deux chambres séparées par un petit salon au deuxième étage, en pleine façade, devant un beau point de vue que malheureusement la nuit cachait maintenant, sauf le clignotement des bouées lumineuses de l’Estaque.

Ce fut plus difficile avec Doria. Le soir de son installation dans les appartements « bleus », Bondino avait fait d’utiles réflexions sur l’opulence de la maison dans laquelle il venait d’entrer. Le lendemain, il vit fonctionner, au bout du parc, un petit sémaphore particulier qui donnait des ordres à une balancelle rentrant d’Espagne. Le commerçant qui avait ainsi l’usage d’un semblable instrument valait sûrement plus de deux mille guinées. Bondino rencontra donc Doria avec l’intention bien arrêtée de lui casser les reins sans tarder.

Mais le bureau de la rue Longue-des-Capucins avait eu le temps de devenir une petite capitale. La récente fortune n’était montée à la tête de Doria que pour lui faire trouver les moyens de la conserver. Son ancien métier d’avoué lui avait permis de rendre des services à tous les exilés plus ou moins emberlificotés dans des règlements de police et des lois. Il allait parler dans les commissariats et fort bien ; sa faconde bonhomme plaisait aux autorités du quartier et suffisait presque toujours à arranger les choses. Ses obligés étaient tous des jeunes gens de vingt à trente ans qui avaient à peine jeté leur gourme dans de petites actions révolutionnaires locales. Ils mouraient d’envie d’être pris au sérieux.

Bondino croyait qu’il n’avait qu’à paraître. Il se trouva en présence de gens qui contestèrent carrément ses droits et lui demandèrent de qui et pourquoi il les détenait. Il rentra fort abattu.

— Ils ne me connaissent pas, dit-il.

— Faites-vous connaître, dit Miss Learmonth. (C’était facile à dire.) C’est facile à faire, dit-elle.

Ils reprirent l’examen du dossier Doria depuis le début et tombèrent sur la lettre qu’il avait écrite de Manosque après sa rencontre avec un nommé Giuseppe. Elle était assez particulière et décrivait un homme qui a des idées.

— Touchez celui-là, dit l’Écossaise.

La nuit était claire. Bondino s’approcha de la fenêtre et regarda au bout du parc la silhouette grêle du sémaphore. Il y avait ici une mine d’or. La furieuse envie de l’exploiter en toute tranquillité lui donna du génie. Il se souvint des dockers qui étaient tête nue et avaient refusé son pourboire. Il avait toujours su qu’on ne pouvait rien faire sans le peuple. Il comprit que Balluppi avait la manière. Il alla le réveiller.

— J’ai toujours hésité à nommer un lieutenant-colonel, dit-il. C’est un grade trop élevé. Mais je vous nomme. Maintenant, travaillons.

Et l’on tint un conseil de guerre sur-le-champ.

Dès le petit matin, le valet de pied galopa pour aller louer des places dans la voiture publique du lendemain. Miss Learmonth avait fait adopter ce moyen de transport démocratique. C’était une véritable petite troupe qui faisait mouvement. On avait des dockers. Deux suffisaient, avait dit l’Écossaise, s’ils étaient d’idée avancée et d’une grande force physique. Ils arrivèrent au rendez-vous habillés du dimanche et furent très galants avec les dames.

Giuseppe fut ravi d’avoir de la visite et de discuter avec des messieurs qui surenchérissaient. Il se disait : « Que fait Angélo, en Piémont ? C’est ici qu’on peut devenir patron. » Il fit avec beaucoup de brio un cours de politique généreuse. Ces messieurs-dames étaient assis autour de l’établi et le regardaient tirer le ligneul.

— Mon cher ami, dit Bondino, vous parlez comme un livre. Voulez-vous venir dîner avec nous à l’Hôtel de Versailles ? Naturellement avec votre charmante femme.

Pendant que la compagnie se lavait les mains à une fontaine à col de cygne, dans le vestibule de l’hôtel, Bondino eut le temps de demander à Miss Learmonth ce qu’elle pensait du personnage.

— C’est Narcissus, dit-elle.

On passa dans un salon particulier où il fut possible de parler librement de patrie et d’Armée.

— Moi, je ne suis rien, dit Giuseppe, mais j’ai un frère de lait. C’est le fils d’une duchesse et il est colonel de hussards. Nous avons été élevés ensemble. Nous ne nous sommes jamais quittés sauf maintenant où il est encore en Piémont pendant que je suis en France. Je dis « encore » car il n’est resté là-bas que pour accomplir certaines actions sur lesquelles nous sommes d’accord et qui vont finalement l’obliger à s’exiler. En prévision des événements, il m’a fait déserter, il va y avoir tout à l’heure un an et je suis ici à l’attendre. Je peux parler carrément de ça devant ma femme : elle est également de la maison de cette duchesse dont je vous parle et où nous sommes tous unis comme les doigts de la main. Je n’ai jamais vu d’homme meilleur et plus beau que mon frère. Tout le monde l’aime et ce qu’il est, je suis. Votre Armée qui n’est pas celle du roi de Sardaigne m’intéresse parce qu’elle sera peut-être demain celle du roi d’Italie, c’est-à-dire celle du peuple installé sur le trône de ses tyrans. Mais il faudra charger, et pour charger il faut des spécialistes du botte à botte.

On se sépara bons amis.

— Je ne me suis pas trompée, dit Miss Learmonth à Bondino. Il veut être tout, par personne interposée. Ce sera bien commode : nous pourrons jouer sur deux tableaux.

— Je n’aime pas beaucoup ce colonel de hussards, dit Bondino.

— N’oubliez pas, dit-elle, qu’il a beaucoup permis jusqu’ici à ce petit cordonnier. C’est une habitude prise.

Bondino aimait les grosses certitudes. Rentré à Marseille, il posa de nouveau des questions.

— Nous sommes obligés de croire ce qu’il nous a dit, répondit Miss Learmonth. Peut-être que ce colonel n’existe pas. J’y ai pensé mais j’aime mieux croire qu’il existe. C’est tellement naturel que le fils de la nourrice se contemple dans l’aristocrate avec lequel il a partagé son lait.

Doria eut vent du voyage à Manosque. Il fit le déplacement lui aussi. Il trouva un Giuseppe qui avait fait son compte, lui éclata de rire au nez et ne lui cacha pas qu’il le prenait pour un simple enfant de chœur.

De retour à Marseille, Doria fut obligé de se défendre lui-même devant la police. On lui montra une lettre anonyme où il était accusé d’être le chef d’une bande qui, dans les ténèbres de l’aube, dévalisait les laitiers. Il prit la chose de haut. Alors, on lui demanda de donner l’emploi de son temps à certains jours et certaines heures très précises. Ce qui l’embarrassa. Il fut effrayé de constater que ces heures et ces jours précis correspondaient non seulement à des heures et des jours où il avait des rendez-vous avec l’épouse d’un commerçant en corsets de la rue de Rome, mais surtout à l’horaire de certaines séances d’intrigues qu’il avait avec des amis très fidèles. Il ne pouvait parler ouvertement de rien. On lui fit comprendre que c’était regrettable et on le relâcha, mais en entrebâillant à peine la porte.

Doria commença à marcher sur la pointe des ongles et les jambes raides, comme un chat échaudé. Il perdit la femme du marchand de corsets et les amis fidèles qu’il regarda d’un œil un peu trop rond, sans souffler mot.

— Quand nous serons débarrassés de Doria, ce qui ne saurait tarder maintenant, dit Bondino, je crois qu’il ne faut pas retourner à Colbeck-House. Ces appartements « bleus » sont bien sympathiques. Les Français préparent quelque chose qui va avoir sa répercussion en Piémont. S’il faut y aller, c’est l’affaire de deux jours, et, grâce aux voitures de Balluppi, ce serait un voyage confortable : ce qui est très important pour moi. Je peux même diriger beaucoup de choses d’ici.

— Je le crois comme vous, dit Miss Learmonth. Les rapports bancaires sont faciles. Je me suis habituée à la méthode française, je perds moins de temps que les indigènes ; tout marchera comme à Londres. J’entretiendrai facilement moi-même, d’ici, ce foyer de sécurité à l’étranger qui est l’arme majeure des hommes importants comme vous. Il ne nous reste à régler que cette commande de poignards que nous avons passée à Sheffield et qui est toujours restée en suspens. Mais c’est l’affaire d’une simple correspondance à propos de couteaux et, s’il y a des ordres secrets à donner, à la rigueur d’un voyage rapide que je peux faire seule, aller-retour, en vingt jours tout au plus. Qu’est devenu votre projet de commander quelques fusils ?

— Je l’abandonne, dit Bondino. J’ai promis des armes. On ne peut pas décemment prétendre que des poignards de vingt-six centimètres de long, garde non comprise, ne sont pas des armes.

Les attentats contre les laitiers continuaient. On en détroussa même un qui avait sa ferme et ses étables aux Aygalades, en bordure du domaine Testanière et où Balluppi se fournissait en lait. Doria fut convoqué au commissariat. Il avait été de nouveau dénoncé. Mais il avait cette fois un alibi parfait. On avait l’air de s’y attendre. « Je ne reconnais pas formellement Monsieur », dit le laitier. Cette déclaration contenait un adverbe que n’emploient pas d’habitude les laitiers. Doria le faisant remarquer indisposa le commissaire qui avait passé sur le mot sans tiquer.

Chose curieuse, des journaux spécialisés comme le Courrier Maritime et la Gazette des Ports s’intéressèrent à l’affaire des laitiers. Ils imprimèrent en bonne place qu’un nommé Carlo Doria, sans profession, avait été convoqué deux fois à la police. Ce qui, au fond, était la stricte vérité.

Un autre journal, ou plus exactement une feuille, mais très répandue dans les cafés, le Furet avant-coureur, dévoila une histoire ridicule. Une dame Jaquier s’était établie à Marseille avec son mari, sa mère et sa sœur, dans une somptueuse propriété de La Valentine. Sous le plus grave secret, elle prétendait être, avec son mari, le duc et la duchesse de Gregorio, d’origine espagnole, passés à Naples, amis intimes de l’ex-prince de Carignan, présentement roi de Sardaigne. D’après elle, ce roi libéral, ami de la révolution et de la liberté, passait la frontière comme un bourgeois et venait se promener dans le grand parc de plus de deux cents hectares de chênes verts qui couvrait les coteaux de La Valentine, avec le projet de rencontrer en territoire neutre et ami les chefs carbonari exilés et de se concerter avec eux sur les moyens de faire l’histoire sans répandre trop de sang. La dame Jaquier affirmait avoir sacrifié dans ce but la plus grande partie de sa fortune. En conclusion, elle demandait des fonds.

L’indignation de Bondino fut si prompte à se manifester qu’elle sembla jaillir d’un encrier préparé d’avance. Miss Learmonth aurait préféré laisser passer normalement quelques jours. « Nous n’en sommes plus à fignoler, dit-il. (Il avait hâte d’en finir avec Doria.) Il est entendu que la prochaine fois il y passe, et il faut mettre la main sur ses clients. »

Le lendemain même, donc, du jour où le Furet avait publié « l’histoire ridicule », il donna en première page, sur quatre colonnes, une déclaration extrêmement bien composée, signée Bondino. Il expliquait en termes mesurés mais graves ce qu’il fallait entendre par liberté, par « roi de Sardaigne » et par sang répandu. Une pointe d’héroïsme qui ménageait toutefois les arrières devait forcément emporter l’enthousiasme de ceux qui ne savent pas composer et de ceux qui savent. C’était à crier au miracle qu’un homme ait été capable de construire un tel monument de bon sens et de générosité dans le feu d’une riposte. Au même moment, au 23 de la rue Sainte, à côté des entrepôts de triage des Établissements Balluppi, Testanière et Cie, s’ouvrit un couloir qui, par des escaliers modestes où n’importe quel ouvrier pouvait reconnaître ceux qu’il gravissait pour aller chez lui, conduisait à une salle du premier étage. Là, sur une table de bois blanc, et dans une atmosphère d’honnête pauvreté extrêmement virile, on enrôlait pour l’Armée nationale italienne. Il suffisait d’écrire son nom sur une liste ; on ne réclamait pas un centime. L’adresse du 23, rue Sainte était secrète. Des dockers, des camionneurs la donnaient de bouche à oreille. On y vit venir des jeunes hommes sauvages, blêmes, à croire qu’ils avaient vécu jusque-là dans des souterrains, et comme si le pavé de Marseille en suait.

Il y avait conseil de guerre tous les soirs dans les chambres de Mesdemoiselles. On ne s’y gênait plus.

— Demandez donc à vos amis de la Préfecture si on peut y aller, demanda Bondino au marchand d’oranges. Soulignez bien le fait que nous leur rendons service. Avec nous, ils sauront toujours sur quel pied danser. Nous tenons nos listes à jour.

Doria reçut une troisième convocation. Il avait senti le vent. Il nettoya ses caisses, mit les clefs sous la porte et s’en alla comme un promeneur à pied. On trouva son cadavre percé de coups de couteau et à moitié nu dans les collines d’Allauch. On lui avait volé jusqu’à son pantalon et ses souliers. « Exit Doria », dit Bondino.

— Mais ne vous laissez plus prendre, répondit Miss Learmonth.

On convoqua le nommé Giuseppe. Il fut d’abord reçu rue Sainte. Il vit fonctionner la table de bois blanc. Il trouva que c’était une imprudence d’inscrire son nom sur une feuille de papier. Il n’en dit rien à personne et regarda enrôler une dizaine de jeunes gens très maigres. Il fut ensuite conduit au domaine Testanière. Après avoir dépassé les faubourgs maritimes qui étaient fort sales et des quartiers où les gens habitaient des cabanes à lapins, la route montait sur un coteau doré par le soleil et les reflets de la mer. À mesure qu’on s’élevait, on longeait des jardins où étaient acclimatés des arbres exotiques et des fleurs extravagantes.

Bondino voulait recevoir Giuseppe à la bonne franquette. « Pas du tout, dit Miss Learmonth. Il faut une table avec des cristaux et un dîner avec du faisan. Nous aurions déjà quitté cette maison depuis longtemps si on nous y avait entretenus à la bonne franquette. Tout le monde est taillé sur le même patron. On ne fait pas les quatre cents coups pour de la panade. »

Giuseppe fut intimidé au début par la table qui étincelait. Il se dit ensuite : « Les couverts sont fort lourds et probablement en argent massif, mais l’habitude du marteau m’a donné un poignet solide. Somme toute, les ouvriers sont très bien préparés pour cette vie. » Il parla d’Angélo avec amour.

Le soir, en tête à tête, Bondino posa la question :

— Au cas où ce colonel existerait, qu’est-ce qu’on pourrait en faire ?

— Un homme de paille, dit Miss Learmonth.

— Un homme de paille ?… s’exclama Giuseppe quelque temps après, Bondino lui expliquant franchement la situation (c’était en plein choléra, Marseille sentait mauvais)… vous ne le connaissez pas !

Il donna des précisions sur le caractère d’Angélo.

— Mais vous le connaissez à fond, vous, dit Bondino.

Il le laissa avec cette idée et de nouvelles images de cristaux et d’opulence qui, « quoi qu’on dise, protégeaient bel et bien de la mort, à en juger par la sécurité de la maison Balluppi sur sa colline assainie par le vent de la mer ».

« … comme ma poche », se dit Giuseppe à Manosque, en faisant sa malle pour partir en Piémont. Le choléra finissait.

Il retrouva Angélo à Turin. Il fut sur le point de tout avouer. L’influence de Bondino était très grande dans les milieux carbonari. On disait de lui : « C’est un organisateur. » Ces hors-la-loi rêvaient de lois. Les dix-sept proclamations auxquelles s’étaient d’ailleurs ajoutées une dix-huitième (authentique, celle-là) une dix-neuvième et surtout une vingtième qui parlait de sacrifice (au singulier, ce qui donnait de la grandeur) compensaient par leur lyrisme ce que le mot « organisateur » pouvait avoir de banalement sec pour des âmes et des yeux très humides. Mais Angélo, encore recherché par la police (en principe) se jugeait trop compromettant et ne fréquentait plus les « ventes » ni même les petites assemblées. Il passait pour fier chez les orgueilleux. À part le petit peuple avec lequel il entretenait des relations de camaraderie et même d’amour…

« Mais le petit peuple, se disait Giuseppe jaloux de toutes ses prérogatives, s’il fallait s’occuper de lui comme nous nous occupons de nous, on n’en sortirait plus. Qu’on lui passe la main dans le dos, d’accord, mais simplement pour le pousser. »

Il aimait beaucoup les phrases de Bondino qu’il lisait entre les lignes avec une extrême finesse. Cette finesse lui fit connaître les délices de la vanité.

Cinq ou six ans de combinaisons place San Carlo et au domaine de La Brenta organisèrent l’âme de Giuseppe par rapport à cette vanité.

« Il me faut garder un pied dans chaque camp », se disait-il. Et les soirs de remords : « C’est le même camp, somme toute. »

« Où en êtes-vous ? lui écrivait Bondino. J’ai confiance en vous et je vous ai nommé adjudant-général. Cela vous donne droit à m’écrire directement, sans passer par la voie hiérarchique, ne l’oubliez pas. Souvenez-vous toujours qu’un homme de paille est surtout destiné à être brûlé. Tout ce qu’on lui demande est de faire alors beaucoup de fumée qui se voie de loin et à l’abri de laquelle on puisse exécuter quelques gestes précis. Ne vous embarrassez pas de sentimentalité. »

Cette dernière phrase était une erreur de Miss Learmonth. Elle ne connaissait pas l’âme méditerranéenne. Giuseppe était déjà allé beaucoup plus loin qu’elle et même que Bondino. Il trouvait beaucoup de sentiments dans l’évocation de ce bûcher.

1847 porta la situation sentimentale de tout le Piémont à une hauteur émouvante. On secouait les chaînes partout. Ce bruit de chaînes secouées exaltait les cœurs, surtout les petits. Les grands commencèrent à jouer. On s’occupa du pion de Milan aux environs de Noël.

Fin février 1848, Angélo fit quelques assauts au sabre avec Giuseppe.

— Tu t’énerves, dit-il, embrassons-nous. J’ai relevé tout à l’heure ta pointe un peu vite mais c’est que tu te laissais emporter et, si je n’avais pas mis à te combattre tout le sérieux que tu mérites, tu m’embrochais. Ce n’est pas le moment. On dit que nos amis de Milan vont chasser l’Autriche. J’y vais. Viens avec moi. Je pars demain.

CHAPITRE II

— Maintenant, en avant ! dit Angélo.

— Tu me mets dans une drôle de situation, dit Giuseppe. Toi tu t’en fiches, tu es noble, mais moi je sais qu’une révolution doit passer par la filière.

Ils étaient en manteaux longs tous les deux et ils remontaient la via San Paolo sous la pluie. Il était dix heures du soir.

Ils longeaient des maisons basses et des murs de jardins. Les réverbères étaient très loin les uns des autres et brouillés par la pluie. Une venelle coupait la rue à angle droit. À cinquante mètres à gauche, dans cette venelle, il y avait les gabelous et les soldats. La sentinelle toussait dans sa guérite. Par la fenêtre du corps de garde on voyait bouger sous la lampe des dolmans rouges.

— Ce sont des chasseurs à pied ce soir, dit Giuseppe. Ils seront ravis de fourrer au bloc un colonel de hussards. Je n’ai pas l’impression qu’ils aimeront beaucoup nos chapeaux à la calabraise. On a dû leur parler de Milan dans les consignes.

— Qui va là ? dit la sentinelle.

Tout de suite après elle cria : « À la garde ! » paisiblement mais avec une fort belle voix.

Angélo et Giuseppe se dissimulèrent dans l’embrasure d’une porte cochère.

Angélo était impressionné par l’odeur des jardins. « Les soldats ne tireront pas, se dit-il. Ce n’est pas encore le moment des idées larges. »

En s’appuyant contre le vantail, il sentit que le portillon n’était pas fermé au loquet et qu’il cédait. Il fit un pas en arrière et entra dans un large couloir qui sentait l’oignon germé et le harnais. Giuseppe se glissa près de lui.

Angélo frappa à une porte encadrée d’un rai de lumière. Elle s’ouvrit tout de suite. Il désigna d’un signe de tête la rue où les soldats faisaient pas mal de bruit.

— Entrez, dit l’homme.

Sous la lampe, une jeune fille assez jolie retenait son souffle et ouvrait de grands yeux.

— Je vais à Milan, dit Angélo.

— Vos manteaux, dit l’homme. J’ai le droit d’avoir des amis. D’ailleurs les soldats n’entrent jamais ici. Ma fille les intimide.

Les soldats parlaient fort dans la rue.

— Ils sont nerveux, dit l’homme. Tout à l’heure, il est venu un type avec un couteau. Il a écorché la main d’un sergent. Les nouvelles sont bonnes, alors, tout le monde est un peu excité.

Angélo regardait la jeune fille qui reprenait haleine. « Voilà le visage que devraient porter les monnaies d’une république », se dit-il.

— Savez-vous si on a relâché le comte Battaglia ? demanda l’homme.

— Nous ne savons rien, dit Giuseppe, mais, toi qui es cul et chemise avec un corps de garde, tu en sais peut-être plus ?

— J’en sais à peine de quoi faire le gros dos, dit l’homme.

— Et pour un florin sarde, peut-être en or, qu’est-ce que tu saurais faire ?

— Beaucoup de choses, monsieur, surtout si, comme vous dites, il est en or.

— La clef des champs, par exemple ?

— Facile. Je sais où elle est pendue.

— Montres-en un bout, dit Giuseppe en alignant trois pièces d’argent sur la table. On verra si on achète le reste.

— J’ai une porcherie à cent mètres, de l’autre côté des murs, et un petit chemin privé qui part du bout de mon jardin. Vous prenez un seau de chaque main. Je vous accompagne avec la lanterne. Ça se fait ouvertement. Rien ne m’empêche d’employer du monde pour aller donner aux cochons.

— Tu en emploies beaucoup ?

— Encore assez.

— Les soldats savent qu’on passe par chez toi ?

— Ils ferment les yeux. J’ai des amis.

— Je n’aime pas beaucoup les amis qui changent tous les soirs.

— Je leur graisse la patte.

— Je préfère, dit Giuseppe. Donne un florin, dit-il à Angélo et viens.

— Attendez que j’allume la lanterne.

— Ne te dérange pas, dit Giuseppe. Tu es payé. On ne fraude plus, on est des clients. Tant vaut qu’on passe carrément par le corps de garde.

— Le fait est que c’est plus simple, dit l’homme, et que vous ne risquez rien. Dites que vous m’avez vu, mais, motus sur le florin. Le tarif, c’est deux écus et je n’ai presque pas de « gratte ». Excusez-moi si j’ai parlé des seaux, dit-il en les raccompagnant à la porte cochère. Bonne révolution, messieurs !

« Cette jeune fille effrayée était l’image même du peuple, se dit Angélo, mais voilà encore un coquin et ils m’en imposeront toujours. »

— Je t’ai évité la porcherie, dit Giuseppe. Je te mène à travers les soldats et je dépense généreusement ton argent. Tu dois m’aimer ce soir.

— Marche. On verra, dit Angélo. Je pense à cette jeune fille. Elle retenait son souffle comme notre liberté.

— Elle retenait son souffle comme on rempaille les chaises, dit Giuseppe. C’était son gagne-pain.

Ils passèrent la barrière sans difficulté après avoir dit deux mots à la sentinelle.

La route montait. Les lueurs de Turin brillèrent sur la gauche. On distinguait le collier phosphorescent du Palais-Royal et le chapeau de gendarme du fronton de l’Opéra. Le ciel tumultueux de février faisait gronder les échos d’un vaste pays.

Ils marchaient depuis plus d’une heure à travers des collines et ils voyaient déjà, par-dessus les yeuses, les deux ou trois lumières d’un village, quand ils entendirent le roulement d’une voiture assez lourde qui venait au pas.

— Quelle heure est-il ?

Angélo fit sonner sa montre.

— C’est probablement la patache de Cirié. Elle est en retard. Et pourquoi va-t-elle au pas ?

Le fanal éclairait le siège vide. Il n’y avait pas de cocher. Giuseppe arrêta les chevaux.

Pas de voyageurs dans la voiture et pas de bagages sur l’impériale. Angélo trouva dans le coupé un parapluie de femme et un gibus de maquignon à gros poils.

— C’est un petit coup, dit Giuseppe, ne restons pas dans les parages. Est-ce que ta traverse est encore loin ?

— Si ce qu’on voit est la lumière de Venaria, la route doit descendre à partir d’ici et la traverse est au bas. Mais ce sont peut-être des lampes à la grosse ferme de Chiusano.

— Il n’y a pas de lampes dans les fermes à minuit, ces jours-ci. Viens.

Il avait cessé de pleuvoir. Le vent semblait vouloir se lever. Il apportait par bouffées le bruit des cascades au flanc d’une montagne lointaine.

La traverse était bien au bas de la pente. C’était un chemin boueux. Il circula d’abord près d’un torrent dont les eaux étaient hautes. Il monta sur un coteau, passa près d’une ferme silencieuse, se glissa dans un vallon où des peupliers sifflaient. Il remonta, longea une crête qui dominait une vallée d’où montaient les bruits d’un bourg endormi. Le vent faisait trembler des enseignes de fer et grincer des girouettes. Le chemin serpenta à travers une forêt de pins. Il déboucha dans des hauteurs où courait à ras de terre la poussière glacée des nuages. Il fila presque en droite ligne sur un plateau, à travers des buis et des genévriers que l’humidité rendait odorants. Il portait aussi l’odeur du silex et les bottes de Giuseppe qui étaient ferrées faisaient sauter des étincelles à presque chaque pas.

Du côté du nord venait un grondement, signe de la bise noire qui devait souffler dans les hauteurs.

Un clocher sonna paisiblement trois heures. Le chemin tourna contre les murs d’un lavoir et pénétra dans un village en passant sous un fanal allumé.

Angélo et Giuseppe ralentirent le pas.

— Rocca ?

— Non, dit Angélo, Telleto.

C’était un village noble avec de belles maisons, avec perrons de marbre, grandes portes cirées, heurtoirs de bronze, vieux porte-flambeaux, anneaux épais comme le bras pour attacher les chevaux. Les pavés étaient de galets arrangés en rosaces. Malgré la nuit, l’odeur des feux de charbon restait dans les rues.

— Il doit y avoir ici au moins trois hommes de milice.

— Cinq, dit Angélo, et on ne les achète pas.

Ils tournèrent dans une ruelle qui sentait la chèvre. Angélo escalada un mur et retomba tout doucement de l’autre côté dans un jardin potager.

— J’aime bien quand tu fais le flambard, dit Giuseppe.

Ils traversèrent un carré de choux, sautèrent un ruisseau, longèrent une cressonnière et, après avoir marché dans un pré juteux, ils retrouvèrent la route qui entra dans une forêt d’yeuses.

Ici l’obscurité était complète.

Au bout d’une lieue, sortant du bois, le chemin traversa une route et recommença à monter.

On entendait un fleuve en train de charrier des cailloux. Sur la route, en bas, dansa le trot d’un cheval et la lumière d’une lanterne d’arçon. Le cavalier allait vers le nord.

Dans les hauteurs, le vent soufflait en bourrasques fortes et froides. Les feuilles des buis grésillaient comme de l’huile à la poêle.

Des coqs chantaient mais la nuit restait noire quand, du sommet d’une haute colline, Angélo sentit devant lui la présence d’une large étendue d’eau qui respirait.

Le chemin descendait vers des clapotements et des bruits de roseaux. Un canard caqueta ; un oiseau se leva lourdement en poussant un cri déchirant. Une vague frappa un rocher. Puis le silence revint.

Angélo quitta le chemin. Il se fraya un passage à travers des osiers, grimpa un talus, monta dans une sapinière et arriva devant un mur. Il le suivit un moment vers la droite et pénétra par une brèche.

L’aube dessinait le sommet de montagnes aiguës.

Angélo suivit aisément son chemin à travers des taillis et déboucha sur une allée de parc.

Ils arrivèrent à une maison. Le jour se levant éclairait une large façade triste.

Angélo alla aux communs et frappa à une porte. Il fut tout étonné de sentir son bonheur, c’est-à-dire d’en avoir subitement beaucoup moins quand la porte s’ouvrit sur une odeur de feu de bois et de marc de café en train de chauffer. Parut un vieillard à l’ancienne mode avec une maigre cadenette de cheveux gris.

— Qu’est-ce que vous venez faire de si bonne heure ? dit-il.

— Voir ton maître.

— Il n’a pas trop besoin de vous ces jours-ci. Il ne fait que se tourmenter.

— Allons, donne-nous du café, dit Angélo. Nous venons de Turin et nous marchons depuis hier soir.

— Entrez donc, dit le vieillard, du moment qu’on va la contredanse, on va le quadrille. Vous ne viendriez pas par hasard de la part de Polissena ?

— Non, dit Angélo, je n’ai rien à faire avec la sœur du marquis. Tu me connais, je suis déjà venu deux fois.

— Ah ! oui, je vois, dit le vieillard, je me souviens, vous ne m’avez pas déplu. Je me disais aussi que, pour me demander du café, il fallait que vous soyez assez honnête. Seulement, armez-vous de patience ; je me laisse dominer par ma casserole ; elle ne veut pas bouillir. Je fais un feu d’enfer. De toute façon, M. le Marquis en a encore pour un bout de temps avant de sonner.

Angélo trouva que le feu était bien agréable.

— Est-ce que nous pouvons enlever nos bottes ? dit Giuseppe.

— Si vous ne craignez pas de marcher sur vos bas, dit le vieillard, rien ne vous empêche. C’est ce que je répète à M. le Marquis tous les jours avec ce qui se passe actuellement.

— Sommes-nous les premiers ? demanda Angélo.

— Pourquoi voudriez-vous être les seconds ? Quand je vous ai vus, debout dans le petit jour, je me suis dit : « En voilà encore qui viennent nous tirer des carottes. »

— Il a toujours des ennuis avec sa sœur ?

— Il a des ennuis avec tout le monde. On nous tire constamment dessus à boulets rouges. Quand ce n’est pas le père, c’est la sœur ; quand ce n’est pas la sœur, c’est vous autres.

— Nous ne demandons rien, dit sèchement Angélo.

— Si, du café. Et il ne bout pas. Et tout le trafic qui se fait dans les bois depuis deux jours, c’est du travail de blaireau. Moi je dis, cartes sur table. Voilà mon opinion. Et, de mon temps, c’est comme ça qu’on enlevait le morceau. Qu’est-ce qu’ils ont inventé maintenant les messieurs ?

— Rien, dit Giuseppe. On n’invente pas, grand-père. Nous voulons de la place au soleil.

— C’est normal, mon garçon. Alors, fais du soleil au lieu de chercher à faire de la place.

Le marc s’était décidé à bouillir. Le bonhomme alla chercher une vieille débéloire et il commença à faire passer le café à petits coups. Entre-temps, il mit trois bols sur la table et une miche de pain. Il ouvrit le tiroir, en sortit des cuillers de fer et un paquet de cassonade.

— Vous avez du sucre, vous autres, à la ville.

— J’aime beaucoup la cassonade, dit Angélo, surtout ce matin. Nous nous sommes élevés ensemble avec mon ami. Quand nous avions un sou, nous allions acheter de la cassonade. Nous nous volions les morceaux de la bouche.

— C’est un bon souvenir, dit le vieillard. Ne le mettez pas à toutes les sauces. Enlevez donc vos bottes, dit-il à Angélo. On a encore un petit bout de temps, je vais vous les décrotter. Mettez ces patins. Et vous aussi, dit-il à Giuseppe, mettez donc ceux-là. Je m’en fais avec les culottes du vieux barbon. Il a tout laissé en plan quand il s’est pris du bec avec sa progéniture. Ça le flattait d’avoir un gendre chevalier de l’Ordre. Moi je m’en sers pour vaquer.

Les bottes étaient crottées jusqu’aux tirants.

« J’ai encore un peu de cirage et, avec du jus de coude, tu vas voir », dit-il en se parlant à lui-même.

Angélo n’avait jamais bu de meilleur café. Il écarquilla ses orteils dans les patins. Il commençait à goûter un bien-être où la fatigue jouait un grand rôle. « Nous voilà partis, se disait-il. Et ceci n’est rien. Quoique je ne me souvienne pas d’avoir jamais été aussi heureux que cette nuit ; surtout quand nous avons pris la traverse et que Giuseppe qui ne connaissait pas le chemin a été obligé de se fier à moi. Même la bouffonnerie de la barrière. J’ai un peu regretté ce jardinier jésuite mais c’est que je suis porté à faire crédit à tout le monde. C’est une simple affaire de florin. Quand les exigences dépasseront le florin, je serai toujours à temps de me mettre en colère. Mais il faut que le jeu en vaille la chandelle. Je ne serai jamais un collectionneur d’oreilles. J’aurais très bien pu couper froidement celles du porcher qui voulait me faire porter des seaux, et devant sa fille. Mais qu’en ferais-je maintenant ? Je ne suis jamais aussi libre que quand je n’ai rien à me reprocher. »

Il ne se sentait pas naïf. Enfin, il regarda avec amour cette cuisine sombre, très délabrée et même sale, et cet âtre devant lequel il se chauffait et qui débordait de vieilles cendres.

— As-tu quelque chose à fumer ? demanda-t-il.

— J’ai des cigares, dit Giuseppe, mais ils sont mouillés.

— Si vous êtes des hommes à apprécier un petit toscan de contrebande, dit le vieux valet, j’ai votre affaire.

— Si ça ne vous prive pas.

— Tout me prive, dit-il, mais j’y suis fait.

Une cloche sonna au fond de longs corridors.

— Voilà l’autre, dit-il. Réglé comme du papier à musique.

Mais il offrit ses cigares, comme il convenait.

— Ne vous pressez pas. Vous avez amplement le temps d’en fumer deux doigts. Il va boire son café et après, il voudra que j’y passe un coup de fion pour qu’il soit présentable. C’est plus du tout Roméo.

Le vieux valet redescendit après plus d’un quart d’heure. Il avait troqué sa veste de velours contre un petit habit de livrée.

— Il vous attend, dit-il. Et vous feriez bien de remettre vos bottes. Ce n’est pas qu’on soit formaliste mais, la tenue c’est la tenue.

La maison était immense et délabrée. Il fallait faire une expédition militaire pour aller simplement au pied de l’escalier, à travers le hall. Les marches de marbre s’élevaient avec un développement exquis mais ne devaient pas avoir été balayées depuis plus d’un mois.

Malgré ce qu’avait dit le valet, le comte Pesaro avait assez grande allure, même le matin. Il était couché, le buste un peu relevé dans un grand lit à courtine. Un châle déchiré lui couvrait les épaules ; les draps, les oreillers et la couverture en piqué manquaient de fraîcheur, mais il était rasé de près, poudré, et on avait effilé ses moustaches avec un niger très noir.

Il salua Angélo et Giuseppe d’une longue phrase où se balançaient des politesses exagérées et une certaine irritation.

— Je suis dans un état de souffrance et d’imbécilité fort pénibles, dit-il.

Sa bouche démentait ses yeux assez candides au premier abord parce que bleus, mais certains regards, surtout de coin, n’étaient pas de tout repos non plus. Il réussissait cependant, avec des portements de tête et une chaleur de voix fort séduisante, à donner de la noblesse à ce qui aurait pu être chez un autre les signes d’une hypocrisie assez basse.

Il parla le premier de cette animation insolite, dit-il, des forêts depuis deux jours. Cette nuit même il y avait eu du tapage sur le lac. Oui, sur ce petit lac qui n’a même pas une lieue de long et dont il était, pour les trois quarts, le propriétaire puisque trois hectares de lac seulement appartiennent à la municipalité de Candia et que la propriété du reste est précisément la cause principale du procès que m’intente actuellement ma sœur Polixène. Oui, sur ce petit lac, alors qu’il est si facile d’en faire le tour, il y a eu cette nuit des barques et qui se hélaient. Et pourquoi ? Je vous le demande !

— Au fait, vous arrivez de Turin, vous avez sans doute des nouvelles ? Que se passe-t-il ?

— Il y a ce que tout le monde sait, dit Angélo.

— Dites-moi ce que tout le monde sait, et dites-le-moi longuement, je vous en prie. J’adore savoir ce que tout le monde sait.

— Il y a quinze jours, les Autrichiens ont tenu une conférence à Milan : le vice-roi, le maréchal Radetzky et le comte Spaur. Vous le savez ?

— Je ne sais rien. Les nerfs de mon cerveau ont souffert de telle sorte que je ne sais rien. J’imagine…

— Ce que je viens de dire court les rues. Ce qui est moins de notoriété publique, dit Angélo, c’est que la diplomatie n’était pas représentée à cette conférence : ni le Saint-Siège, ni Naples, ni la Toscane, ni Parme, ni Modène. C’est significatif.

Le comte ferma les yeux, mais il avait fait prudemment disparaître sa bouche sous les moustaches. Il rouvrit les yeux.

— Ce que j’admire, dit-il, c’est la sûreté de vos renseignements.

— Il y a des femmes dans l’histoire, dit Angélo.

— Alors, il faut continuer, dit le comte. Je déteste les femmes. Elles sont capables de tout, mais vous disiez significatif : significatif en quoi ?

— Le comte d’Hübner est arrivé samedi dernier à Milan, dit Angélo. Il était le soir même chez une personne dont il n’a pas lieu de se méfier, c’est-à-dire qui est renommée pour répandre les secrets dès qu’on les lui a confiés. On ne lui confie donc que ceux qu’on veut répandre, j’imagine. Le comte d’Hübner a dit avec un grand sérieux : « Il faut nous préparer à l’intervention. Si l’on peut l’éviter, tant mieux car pour nous, comme pour le gouvernement du roi Louis-Philippe, elle peut faire naître des dangers sur lesquels je ne me fais aucune illusion. Toutefois, s’il le faut, elle aura lieu. M. Guizot connaît nos résolutions. »

— Et, qui est la personne si discrète ? demanda le comte après un instant de silence.

Angélo ne répondit pas.

— Voulez-vous me rendre un léger service ? dit le comte. Il y a, là-bas, sur ma table, de petits vésicatoires de poix de Bourgogne. Soyez assez bon pour m’en donner un. Il faut que je le pose à ma tempe gauche. Mes névralgies recommencent.

Angélo alla chercher les vésicatoires. Un large sceau de cire rouge aux armes du ministère de Police et Justice était étalé au dos d’une enveloppe, en plein milieu du sous-main.

« Toi, tu es là pour que je te voie, se dit Angélo ; eh bien, je t’ai vu. »

— Je ne suis plus qu’un paria, un automate, une victime expiatoire et impuissante de la colère divine, dit le comte. On me met des ventouses, des compresses, des mouches. Tous ces remèdes me font avancer d’un pas vers la guérison ou vers la tombe, Dieu seul le sait ! Enfin, nous voilà néanmoins avec des paroles que le comte d’Hübner voulait laisser tomber dans de bonnes oreilles, si je comprends bien. Et que fait le Piémont ? À part ce charroi nocturne dans les forêts et sur mon lac ?

— Il joue un jeu de malice, le roi tout au moins. Il attend qu’on tire les marrons du feu.

— Le Piémont est notre patrie, dit le comte, mais c’est un théâtre de marionnettes. Le rêve de tout bon Piémontais est de revêtir un brillant uniforme. Je n’ai jamais su si vous aviez repris du service après votre retour de France.

— Non. Je n’en ai pas repris.

— Votre escapade était cependant pardonnée.

— Je n’aime ni le mot d’escapade ni le mot de pardon, répondit sèchement Angélo.

— Je vous fais volontiers mes excuses, dit le comte précipitamment, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.

« Mais c’est ce que tu as dit, pensa Angélo pendant que le comte employait ses tons de voix les plus séduisants pour dorer la pilule. Je sais également pourquoi tu as parlé de marionnettes et de brillant uniforme et j’ai le tort d’accuser les coups ; mais, méfie-toi, j’apprends vite. »

— C’est moi qui m’excuse, dit-il en essayant de mettre de la rondeur dans ses phrases. Il est juste que vous sachiez très rapidement à qui vous avez affaire. Les deux entretiens que nous avons déjà eus dans le courant du mois de janvier ne vous ont pas suffisamment éclairé sur mon compte, je le reconnais. Et les sentiments qui m’ont porté vers vous n’ont pas, je le crains, été suffisamment démonstratifs pour que vous puissiez être assuré de toute l’abnégation qu’ont déterminée en moi vos courageux articles dans la Jeune Italie. Vous êtes devenu pour moi, comme pour beaucoup de jeunes hommes, un conseil et une sorte de drapeau vénéré. Au moment où une action va très probablement s’engager, je comprendrais même que vous fassiez appel à certains services compétents pour avoir des renseignements sur moi. Même si ces services sont aux mains de nos adversaires. L’intelligence est maîtresse de tout, et, comme vous essayiez de me le faire comprendre tout à l’heure, le Piémont n’est pas intelligent. Moi non plus d’ailleurs.

« Je suis rentré de France. J’ai vécu depuis chez ma mère, au nord de Novare où elle a un domaine. Je n’ai pas fréquenté la société de Turin. Et, j’ai lu les journaux.

— Oh ! C’est bien, dit le comte, c’est très bien. Mais, qui vous fait dire qu’une action va très probablement s’engager ?

— Les événements de mercredi à Pavie et à Padoue.

— Padoue est bien loin, dit le comte.

— Je le sais, dit Giuseppe : j’en reviens par la poste, à bride abattue.

— Et vous avez passé la frontière sans incidents ?

— Aucun.

— Je ne sais pas ce qu’il faut le plus admirer, dit le comte, de la négligence, disons désinvolte, des Autrichiens ou de votre chance.

— Je fais ma chance, dit Giuseppe.

— À moins que les événements n’aient pas motivé une surveillance spéciale, dit le comte.

— Vous allez en juger vous-même : ils tiennent en deux mots, dit Angélo. On a tué sept étudiants à coups de sabre, dans le Café Pedrocchi. Mais les motifs de ce nettoyage vont beaucoup plus vous intéresser. On avait poignardé deux soldats croates et couvert d’ordures, en pleine rue, deux officiers préalablement dépouillés de leurs épées qu’on a retrouvées cassées et dans une poubelle.

— Ce qui importe, dit le comte, c’est que nous soyons amis. J’espère qu’on vous a donné du café. Voudriez-vous du pain et du fromage ? Je suis très pauvre mais on trouvera toujours du pain et du fromage. En réalité, je suis du peuple.

« Et vous dites qu’à Pavie… Voilà qui nous touche de plus près. J’ai été maladroit tout à l’heure et redouterais de l’être plus encore en renouvelant mes excuses. Enfin, voyons Pavie. Voilà qui est à notre porte.

— À Pavie, c’est également un officier, dit Angélo. Il se trouvait dans la rue. Il regardait passer le convoi d’un brave homme mort de mort dite naturelle. Il se découvrit mais fut immédiatement coiffé d’un seau à ordure. Il tira son sabre. Cinq morts, dont l’officier. Tué à coups de talon. C’est le lieutenant Ferenzi, du régiment Giulay.

— Voilà en effet de tristes événements, dit le comte, et dont vous semblez malheureusement bien assurés. Mettons-nous d’accord, ajouta-t-il après un court silence. Qu’attendez-vous de moi ?

— Rien, dit Angélo.

La bouche cessa d’être rusée pour essayer de sourire.

— Vous êtes dur, dit-elle presque sans bouger.

— Et probablement injuste, dit Angélo.

— Il n’est pas dans mes intentions d’accepter la perche que vous me tendez, dit le comte.

— Si vous me connaissiez mieux, vous sauriez que je ne tends jamais de perche, dit Angélo. Dans les occasions où on le fait, mon tempérament me pousse à me jeter à l’eau pour sauver ceux que j’estime, mais au moins à bras-le-corps.

— Disons alors que vous ne m’estimez guère.

— Je vais donc vous demander quelque chose de fort simple, dit Angélo. Nous sommes seuls, personne ne peut vous entendre et nous jurons sur ce que nous avons de plus sacré de ne jamais rien révéler, même sur le bûcher. Voulez-vous nous dire à tous les deux, et à voix aussi basse que vous voudrez : « Je vous aime. » Cela nous suffira.

— Ah ! dit le comte, comme il faudrait avoir du temps devant soi ! On est toujours à courir après. Économisons-le. Cessons de parler piémontais. J’ai vécu à Londres avec Bondino. Voilà un pays où l’on sait faire les affaires ; et c’est qu’on a un langage approprié. Vous ne voulez pas me dire le nom de la personne à qui le comte d’Hübner a fait des confidences intéressées.

— On n’a besoin de noms que dans les rapports de police, dit Angélo.

« Nous y voilà », se dit-il.

— Vous voulez sans doute parler de la lettre qui est sur la table ? Reconnaissez que je ne l’ai pas dissimulée. J’ai des tiroirs, comme tout le monde ; elle aurait pu y être cachée. Trois mots à n’importe quel garçon du village en bas vous apprendraient que je reçois souvent la visite de gendarmes fort polis et tout le monde sait à Turin que mon oncle Roberto Gerolamo est secrétaire général au ministère de l’Intérieur.

— Je vous ai dit que les forêts de chez moi m’ont dispensé de fréquenter les salons.

— Ce n’est pas une affaire de salon, c’est de notoriété publique, comme les nouvelles que vous m’avez apportées. Sauf en ce qui concerne Pavie et Padoue. Il n’y a qu’une chose dont vous ne m’avez pas parlé : c’est de l’ambition.

— Je n’en ai pas.

— Il n’est pas question de la vôtre. En auriez-vous qu’elle serait la cinquième roue de la charrette. Je parle de celle de notre roi.

— Elle est également de notoriété publique.

— Alors, pourquoi voulez-vous que je m’engage à rebrousse-poil ? Je continue à parler clair. Laissons Pavie et Padoue de côté, ne serait-ce que parce que les événements sont encore trop récents pour qu’on puisse en connaître les dessous. Quoique je sois en mesure de vous dire tout de suite que, non seulement ils ne changeront rien à rien mais qu’ils étaient prévus et sans doute provoqués. Vous en êtes encore à la colère spontanée du peuple ! Mais enfin, pourquoi dirais-je que je vous aime ? Donc, Pavie et Padoue de côté. Rien ne presse. On a, j’imagine, enterré les victimes ? Elles ne risquent pas de sentir mauvais ? Nous avons le temps. C’est la première fois que vous voyez des cadavres ?

— Non, dit Angélo.

— Vous êtes sentimental ?

— Je me le demande, dit Angélo sans aucune ironie.

— Vous me mettez mes articles de journaux sous le nez. Les articles de journaux sont excellents. Je ne parle pas spécialement des miens, sans non plus chercher à les rabaisser. Souvenez-vous d’une chose que je vais vous dire. Vous étiez trop jeune il y a vingt ans. En plein fiasco de Ramorino, quand il comptait sur six mille hommes en deux jours et que, huit jours après, il en avait quinze dont trois repris de justice, Mazzini a lancé la proclamation : « Considérant que, lorsque le moment est venu de combattre, etc., autour du drapeau de l’insurrection, etc., qu’une manifestation spontanée, éclatante, etc. Décrétons l’insurrection. Les citoyens sont appelés à s’armer comme ils pourront. On sonnera le tocsin, etc. Signé : Joseph Mazzini, Amédée Melegori, et votre serviteur. » Deux heures après, nos quinze bonshommes étaient rentrés chez eux.

— Vous nous donnez le conseil de rentrer à Turin ?

— Je ne donne pas de conseils et je ne dis jamais à quelqu’un que je l’aime. Sait-on si on aime ? Mais je connais un monsieur haut placé qui serait très intéressé par le nom de la personne qui connaît intimement le comte d’Hübner. À votre service.

Angélo eut très facilement l’esprit de parler pendant plus de cinq minutes de la magnifique vue du lac qu’on voyait par les fenêtres, puis il se dressa avec beaucoup de naturel.

— Va au village, dit-il à Giuseppe dans l’escalier, et tâche de trouver une auberge où nous puissions manger et peut-être dormir une heure ; mais, ça, c’est moins sûr.

Il ralluma son bout de cigare qui se mit à sentir tout de suite atrocement mauvais et il rentra dans la cuisine. Le vieux valet grattait des navets.

— Votre toscan est très bon, dit Angélo.

— C’est la première fois que j’en vois fumer par des gens qui peuvent se payer de belles bottes.

— Je les ai peut-être volées, dit Angélo.

— Ce ne serait pas pour me déplaire.

— Quand le comte envoie des petits billets à Turin, il fait comment ? demanda Angélo.

Il apprit que, depuis une semaine, il y avait à l’auberge un étranger aux cheveux couleur carotte.

Giuseppe était déjà installé devant du fromage blanc. Le temps était à la joie. Un vent frais faisait bondir gentiment le lac. Angélo aimait la lumière du matin. Celle-ci était tendre et couleur de pervenche.

— Nous aurons de l’omelette au lard, dit Giuseppe.

Le pain se coupait en tranches d’un bloc et qui ne perdaient pas une miette.

Il fallait évidemment se méfier de Pesaro. Angélo parla des cheveux carotte. Giuseppe les avait déjà remarqués. L’homme était à l’autre bout de la terrasse ; il regardait le lac avec la mine de quelqu’un qui aurait eu l’ordre de le boire. Sans bouger la tête, il jetait des clins d’œil vers la table où on venait d’apporter l’omelette. Enfin, il descendit un escalier qui allait au petit port de plaisance et il s’éloigna nonchalamment.

— Voilà notre sommeil qui fout le camp, dit Angélo.

— J’ai réfléchi à la question, dit Giuseppe. Il faudrait aller voir Del Caretto à Ivrée. Mais, si nous restons ensemble, on va nous flairer facilement les semelles. D’autant que, quand il s’agit de mots, je ne vaux rien. Vas-y. Tu trouveras bien dans tes jarrets de quoi faire encore cinq lieues. Moi, je vais aller à Novare. Dès que tu auras fini à Ivrée – mais, fais bien ton compte – rentre à Novare. J’y serai peut-être. Sinon, Lavinia te dira où je suis. Mais, ce qu’il nous faut trouver à Ivrée, c’est un type franc comme l’or et qui sache ce que c’est qu’un ordre.

— D’accord, dit Angélo, mais viens cinq minutes à l’écart.

Ils trouvèrent un coin tranquille dans l’écurie.

— C’est d’abord, dit Angélo, pour te donner cinquante florins dont tu ne rendras compte à personne. Il m’en reste autant. Nous partageons en frères. Et c’est aussi parce que des frères qui se séparent s’embrassent.

— Et maintenant, dit Giuseppe, n’attendons pas le retour des cheveux carotte et donnons-lui de quoi penser. Si tu tiens absolument à ton chapeau à la Calabraise, je veux bien, mais porte-le à la main. Tu es mieux tête nue et je n’aime pas que tu fasses le cocardier quand je ne suis pas près de toi.

Ils s’embrassèrent encore et Giuseppe fit beaucoup de recommandations de prudence.

Angélo paya la dépense et il s’engagea sur la petite route qui bordait le lac. « Il serait complètement ridicule, se dit-il, de tourner la tête pour revoir encore une fois Giuseppe. » Il s’efforça de regarder la petite route qui était très pimpante avec sa bordure d’osiers pleins de chatons.

Il y avait des guinguettes au bord du lac, et, contre la barrière de treillis de l’une d’elles, un homme d’âge mûr et d’aspect citadin, était appuyé, à côté d’un sac de voyage.

Angélo demanda s’il y avait sur cette route un service de voiture.

— Nous n’avons pas ce bonheur, dit l’homme qui portait un rase-pet fourré et une casquette à trois ponts. La voiture publique passe de l’autre côté du lac où est la poste. Si le cœur vous en dit, j’attends une jeune marinière qui va me faire traverser en barque pour une lire. Profitez, nous partagerons la pièce en deux.

La jeune fille arriva, portant les rames. La barque était de l’autre côté du talus, dans les joncs. Elle quitta le bord tout de suite, en trois coups de godille fort habiles.

— Vous n’êtes pas d’ici, dit l’homme et, si je suis indiscret, je ne vous demande rien. J’ai couché à ce petit bouchon près duquel vous m’avez trouvé. Je me faisais une fête de passer une nuit calme. Ça n’a été, jusqu’à ce matin, que parlotes, entrées et sorties, portes qui battent et piétinements. Qu’est-ce qui se passe d’extraordinaire ?

— Vous tombez mal, dit Angélo. Je suis dans une galanterie qui, pour le moment, m’empêche de prêter attention à ce qui n’est pas mon cœur.

— Je vous en félicite, dit l’homme. J’avais déjà remarqué que les filles d’ici sont jolies.

Et il s’occupa de la marinière qui montrait une gorge robuste.

Ils débarquèrent à une centaine de mètres de la maison de poste dont on voyait les murs à travers les branches rouges des saules. Ils prirent un petit sentier qui y conduisait.

— Je suis représentant d’une grosse maison de bonneterie de Gênes, dit l’homme. Nous sommes arrivés à confectionner des vêtements de laine très légers qu’on porte sous la chemise, et, comme par un procédé qui est notre secret, nous incorporons à la trame, sans en altérer la légèreté ni le fini, une certaine quantité de tourbe, mais de tourbe d’herbes fines, ce sont de véritables boucliers contre la pneumonie. Si vous en êtes curieux et que nous disposions d’un peu de temps avant l’arrivée de la voiture, je vous montrerai ça. J’en ai des échantillons dans mon sac, pour homme et pour femme.

« C’est très agité, Gênes, par ces temps-ci, poursuivit-il. Dimanche dernier, une corvette française s’est présentée devant le port marchand. Elle voulait juste de l’eau. Elle faisait force de voiles vers Marseille où, paraît-il, on jette des pianos par les fenêtres sur les soldats de Louis-Philippe. On est allé crier : “Vive la Constitution !” On a arrêté des avocats. »

Le commis-voyageur allait à Biella. Sa voiture passa presque tout de suite. La diligence d’Ivrée était annoncée pour midi. Elle arriva en avance. Elle ne contenait que trois femmes. Angélo entendit le postillon qui disait : « J’ai pris la route directe. J’ai peur des bois et j’ai gardé le galop tout le temps. » Les chevaux étaient couverts d’écume.

Cette vive allure pour laquelle la voiture avec ses ressorts durs n’était pas faite avait pas mal bousculé les voyageuses. Deux, certainement la mère et la fille, étaient des femmes de la meilleure société habillées avec beaucoup de goût. Habituées à régner sur un monde où la plus grande certitude de pouvoir despotique réside dans l’ordonnance parfaite des fichus, des épingles, des cheveux et du blanc, elles étaient dans une rage prête à tuer, de se sentir dépeignées et brutalement frottées de partout. La plus jeune ne s’apercevait même pas que le dérangement de sa toilette, la chaleur de ses joues, son rouge barbouillé et la honte qui se lisait dans son regard lui donnaient le plus grand charme. Angélo était si fatigué qu’il n’y fit pas attention. La politesse froide qui semblait imitée et pouvait passer pour de l’insolence, à cause de son manteau fripé de pluie et de la barbe de deux jours, jeta de l’huile sur le feu, d’autant qu’Angélo carra son buste bien droit sur le dossier et qu’il s’endormit pendant qu’on changeait les chevaux.

L’autre femme s’accommodait beaucoup mieux des circonstances. Elle avait peut-être un peu trop de tout : bijoux, dentelles, corps généreux et trop de malice pour ces dames, mais elle ne dissimula pas qu’elle trouvait Angélo touchant.

La poste était au pied d’une montée et les chevaux restèrent au pas pendant plus d’un quart de lieue, mais, de l’autre côté de la colline, ils furent de nouveau lancés au galop.

Angélo fut tiré d’un sommeil profond par un choc et des cris. Il se trouva pressé contre des seins abondants mais très doux et qui sentaient le musc.

— Vous faisiez des sauts de carpe, dit la femme généreuse, et ces dames vous ont confié à moi.

La voix était si agréable à entendre qu’il mit beaucoup de gentillesse à se dégager.

La voiture était arrêtée.

— Que se passe-t-il ? demanda Angélo un peu ahuri.

— Je crois que nous avons affaire à un poltron qui serre les fesses et les freins à tout bout de champ, dit la femme.

Angélo descendit sur la route de fort bonne humeur. Le cocher prétendait avoir vu des hommes et même des fusils.

— On risque de recevoir un pruneau et moi, je ne m’en sens pas, dit-il. Je ne suis pas un monsieur.

Angélo trouva cette peur très raisonnable.

— Je vais te servir de passeport, dit-il. Attends-moi, je te ferai signe.

Il marcha une centaine de mètres sans rien voir d’autre que des troncs de sapins.

— Vous avez trouvé quelque chose ? demanda la femme quand il reprit sa place.

— Assez pour justifier les inquiétudes d’un père de famille qui a des bouches à nourrir, dit-il. Il sait que la Providence cassera sa pipe en même temps que lui et, qu’est-ce qu’on mettra dans l’eau de la soupe ?

— Vous me plaisez, dit la femme. J’ai blagué le postillon, tout à l’heure, mais je connais la vie. D’ailleurs, autant tout vous dire. Il y a deux heures que vous étiez couché sur moi. Vous dormiez tellement que vous ne vous êtes même pas rendu compte que les cahots de la voiture vous jetaient sur ces dames de façon fort inconvenante. Elles ne savaient plus comment résister à vos assauts. Alors, je vous ai pris égoïstement dans mes bras et vous vous êtes mis à ronfler comme un Suisse.

Angélo s’excusa auprès des dames, surtout auprès de la jeune et il y mit un certain feu. Il était confus d’avoir été un sujet d’ennui pour une aussi jolie personne et qui, dans ses fichus dérangés et le désordre de sa toilette et de ses cheveux, semblait avoir tout sacrifié à la passion. Mais il ne se doutait pas qu’il parlait trop bien pour un homme mal rasé et, au surplus, visiblement fatigué comme un portefaix. Il ne reçut en réponse que le regard courroucé de deux yeux très noirs.

— Je sais ce que c’est que le courage, dit la femme généreuse. Pour les uns, c’est aussi naturel que d’aller à la garde-robe, et alors, quel mérite ! Les autres recommencent toute leur vie un rôle qu’ils ont joué une fois avec bonheur et qui les a posés en société.

Cette réflexion plut à Angélo.

— Je n’ai pas de mérite. Je connais l’homme le plus courageux du monde, dit-elle. C’est un baryton. Il a joué tant de fois le rôle de Don Giovanni qu’il tuerait – et même en risquant sa peau – plus de Commandeurs que Dieu pourrait en bénir. Il est laid comme un pou et pas une femme ne lui résiste tellement il est persuadé que cela va de soi. Oui, répondit-elle, je chante, et même le rôle de Donna Anna. C’est ce qui me rend finalement maternelle, mais, comme pour le reste, on aurait tort de s’y fier. Je vais rejoindre mon imprésario qui a décidé de donner de l’opéra-seria aux montagnards que le printemps va rendre sensibles et mélancoliques.

À Ivrée, Angélo fut gentiment obligeant pour la chanteuse qui prenait la voiture d’Aoste.

— Je vous aurais emmené volontiers, dit-elle, ne serait-ce que pour faire enrager la fillette qui vous mangeait des yeux.

Angélo attendit patiemment le crépuscule avant d’aller chez Del Caretto. Il acheta des petits cigares et il choisit soigneusement des chemins solitaires pour aller les fumer en se promenant.

La nuit était tombée quand il alla frapper à une jolie porte dans une ruelle tranquille derrière le château.

Del Caretto le reçut à bras ouverts.

— Mais quelle tête avez-vous ? dit-il.

— Je crois que je dormirai comme un plomb, dit Angélo. Je suis parti hier soir à pied de Turin pour aller voir Pesaro.

Il raconta tout de suite sa déconvenue.

— Mais, prêtez-moi votre rasoir, je vais faire un peu de toilette.

Le jeune avocat poussa les dossiers qui encombraient sa table et installa une glace à pied et une cuvette d’eau chaude.

— Pesaro est un théoricien, dit-il, et vous et moi nous vivons avec des lambeaux de sentimentalisme.

— Les barricades se font avec des pavés, dit Angélo qui se barbouillait de savon.

— Qu’entendez-vous par là ? dit l’avocat.

— Que nous sommes assez sentimentaux pour le faire sans avoir besoin que Pesaro nous le suggère. Mais il y a plus grave.

Il parla du cachet rouge de la police.

— Vous m’ouvrez les yeux, dit Del Caretto. Je suis naïf, mais c’est que je mange deux fois par jour. Il n’y a ici que cinq mille habitants qui ont l’habitude d’arranger leurs différends à l’amiable ou à la rage mais jamais au prétoire. Parmi les dossiers qui ont fait place au miroir dans lequel vous êtes en train de vous regarder, il y en a les trois quarts à Pesaro. Je ne suis qu’un conseil local, bien entendu. Je ne fais que préparer et c’est l’étude Rubini de Turin qui les plaide. Or, tout ce que j’envoie à Rubini depuis trois mois passe comme une lettre à la poste. J’étais en train de me prendre pour un génie. Je vois qu’il faut en rabattre. On est certainement en train de l’acheter avec de la monnaie qui a cours pour lui. Il n’aurait peut-être pas accepté l’argent ordinaire – et encore, ajouta le jeune avocat, ce n’est pas sûr – les pontifes croient facilement que tout leur est dû, et tout c’est tout ; enfin, ils sont toujours pour l’ordre, et l’ordre c’est leur intérêt. Mais je ne crois pas que Pesaro en vienne à donner des noms. Tout au moins, je ne veux pas le croire.

Même le policier aux cheveux carotte ne le fit pas changer d’avis, en tout cas de façon apparente.

— On en a tellement fourré partout ces mois derniers que j’en vois jusque dans les épouvantails à moineaux. On nous a même gratifiés d’un petit surplus de garnison et nous logeons cent vingt hommes de garde civile. Sur tout, je suis de votre avis. Pesaro a fait son temps. Il va falloir bouger des pavés et il en a été toujours incapable. C’est ce que nous ferons mieux que lui. Il ne pourra pas suivre nos fantaisies. Il poussera les hauts cris. C’est peut-être ce droit qu’il se réserve car, il ne faut pas s’y tromper, il nous connaît et il se connaît.

Del Caretto qui était un jeune homme un peu gras n’avait pas souvent l’occasion de parler hors du prétoire et sans penser à sa situation. Il s’en donna à cœur joie.

— Je vois ailleurs un plus grand danger, dit-il. Le travail qu’on a fait sur cet homme – qui a été véritablement un ami de Mazzini et dont, à la lettre, j’ai dévoré les écrits, comme vous, et comme beaucoup d’autres, – on le fait sur presque tous nos camarades. On m’a laissé de côté, et vous aussi, comme on a dû laisser de côté ceux dont on a dit : il sera toujours temps de les prendre à leur jeu. Je ne suis pas loin d’admirer nos services de l’Intérieur. Si vous prenez contact avec nos amis, vous trouverez de la différence. Ils ont mis de l’eau dans leur vin. Nous avons tous un biais par lequel on peut nous prendre, et il faut reconnaître qu’on les a pris.

— Sont-ils au courant des événements de Pavie et de Padoue ?

— La nouvelle est arrivée ce matin et vous ne m’avez pas surpris tout à l’heure quand j’ai ouvert la porte. Ils savent aussi que la nuit passée on a dévalisé la diligence de Cirié et qu’on a un peu cassé la tête au postillon qui voulait défendre le courrier. Ils sont indignés et littéralement ils crient à la garde parce qu’on a eu l’occasion de mettre la main du même coup sur le portefeuille bien garni d’un marchand de chevaux qui allait à la foire d’Alexandrie. Je vous défie de leur faire comprendre aujourd’hui qu’il faut de l’argent pour acheter des fusils et pour tenir en dehors des prisons tous nos amis qui ont eu des malheurs. Cela ne les touche plus. Ce qui les touche, c’est de se mettre à la place du maquignon qui a vu des barbes s’encadrer dans la portière et qui a dû se séparer de la sueur de son front. C’est la formule qu’ils emploient. Voilà pour ce qui est à leur porte. Quant à Pavie et à Padoue, le premier moment d’excitation passé, ils se disent que c’est à Pavie et à Padoue.

— Mais vous ? dit Angélo.

— Moi, je suis entièrement à votre service.

— Il ne s’agit pas de mon service, dit Angélo.

— Jusqu’à un certain point si, il s’agit de notre service, dit le jeune avocat. J’ai donné ce sens à ma vie, vous aussi. Notre bonheur est là, fatalement. Et, pour être heureux, que ne ferait-on pas ?

Il était impossible de se montrer ensemble dans cette petite ville où tout était remarqué.

— Si j’achète deux côtelettes, on va en parler, car on sait que je n’en mange qu’une d’habitude. J’aurais dû y penser et nouer une intrigue avec quelque veuve. On se serait dit : « Ce soir, il la nourrit. » Comment faire ? C’est égoïste mais j’aimerais bien vous garder encore un peu. C’est seulement avec vous que je me sens libre.

Il fit la déclaration d’amour qu’Angélo aurait voulu faire.

— Moi, on ne me connaît pas, dit ce dernier, je vais aller acheter les côtelettes. Mais j’en prendrai quatre, j’ai l’estomac dans les talons.

— Ne croyez pas que vous écarterez ainsi le danger, dit l’avocat qui, sous ses favoris, était encore tout rose de bonheur. On vous a vu descendre de la voiture ; vous êtes un étranger ; on parle de vous. Mais on ne peut pas rester éternellement dans du coton. Malgré tout, ne faisons pas d’imprudences. Allez chez Barberini, il tient boutique sous les arcades. C’est un partisan forcené de la garde civile et il a l’honneur de servir les trois ou quatre familles huppées qui sont ouvertement nos adversaires les plus résolus. On n’imaginera jamais que c’est moi qui vous ai envoyé là. Si vous pouviez aussi prendre l’air de quelqu’un qui sait très bien ce qu’il fait, cela trompe toujours.

Et il ajouta cinq ou six conseils qu’il ne faut pas négliger de suivre quand on veut fournir des raisons de penser inoffensives à une petite ville de cinq mille habitants.

Ils firent cuire les côtelettes sur les braises de la cheminée. L’odeur était délicieuse.

— Voilà qui nous perdrait définitivement, dit l’avocat en riant. Heureusement, il ne passe plus grand monde dans ma petite rue à cette heure-ci et les gardeurs de chèvres sont rentrés à quatre heures. C’est ceux-là que je crains. Ils sont d’une finesse d’aiguilles à broder. On a fait cuire hier soir des côtelettes chez le paperassier. Cela leur suffirait pour raconter toute l’histoire d’Alexandre. Je reviens à mon idée, c’est la seule : il faut que je me trouve une veuve.

Cette soirée passionnée où l’on parla d’avenir et presque de paradis enchanta Angélo.

« Que puis-je faire de mieux dans la vie ? se disait-il. Il y a la terrasse de café et l’ordre établi dans lequel on prend ses habitudes, mais où placer les gestes un peu larges ? Et où sera mon bonheur si je suis obligé de me poser constamment cette question ? Sans l’Autriche et Milan, nous sommes ce soir deux garçons un peu bêtes qui s’amusent à brûler de la viande de mouton. »

Il fuma son petit cigare avec un plaisir extrême.

— Il faut que vous alliez loger à l’hôtel de la Couronne, dit l’avocat. Il est à côté du pont, sur la Doire. C’est le plus cher mais c’est là que le capitaine de la garde civile a son billet de logement. On ne vous cherche jamais dans la gueule du loup. Le capitaine n’en perdra pas une partie de jacquet, mais que vont dire les femmes de chambre ?

— Je peux être un Turinois malade qui vient respirer l’air des montagnes.

— Si vous réussissez à les intéresser à ça, vous serez fort. Elles ont tellement mieux à imaginer !

— S’il s’agit de femmes, dit Angélo, je leur ferai faire du chemin avec un peu de mélancolie et peut-être quelques mots passionnés.

Mais on l’accepta très tranquillement et on le conduisit avec une politesse sans affectation à une chambre qui ouvrait sur le torrent. La paisible nuit de la montagne, les notes d’un carillon cristallin qui sonnait lentement les quarts d’heure et le bruit des eaux vives qui couraient dans les pierres sous ses fenêtres lui donnèrent le sommeil le plus profond.

CHAPITRE III

« Il va falloir affronter ces femmes de chambre si dangereuses », se dit Angélo le lendemain matin. Il aurait voulu faire une toilette soignée mais il n’avait pas de linge de rechange.

« Del Caretto est bien gentil avec sa théorie sur la gueule du loup, se dit-il. Si j’étais allé dans une petite auberge d’artisan, ma chemise sale m’aurait aidé et même procuré de la sympathie. Ici, on va me fourrer sous le nez que Crédit est mort. Il y a aussi que servir les riches donne de l’arrogance. Je vais avoir à faire avec des servantes habituées à être menées dur. Je ne sais pas être impoli et elles vont se moquer de moi. Sans compter le danger que je peux faire courir à mes amis si elles inventent et si elles inventent la vérité. »

Enfin, il prit sur lui malgré tout de sortir dans le couloir et d’aborder une jeune fille qui passait avec un plateau de déjeuner.

— Je veux du café noir dans un grand bol, avec beaucoup de sucre, dit-il, et beaucoup de pain.

Il vit tout de suite que le grand bol et les « beaucoup » faisaient bon effet. D’ailleurs, la jeune fille était une robuste personne très éloignée de la finesse et qui se moquait bien des chemises sales pour la bonne raison que la sienne n’était pas non plus très propre. Elle remarqua seulement que ce jeune homme était joli garçon et se tenait un peu raide.

Elle apporta le café et se chargea volontiers d’aller repasser le large ruban de faille qu’Angélo nouait sous son col.

« Je vais me faire une cravate un peu haute, se dit-il, on ne verra pas que mon linge n’est pas frais. »

Il réussit également sans difficulté à faire brosser ses habits et cirer ses bottes. Son chapeau étant encore tout humide de pluie, il le mit à sécher sur le haut d’une armoire et il sortit.

Il ne resta pas longtemps sur la Place Royale. Il faisait cependant très bon sous les arcades ; la lumière était la plus gaie du monde. Un marteau battait juste ce qu’il fallait sur une enclume, dans une rue voisine, pour rendre agréable toute oisiveté. Mais il y avait des groupes et qui discutaient. Il passa toute la matinée à se demander : « Est-ce un ami ? » chaque fois qu’il rencontrait un montagnard aux yeux bleus ou une de ces femmes un peu maigres mais vives comme une truite.

Il revint à l’hôtel à midi faire une dépense raisonnable pour ne pas attirer l’attention et il retourna jusqu’au crépuscule dans les chemins déserts qui convenaient à son cœur.

— Ce représentant dont vous m’avez parlé hier soir vous servira à quoi ? lui demanda Del Caretto quand il le retrouva.

— À recevoir les vraies nouvelles de Lombardie, à les transmettre à ceux qui méritent de les connaître. Le cas échéant, grouper ces amis et les conduire où il faudra.

— Alors, inutile de chercher plus loin, je suis votre homme, dit l’avocat. Dès demain, je vais prendre deux membres de la loge de Vico, disons X et Y, et ils auront publiquement un différend assez aigre au sujet d’une coupe de bois. Je ferai inscrire régulièrement l’affaire au tribunal et X pourra venir me voir deux fois par semaine sans faire parler. Mais, comment les nouvelles me parviendront-elles ?

Ils passèrent en revue toutes sortes de combinaisons ; c’était le contraire de l’ennui. Mais il ne fallait pas penser à recommencer le repas aux côtelettes.

— Puisque nous sommes d’accord, je vais vous laisser, dit Angélo. Comportons-nous comme les habitués du meilleur des mondes. Un avocat célibataire va dîner dans sa pension de famille et le monsieur de Turin regagne la Couronne après une journée de grand air. Le comble de l’art exigerait que je sollicite l’honneur d’une partie de jacquet avec le capitaine, mais on n’est pas parfait. Je partirai demain matin pour Novare. À votre avis, quelle est la route la plus sûre ?

— À cheval ou en voiture légère ?

— Ni l’un ni l’autre. On s’attend à me trouver à cheval ; la voiture m’oblige à suivre les chemins tracés et, pour légère qu’elle soit, ne saute pas les murs.

— Alors, prenez par Casteletto. Il y a des garnisons partout mais à pied vous passerez. Êtes-vous armé ?

— Pas si bête. J’ai un petit couteau comme tout le monde.

Angélo retourna à la Couronne. Le patron qui présidait la table d’hôte le salua et le fit asseoir à sa droite. Les convives étaient tous des habitués : petits employés des droits réunis sans doute, ou clercs de notaire et d’huissier. Ils avalaient leur soupe avec bruit et gardaient le nez dans l’assiette. Angélo était le seul voyageur. Il fut un objet de curiosité pour tout ce monde qui sait envier avec finesse. Il se garda bien de porter autour de lui le moindre regard un peu affirmé de peur qu’on mette la conversation sur quelque chose mais il se sentit le point de mire de tous les coups d’œil en dessous.

« Me voilà le plus sot de toute la table, se dit-il. J’ai peur d’une idée générale qui, après cinq minutes de patience, me forcera à prendre feu, tandis que ces braves gens qui mangent leur soupe comme s’ils étaient seuls sauraient s’en amuser pendant des heures sans jamais prêter le flanc. À la moindre idée originale, ils rentrent dans leur trou et ne laissent plus sortir que le canon du petit fusil chargé de cette encre dans laquelle on les force à vivre. Si on veut les voir, il faut parler boutique et tableau d’avancement. On prend bien soin de ne les faire avancer qu’à l’ancienneté pour qu’ils aient des idées inoffensives sur la justice. Celui qui la rend a les mains libres. »

En sortant de table, son voisin lui proposa une partie de billard pour les cafés. Il devait être très sûr de son affaire. Angélo s’excusa avec bonne grâce et monta se coucher.

Il retrouva les bruits de la nuit précédente mais, comme il avait moins sommeil, il prit plaisir à les écouter.

Il avait envie de musique. « Elle m’aurait peut-être donné un peu d’esprit, se dit-il. Dieu ! Que j’en ai besoin ! »

Il fut sur pied de bonne heure. Du chemin creux qui descendait dans le vallon, il regarda au-dessus de lui la maison de Del Caretto. Les rideaux étaient encore tirés devant la fenêtre. Le vent était tombé. L’aube promettait du beau temps mais, pour l’instant, il faisait froid. L’herbe du petit chemin craquait de gel. Le givre recouvrait les champs comme de la neige. De grands arbres, notamment des hêtres isolés dans les prés, dressaient sur le ciel gris perle de magnifiques ferronneries. Quand le soleil se leva, tout se mit à étinceler. Dix minutes après, les feux s’éteignirent, le givre était fondu et les couleurs prirent leur place dans les osiers violets, les saules rouges, les hêtres d’un blanc vert et les bouleaux comme saupoudrés de pollen par leur bourre de printemps.

Angélo traversa le vallon et se dirigea vers la colline toute rose sous les feuilles sèches des grands chênes. « Ici, il faut prendre ses précautions », se dit-il en entrant dans le bois. Il se coupa un bâton dans un taillis d’amélantiers.

La colline avait l’échine longue mais, peu à peu, elle le haussa jusqu’à un endroit d’où, à travers les branches de chênes qui descendaient jusqu’au sol, il put voir une assez grande étendue des terres basses. Les peupliers élancés y étaient plantés si serrés, en bordure autour des champs, en allées le long des chemins et des canaux, que leurs branches, quoique nues, couvraient tout le pays d’une brume transparente. Le miroitement des eaux et des écorces très blanches de ces arbres tremblait comme celui de la mer. Les pigeonniers casqués de tuiles vernissées jetaient des feux ; les vieilles toitures des fermes étaient dorées de lichens, et les donjons des grands domaines, soigneusement crépis de chaux jusqu’au sommet, s’effaçaient dans la lumière. Des milliers d’alouettes grésillaient au-dessus des labours.

Le bois paraissait noir par contraste et la mousse qui recouvrait les grosses branches avait un vert d’une acidité savoureuse. Des mésanges s’appelaient paisiblement avec un bruit de lime sur du fer.

De l’autre côté, la colline donnait la vue sur un village. Il était perché sur un soulèvement de rochers très romantiques et portait à son sommet un château couronné de pins. Il était maintenu sur les pentes raides par des remparts dans lesquels on avait installé de petits vergers d’arbres fruitiers et des jardins potagers. On voyait très bien la place du village, en terrasse, sa balustrade de pierres pleines et même le haut de l’enseigne d’un café.

Tout contre cette balustrade qui dominait le vallon, Angélo remarqua deux taches d’un bleu vif. Une troisième se distinguait à peine, sous les pins du château, à l’endroit d’où il devait y avoir une belle vue. Enfin, une autre tache bleue se déplaça lentement le long de la balustrade. C’étaient les gardes civils.

Le chemin descendait dans le vallon. Angélo l’abandonna et suivit la lisière du bois. Il n’avait pas fait cent mètres de ce côté qu’il fut obligé de se cacher derrière un buisson. Il était juste au-dessus d’une sorte de lavoir où quatre ou cinq soldats déséquipés faisaient leur toilette. Il rentra dans le bois et marcha vers le nord. Au bout d’une demi-heure, les arbres s’épaississant, il obliqua de nouveau vers l’est, cherchant la lisière pour reconnaître sa route.

Enfin, les branches s’écartèrent et il vit devant lui une montagne grise et qui semblait déserte.

Il décida de s’élever un peu sur ces flancs et de prendre par le travers. Pendant qu’il suivait cet itinéraire qui devait à son idée lui faire contourner le village à bonne distance, le soleil monta, faisant perdre à l’air sa sonorité du matin. Il marchait sur des pâturages d’hiver doux comme du feutre, quand il tomba inopinément sur deux petits bergers assis qui mangeaient un quignon de pain.

Les deux enfants donnèrent tout de suite les signes de la terreur la plus folle. Mais, comme Angélo ne s’approchait pas, qu’il leur parlait gentiment, ils dirent quelques mots en patois, se dressèrent et conduisirent Angélo à une cabane étayée contre le tronc d’un hêtre. Il y avait là un vieux berger qui, lui, n’avait pas peur du tout. Il regarda Angélo des pieds à la tête en remuant ses énormes sourcils et il dit que ces quartiers de la montagne n’étaient pas des endroits pour se promener. Angélo expliqua qu’il cherchait des plantes pour faire des remèdes et que, chemin faisant, il aurait voulu aller à Casteletto. Casteletto était encore très loin et dans une autre direction. Le berger désigna du doigt un point plus au sud. Mais les plantes l’intéressaient beaucoup. Qu’est-ce que c’était, ces plantes, et qu’est-ce qu’elles guérissaient ? Il avait souvent, le matin, un genou qui marchait mal. Angélo lui décrivit une petite fleur jaune qu’il recherchait particulièrement parce qu’elle calmait le cœur. Le berger offrit alors de l’oignon et du fromage. En deux ou trois mots bien sentis, il renvoya les enfants à leur affaire et il fit entrer Angélo dans la cabane.

— Votre paletot est trop fin pour notre région, dit-il, et, si vous voulez garder vos bottes, ne les cirez plus.

— On ne me les tire pas des pieds si facilement, dit Angélo.

— L’embêtant, dit le berger, c’est qu’ils sont toujours cinq ou six à vous tomber dessus.

— Je cherche rarement querelle, dit Angélo, mais, pour vous arracher vos bottes de force, on vous met les quatre fers en l’air : voilà ce que je n’aime pas. Quand on est fait de cette façon, la vie ne compte guère.

— Tout le monde a ces idées-là, dit le berger, mais, si on voulait toujours suivre son idée, on aurait souvent sur les doigts.

« Alerte ! se dit Angélo, cette conversation manque de naturel. » Il sortit son mouchoir et il le plia en triangle. L’autre n’y fit pas attention.

Après avoir mangé, Angélo offrit un de ses cigares et posa quelques questions. On répondit à côté.

— Si j’étais vous, dit le berger, je redescendrais dans le vallon, quitte à ne pas trouver de fleurs jaunes. Si vous prenez soin de suivre le chemin qui est en bas, en laissant toujours le bois de chênes à votre gauche, vous pouvez arriver à Casteletto. Est-ce que vous aimez les soldats ? Eh bien, vous en rencontrerez.

Angélo suivit le conseil et marcha plus d’une heure le long d’un ruisseau qui faisait un joli bruit. Le chemin déboucha dans des saulaies et des prés. De l’autre côté, le crépi d’un haut mur luisait sous les branches, mais, le grand nombre d’oiseaux qui se poursuivaient à travers les saules et le jacassement de beaucoup de jeunes pies firent comprendre à Angélo que la maison devait être déserte. C’était une chapelle. Il poussa la porte. Il sentit une odeur de braise éteinte et, derrière le socle du bénitier, il trouva les traces d’un foyer où l’on avait fait brûler du bois, notamment un dossier de chaise dont il restait quelques débris. Les cendres étaient froides mais l’odeur indiquait que ce feu était encore allumé aux premières heures du jour.

« Ceci n’est pas un bivouac de garde civil, se dit-il. Ce sont des fonctionnaires, ils ne passent pas la nuit à la belle étoile. C’est le petit brasero de deux hommes, au plus trois qui se dégourdissaient les mains en cachette. »

Malgré les avis du berger, il quitta le chemin qui contournait la chapelle. Il était arrivé sur un tertre tout pénétré de lumière d’après-midi quand il entendit un coup de fusil très sonore. Il courut jusqu’au rebord de la colline et se dissimula derrière une murette. Il dominait un champ labouré au milieu duquel étaient arrêtés deux soldats bleus, arme à la hanche et baïonnette au canon. Comme il examinait l’alentour, il vit un flocon de fumée sortir d’un buisson ; il entendit la détonation d’un second coup de fusil et un petit homme bleu tomba. L’autre rebroussa chemin en courant. On tira encore une fois sur lui, sans doute au pistolet et sans l’atteindre. Il rentra sous le couvert. Le soldat couché dans le labour ne bougeait plus.

Angélo resta aux aguets derrière son mur. « Les pies sont plus fines que moi, se dit-il. Si elles reviennent jouer, c’est que je serai seul avec ce garde civil qui a maintenant grande allure. »

Il n’eut pas à attendre longtemps. Les pies allèrent craquer du bec et sauter dans le buisson même d’où étaient partis les coups de feu. Tout le monde avait décampé.

Angélo quitta son abri et s’approcha du soldat. Il était mort. Il avait la mâchoire emportée et la gorge ouverte. Dans le fouillis sanglant où luisaient quelques dents égrenées, sa langue pendait, étonnamment rose et propre.

« Une balle ne fait pas tant d’histoire, se dit Angélo. On a dû bourrer le fusil avec une charge de clous de souliers. »

Il vit que le fuyard avait laissé de grosses traces de sang derrière lui. Il suivit la piste. Sous bois, l’homme avait repris haleine en s’appuyant à un bouleau ; le tronc blanc était abondamment taché de rouge.

« Cet imbécile va peut-être crever dans quelque coin. »

À cent mètres de là, où la pente se faisait plus abrupte, Angélo entendit des froissements dans un taillis de buis.

— Ne faites pas l’idiot avec votre fusil, dit-il. Je ne viens pas vous faire du mal, au contraire.

Le soldat était blessé à l’épaule et saignait beaucoup, mais il n’y avait pas de quoi faire des yeux de veau. « C’est un peu de frousse, se dit Angélo. Et pourquoi pas ? C’est bien naturel. »

Il y avait effectivement des clous de souliers dans la blessure. Angélo les fit sauter avec la pointe de son couteau. (« Une cartouche de pauvre, se dit-il, mais qui veut bien ce qu’elle veut. »)

— Rentrez et versez là-dessus deux verres d’eau-de-vie, dit-il, vous serez exempt de service huit jours tout au plus, et encore, si votre sergent est un bon bougre.

Le soldat semblait être un peu revenu de sa surprise. Surtout, il ne voyait plus couler son sang.

— Voulez-vous me bourrer ma pipe, dit-il, mon tabac est dans la cartouchière ?

Il y avait également des balles mâchées à la cisaille.

— Quand tu fais mouche avec ces saloperies, tu dois faire un sacré trou, toi aussi, dit sévèrement Angélo.

— Vous êtes du bâtiment ? demanda le soldat. Eh bien ! c’est qu’on ne va pas à une partie de plaisir.

— Alors, pourquoi y aller ?

— Les messieurs trouvent tout facile. Nous autres, il faut d’abord gagner dix sous par jour. Nous en sommes tous là. Ils nous fusillent avec tout ce qui leur tombe sous la main.

— S’ils en sont à déclouer leurs bottes plutôt que de rentrer chez eux tremper la soupe, c’est qu’ils ont peut-être des raisons.

Le soldat tira des bouffées rapides sur sa pipe.

— J’ai encore une lieue à faire, dit-il. Ils ont senti le sang, ils seront près de moi comme des loups. Voulez-vous me charger mon fusil ?

— Avec une balle correcte, volontiers, dit Angélo.

— Fouillez dans la musette, il y en a peut-être encore une.

Angélo chargea le fusil avec une balle correcte.

— Si vous ne voulez pas qu’on vous canarde, dit le soldat avant de partir, enlevez la plume de votre chapeau. Ce sont les cochons de libéraux qui en mettent.

« Le soir tombe, se dit Angélo. Il me faudrait faire rapidement un peu de route dans la direction de ce bois d’yeuses que m’a montré le berger mais c’est du côté où est parti le garde civil un peu nerveux qui n’aime pas ma coiffure. Je vais tirer sur la gauche et rester dans les vallons. C’est bien le diable si je ne trouve pas une ferme où passer la nuit. »

Il fit au moins deux lieues sans rencontrer âme qui vive et il entra dans une plaine chargée de peupliers, semblable à celle qu’il avait vue miroiter dans la lumière du matin, du haut de la colline. Après avoir traversé beaucoup de ces haies qui font le tour des champs, il arriva sur le bord d’un canal.

Il vit venir un cavalier au pas sur le chemin du halage. Angélo se dissimula dans les aulnes. C’était un lancier. Il regardait pensivement entre les oreilles de son cheval. Il y avait tant d’arbres, ils étaient plantés si serrés que tout le pays était dissimulé sous le brouillard des branches nues.

« Ça va mal par ici, se dit Angélo. Les généraux sont bêtes, mais pas au point d’envoyer des lanciers dans un pays de haies et d’arbres serrés où l’on ne peut pas déployer des pelotons s’il faut charger. C’est donc qu’ils ont partie gagnée. Les chevaux ne sont là que pour faire impression sur de pauvres gens déjà bien en main. »

Le crépuscule était si avancé qu’il ne fallait pas compter apercevoir le crépi d’un mur à travers la blancheur des branches. Le plus simple était de marcher le long du canal jusqu’à l’embranchement d’une filiole d’arrosage ; celle-là conduisait sûrement à une ferme. Mais du haut d’un cheval on est seigneur et maître ; on ne discute pas. Il connaissait bien la chose. Les mousquetons de cavalerie ont la détente sensible. Il y avait certainement d’autres lanciers en train de patrouiller et trop d’herbe partout pour entendre d’assez loin le pas des chevaux.

Angélo continua à traverser les haies, en se contentant de ne pas perdre le canal de vue. Il entendit le bruit de l’eau dans une martelière et il trouva un ruisseau qui s’éloignait du canal.

Il le suivait depuis un moment quand son attention fut éveillée par des froissements dans les osiers. Il s’avança avec précaution et vit de l’autre côté de la haie une jeune fille qui mettait dans une corbeille du linge qu’elle venait de laver. Il traversa la haie. La jeune fille saisit son battoir.

— Je croyais que c’était le lancier, dit-elle en voyant Angélo.

— Il est loin. Il remonte le long du canal, du côté des collines.

Elle mit ses mains sur les hanches et attendit.

Angélo ne demanda rien et dit simplement qu’il était fatigué.

— Venez-vous des bois ?

Angélo dit qu’il venait d’Ivrée, qu’il était passé par les bois, qu’il se cachait des soldats.

— Ce n’est pas commode, dit-elle, il y en a partout.

Elle se baissa pour prendre sa corbeille.

— Êtes-vous obligé de courir toute la nuit ?

— J’aimerais mieux dormir si j’étais sûr de ne pas être pris.

Elle le regarda attentivement.

— Il n’y a qu’un endroit, dit-elle, dans la paille, juste sous le toit de la grange.

— Cela me conviendrait, dit Angélo. Puis-je vous aider ?

— Ce n’est pas lourd. Laissez-moi aller. Suivez-moi d’un peu loin.

De temps en temps elle tournait la tête pour voir s’il était toujours derrière. Elle l’attendit dans un bosquet de saules, en vue d’une énorme ferme.

— Pendant que je rentre, dit-elle, faites le tour derrière ces meules. La porte de la grange est en face. Attendez-moi au pied du tas de paille. Vous ne risquez rien pour le moment. Allez-y.

— Les chiens vont aboyer, dit Angélo.

— Il n’y a plus de chiens. Les soldats les ont tués.

Angélo se souvint en effet que, depuis Ivrée, il n’avait pas entendu un seul aboiement dans la campagne.

La jeune fille ne tarda pas à revenir. Un garçon de quinze à seize ans l’accompagnait.

— C’est mon frère, dit-elle.

Il fronçait les sourcils. Angélo lui trouva l’air sombre et décidé des enfants qui ont de la responsabilité.

La jeune fille apportait un peu de pain, un morceau de saucisse et du vin dans une bouteille. Ils conduisirent Angélo au sommet d’un tas de paille qui touchait les solives du toit. Il y avait là une cachette et même une petite lucarne qui permettait de surveiller la cour de la ferme.

— Si vous aviez à décamper, dit la jeune fille, ne sortez pas par où vous êtes entré. Elle lui indiqua un trou dans le mur qui donnait directement sur les prairies. Et il faudrait emporter la bouteille qui, si elle était trouvée ici, pourrait les trahir.

Angélo mangea et but surtout avec plaisir. Il s’allongea dans la paille et il vit, peu après, arriver au rebord de la lucarne la première étoile d’une nuit très claire.

Il fut réveillé par le garçon qui le secouait avec une certaine impatience.

— Donnez-moi un florin. Les lanciers sont en bas. Si je crie, ils viendront vous prendre et vous serez fusillé.

On entendait en effet dans la cour des bruits de gourmettes, les piétinements, les jurons d’une patrouille de cavalerie.

— Attends, dit Angélo, je vais te donner ça.

Mais il renversa le garçon dans la paille et lui mit la main sur la bouche. Il tira son couteau et lui piqua la joue.

— Si tu cries, je te tue, dit-il. J’en ai tué d’autres.

« Le plus drôle c’est que je ne mens pas », se dit-il.

Il n’était pas effrayé, mais triste.

Il songeait à cette jeune fille du peuple qui avait tourné la tête à diverses reprises pour voir s’il suivait bien docilement.

— C’est donc ça qui te donnait l’air d’un Romain quand tu es venu m’apporter du pain ? dit-il. Tu ne sais pas que nous coupons les gorges quand on nous trahit ?

« Pour faire vrai, se dit-il, il faut que je fasse couler un peu de sang. Ces gens ne comprennent que le vrai. Mais, si c’est un lâche, il va crier. Espérons que les traîtres sont courageux. »

Il enfonça son couteau dans la joue. Le garçon sursauta mais resta muet.

— Est-ce que les lanciers viendront ici, même si tu ne cries pas ?

— Non.

— Réfléchis. Tu seras mort avant qu’ils aient commencé à fouiller la paille.

— Ils ne viennent pas fouiller. Ils viennent boire chez le patron. Il est bien avec eux.

— Et toi ?

— Moi aussi.

— Ta sœur est de mèche ?

— On partage.

— Ils vont rester longtemps ?

— Non, ils vont partir.

Après un moment pendant lequel Angélo se demanda s’il ne valait pas mieux fuir par la brèche du mur (en emmenant le garçon), les lanciers sortirent de la maison. Ils parlaient comme des gens qui ne sont même pas en service commandé et qui avaient bien besoin de la goutte pour chasser la fraîcheur de la nuit. Angélo avait compté qu’il y avait six chevaux dans la cour. Et il en entendit partir six.

« Un cavalier ne se démonte jamais, même pour faire du zèle, se dit-il, surtout un lancier. Ils n’ont pas laissé de sentinelle. »

Il enleva sa cravate et attacha solidement les mains du garçon. Il lui retira sa ceinture et attacha les pieds.

— Tu vas me tenir compagnie. Si j’avais donné le florin, ajouta-t-il au bout d’un instant, est-ce que tu aurais crié quand même ?

Il se disait : « Quand seras-tu fatigué de vouloir toujours qu’on te parle de ce que tu sais déjà ? Il t’aurait vendu parce qu’il doit y avoir une prime et qu’il aurait pu te faire complètement les poches. Tu le sais. Qui cherches-tu à excuser à toute force ? Avoir le cœur net est une fausse expression. On n’a pas le cœur net quand on sait. »

Il pensa aux hommes avec tant d’amertume et de générosité qu’il ne s’aperçut pas qu’il s’endormait.

Le jour le réveilla brusquement. Il eut un moment de panique. Mais le garçon étendu à côté de lui dormait aussi.

« Quelle indifférence, se dit Angélo, sauf pour l’argent ! »

Il se laissa glisser doucement du tas de paille et il sortit par la brèche du mur.

« J’en ai assez de me cacher, se dit-il. Au diable Giuseppe et sa prudence ! D’ailleurs, ce pays coupé de canaux et de ruisseaux qu’on ne peut passer que sur des ponts empêche la fuite. L’affaire est bien claire. Il y a trop de haies et je peux à chaque instant tomber de l’autre côté sur une patrouille qui fait la pause ou même sur un soldat solitaire. Si, à ce moment-là j’ai l’âme d’un rat, me voilà frais ! »

Il suivit la route et arriva à Casteletto avec des paysans qui allaient au marché des moutons. Il passa devant les sentinelles en même temps que ces hommes en blouse qui poussaient leurs bêtes. Il alla voir la figure que faisaient les trois auberges. Il prit le parti d’entrer à la mieux achalandée et qui avait le dépôt des voitures, à cause de la physionomie frappante du maître de poste.

— J’ai eu une discussion assez vive avec mon cheval et c’est lui qui a eu finalement raison, dit-il à cet homme qui faisait le sévère mais fronçait les sourcils sans raison apparente. Voilà pourquoi j’ai bien besoin d’un coup de brosse et aussi que je n’ai pas de bagages. Mais, si l’administration ne nous fait pas bons cavaliers, elle nous rend prudents : tout mon argent était dans mes poches et y est encore.

Aux mots d’administration et d’argent, le visage du maître de poste devint affable et couleur de terre, ce qui rendit plus noires encore les énormes moustaches qu’il portait en bajoues.

— Si votre cheval a pris la poudre d’escampette, dit-il, c’est ici que tôt ou tard on le ramènera. Mais je fais des réserves pour les bagages. Et si votre bête est allée dans les bois, elle finira en grillade sur un feu de camp. Alors, bernique !

Angélo imita très bien le commis d’administration embêté mais qui ne désespère pas des pots de vin.

On le conduisit à une chambre très claire qui donnait sur la grande place. La bourgade regorgeait de soldats. La sonnerie « au rapport » retentissait dans les rues. Malgré l’heure matinale, des jeunes femmes, fort bien habillées, se promenaient sous les arcades avec des officiers. C’étaient les joies encore timides d’une petite ville, enfin tirée de l’ennui par des trompettes et des hommes qui portent des corsets.

L’homme aux grosses moustaches entra avec du linge.

— Ma femme à qui j’ai parlé de vous a une idée qui n’est pas bête, dit-il. Voilà une de mes chemises. Je vous jure qu’elle est neuve et cela se voit. Elle ne vous ira pas mais simplement parce qu’elle sera trop grande. Enlevez la vôtre et mettez celle-ci ; consentez à prendre votre repas de midi devant cette fenêtre qui dans une heure sera en plein soleil et, ce soir, vous aurez votre chemise propre et repassée.

Il ajouta quelques mots sur le zèle avec lequel il acquittait ses taxes sur le vin.

— Félicitez Mme la patronne, dit gravement Angélo. Je mettrai votre chemise avec plaisir, même si elle n’est pas neuve. Je risque tout au plus de prendre votre maladie qui est d’être un homme respectueux des lois : ce que j’admire. Si votre repasseuse sait bien se servir de la pattemouille, qu’elle donne également un coup de fer à cette redingote. Elle en a vu de dures. Au cas où vous auriez également une petite demoiselle inoccupée – ce dont je doute avec tous ces soldats – voilà dix lires ; dites-lui qu’elle aille dans le meilleur magasin m’acheter pour sept lires de cravates. Elle fera ce qu’elle veut des trois lires de supplément, mais prenez une délurée qui sache ce qui convient en fait de ruban à des yeux noirs comme les miens.

Il fit également cirer ses bottes. La repasseuse remarqua l’adresse du tailleur sur la doublure de la redingote. Il était fort célèbre et personne n’avait jamais vu à Casteletto de vêtements sortant de chez lui. Toutes les servantes et même la patronne vinrent toucher le drap qui était très fin.

La servante arriva tout essoufflée avec la cravate. Elle ne savait comment se tenir devant ce jeune homme qui, d’après le maître de poste, avait le mot pour rire mais ne riait pas. Malgré les trois lires qu’il avait données pour une commission de deux sous, elle le trouva très gentil.

Vers midi, on vint dresser la table devant la fenêtre qui, en effet, était pleine du soleil le plus tendre. La place Saint-Georges sur laquelle elle donnait s’ouvrait dans des maisons anciennes dont le crépi était devenu rose en vieillissant. Enfin, au-dessus des toits, un jaquemart se mit en branle dans sa cage de fer et Angélo écouta avec plaisir les sons étouffés et presque clandestins que les deux forgerons se mirent à tirer à coups de marteau d’une cloche fêlée.

Il invita le patron à prendre le café avec lui. Cet homme arriva très inquiet. On lui avait parlé de l’adresse sur la doublure de la redingote. Il pensait à une inspection de registre. Mais Angélo parla des soldats et, ne voyant rien venir d’autre, le maître de poste retrouva son esprit. « Si nous devenions gîte d’étape, cocagne pour le commerce, se disait-il. Faisons comprendre à ce monsieur de l’Administration que nous aimerions beaucoup un gouvernement qui serait notre ami. »

— On a gâté, dit-il, plusieurs milliers de kilos d’un très bon fourrage rien qu’avec les roues des canons. Sous les peupliers dont vous voyez la pointe à gauche du clocher, on a installé un parc d’artillerie. Nous ne réclamons rien pour les dégâts, mais du moment que les frais sont faits, pourquoi ne pas faire passer toute l’artillerie par ici ?

— Qu’est-ce qu’ils peuvent bien vouloir foutre de toute cette artillerie ? (Angélo s’efforçait de parler comme un commis en avance et qui traite enfin les grandes choses de haut.)

— Vous êtes bien bon, répondit le maître de poste. Il est vrai que vous voilà enfermé ici depuis plus de trois grandes heures et que vous préféreriez aller « tâter de la jeunesse » sous les arcades…

Il dit quelques mots fort aimables sur le drap de la redingote.

— … vous vous ennuyez et vous voulez vous distraire avec moi. Mais, admettons et je vais vous dire mon idée. Nous avons un roi qui voit grand. Vous seriez venu il y a six mois, vous auriez rencontré ici des officiers autrichiens avec leurs dames (ou celles des autres, ceci ne me regarde pas), avec de la musique de violon et des corbeilles de pâtisserie. Ils venaient danser sous les ormeaux, se distraire dans les champs de maïs et boire mon vin, en payant. On peut trouver ça parfait. Mais, mettez dans une bourgade comme la nôtre qui n’a que trois débits de boissons quatre cents artilleurs, six pelotons de lanciers et faites-les remplacer par d’autres tous les cinq ou six jours : ça a tout de suite une autre physionomie. Et, voulez-vous que je vous dise laquelle ? Celle qu’on a quand l’argent rentre. Qu’on soit ami avec l’Autriche, c’est bien gentil : votre serviteur est partisan de l’amitié avec tout le monde. Ils passent le Tessin en voiture, ils arrivent ici en faisant claquer les fouets et les rubans, sonner les violons et tourner les têtes. C’est du monsieur et de la gentillesse, mais c’est du vin bouché, et encore faut-il que le bouchon soit en parfait état. Or, le vin bouché, ça coûte, même à moi. Tandis que les artilleurs boivent du gros rouge, et pas qu’un peu, et, avec le gros rouge, on s’arrange.

« Voilà la politique de Turin vue du Piémont, se disait Angélo. Ce Piémontais, comme tous les Piémontais, s’est mis dans la tête qu’il a les plus belles fleurs de tout le Piémont, la plus belle auberge de tout le Piémont, la meilleure tête de tout le Piémont et que le Piémont est le pays le plus courageux du monde. De plus, il peut me prouver, par deux et deux font quatre, que Milan est plus près de Turin que de Vienne. »

— Vous croyez qu’on va déclarer la guerre ?

— Il y a les idées modernes, dit le maître de poste.

Dans la crainte d’avoir à montrer ses registres à un inspecteur jeune et qui tranchait royalement de bagages perdus, il s’était préparé à faire le petit. Au contraire, il était écouté fort attentivement par un monsieur peut-être un peu grave mais offrant des cigares et qui s’habillait chez le tailleur le plus huppé de la capitale.

— Raisonnons, dit-il.

« Del Caretto est avocat, se disait Angélo, et moi, quoique de la main gauche, j’ai ce qu’on appelle une jolie situation dans le monde. Tous les charbonniers que j’ai connus sont des hommes bien mis et ont beaucoup de succès dans les salons. Quand ils vont à Paris, ils sont reçus chez M. de Lamartine qui leur fait l’honneur de ne pas leur lire de vers. Et ils vont parfois à Londres : ce qui est bien loin pour avoir encore quelque rapport avec le Piémont. Cet homme pense à son vin ; c’est une idée puissante puisque c’est elle qui le fait agir et elle a l’avantage d’être faite à la maison. Nous serons capables évidemment de balayer la rue et de faire le coup de feu comme les autres. En tout cas, moi je le suis et je n’ai aucune raison de croire que les avocats, les architectes, les ingénieurs et les officiers qui sont avec nous sont des lâches, ou tout au moins des gens qui savent que, pour monter en grade, la plus grande des qualités et la première c’est de se conserver vivant ; donc, de ne pas s’exposer. Si je ne m’ennuie pas avec cet homme qui pense d’abord à lui avant de penser, aux autres – ou plutôt qui ne pense qu’à lui – c’est que je suis bien assuré de ne pas avoir envie d’être ministre de la République, si jamais elle se fait. Mais, est-ce le fin du fin du désintéressement et de la franchise ? Et, n’y avait-il que de la blanche hermine derrière le coup de feu qui a fait sauter la tête du garde civil avec une poignée de clous ? »

— On dit toujours « le roi », poursuivait le maître de poste ; et moi je réponds : « Le roi c’est un bel homme ! Pourquoi voulez-vous qu’il ait peur de la République ? Les républicains sont sortis de ses manches. Il faut toujours quelqu’un pour crier : “Vive la liberté !” Ça signifie ; “Ôte-toi de là que je m’y mette.” Comment voulez-vous qu’un roi pousse des cris ? Il ameuterait l’univers, tandis que, si c’est vous ou moi, le monde ne s’arrête pas de tourner. Qu’est-ce qu’il veut, somme toute ? Aller s’asseoir sur la chaise du vice-roi de Milan. Pour prendre la place de quelqu’un sur une chaise, il faut d’abord que celui qui l’occupe lève son cul. Voilà à quoi servent les républicains. Ils vont casser quelques vitres ; le vice-roi qui n’aime pas les courants d’air fait ses valises. Charles-Albert s’assoit et déclare que les cris sont défendus, qu’il a les oreilles sensibles. Il fait balader quelques soldats par paquets de douze devant des murs, et passez muscade. »

On apporta le linge propre, la redingote repassée, les bottes cirées bien plus tôt qu’on avait dit. Il faisait encore un peu jour. Angélo s’habilla et sortit. C’était une petite ville envahie par les soldats et qui en profitait de toutes les façons. Il y avait de l’infanterie, de la brigade de la reine, avec le pantalon gris et la tunique bleue, des tirailleurs de Sardaigne avec le béret rouge, des lanciers blancs, des artilleurs couleur d’ardoise et des « riz-pain-sel » couleur de sac, tous partis pour le vin, l’amour et le tabac et qui achetaient, présentement, tout ce qui leur tombait sous la main. Excités par tout ce qui semblait être l’approche d’une campagne, ils étaient attirés par les boutiques comme les abeilles par le sucre. Ils faisaient provision de harengs, d’anchois, de pommes, de saucissons, de fromages, de pains blancs et ils se dépêchaient même de manger sur place d’énormes morceaux d’une fougasse à l’huile et au sucre, fort appétissante. Les officiers donnaient le bras à des dames avec beaucoup d’ostentation. On voyait bien qu’ils se payaient en figure, que tout cela était rapide et ne servait qu’à griser. Il n’y avait de joie véritable et même un peu insolente que dans le comportement et le regard de cette jeune bourgeoisie féminine et de province qui pouvait enfin être imprudente dans la rue.

Angélo fit deux ou trois tours de promenade sur la place Saint-Georges et sur un petit boulevard planté d’ormeaux où l’on avait négligé d’enlever les claies du marché aux moutons. Il allait s’engager dans une rue qui le ramenait à l’auberge quand il remarqua, dans le soir maintenant assez avancé, le manège d’une jeune fille bien laide et très vulgairement habillée qui semblait lui faire des signes. Il avait déjà plusieurs fois détourné la tête quand elle prit la résolution de lui barrer le passage.

— Ne rentrez pas dans votre chambre, dit-elle. On veut vous arrêter.

Elle semblait prête à pleurer.

— Il y a plus d’un quart d’heure que je cherche à vous prévenir, dit-elle, mais vous n’avez pas fait attention à moi. Deux soldats sont chez vous et probablement cachés derrière la porte. D’autres sont prêts dans le couloir. C’est un petit homme sec venu d’Ivrée qui les commande. Je crois qu’on a l’intention de vous assassiner sur place. Le patron a déjà préparé la sciure.

Cette sciure mit Angélo de belle humeur mais en colère.

— N’essayez rien. (Elle alla jusqu’à lui mettre la main sur le bras.) Ici ils sont plus forts que vous. Je sais que vous vous appelez Pardi. Ils ont dit votre nom. Venez, je vais vous cacher.

Angélo cherchait surtout à la remercier avec feu.

— Dépêchez-vous, dit-elle.

Il la suivit dans un labyrinthe de petites rues jusqu’à une maison basse qui ressemblait à une étable à chèvres.

— Voilà ma clef. Entrez. N’allumez pas de lumière. Attendez-moi. Il faut que je retourne vite là-bas pour qu’ils n’aient pas de soupçon.

Angélo trouva une chambre étroite et qui sentait mauvais. Il toucha le fer d’un lit, des draps défaits. Il s’assit sur la paillasse et il resta sans bouger.

Il se disait : « J’ai mon couteau », et il était résolu à faire bonne figure devant cette fille laide, même si elle devait, elle aussi, trahir. Elle avait tout au moins réussi un petit mouvement de passion réelle, tout à l’heure, dans la rue. Cette main sur son bras l’enchantait. Il se demandait aussi pourquoi l’homme sec dont elle avait parlé venait d’Ivrée et connaissait son nom.

Après peut-être quatre heures d’attente pendant lesquelles il ne lui vint jamais à l’esprit de fuir, il entendit avec joie les pas de la jeune fille dans la rue.

— Ils sont fous de colère, dit-elle. Le patron a été traîné au corps de garde et les soldats se sont moqués de lui quand il a raconté l’histoire du cheval qui censément vous aurait jeté à terre. Ils ont dit que vous étiez colonel de hussards.

— Je ne le suis plus depuis longtemps, dit Angélo, mais il est vrai que je l’ai été.

Il parla de la liberté.

— J’en suis aussi, dit-elle, et mon frère a joué la fille de l’air pour avoir les mains libres et faire l’Italie. Il n’est pas loin. Il ne faut que trois heures de marche pour celui qui connaît les sentiers. Tout à l’heure, j’ai vu quelqu’un qui est de notre côté ; mon frère va être prévenu, et, si tout va bien, il viendra au milieu de la nuit pour vous tirer d’affaire. Je n’ai qu’une peur : c’est que vous n’ayez pas confiance en moi et que, lorsqu’il entrera, vous ayez un mouvement d’impatience dans l’obscurité. Car il ne faut pas faire de la lumière et surtout, si une patrouille frappe à la porte, laissez-moi répondre. J’ai fait assez pour les soldats.

Angélo trouva cette phrase admirable et il aimait beaucoup cette voix. La jeune fille était restée debout près de la porte. Il lui dit : « Venez vous asseoir à côté de moi. » Il lui demanda ce qui s’était passé.

— Je suis fille de cuisine, dit-elle, et ce matin, on nous a parlé de votre redingote et surtout de votre chemise qui est la plus fine qu’on ait jamais touchée ici. J’ai essayé de vous apercevoir et, quand vous êtes sorti, je vous ai vu par l’entrebâillement de la porte. J’ai tout de suite compris à votre démarche que vous n’étiez pas un commis, ni quelqu’un qui perd son cheval quand il y tient, et j’ai trouvé que tout le bruit que le patron faisait autour de vous (il crevait d’orgueil parce qu’il avait bu le café avec vous et surtout parce que vous lui aviez parlé de pair à compagnon) était un peu imprudent. Je pense souvent à ceux que mon frère appelle les commis voyageurs et qui vont d’une forêt à l’autre pour organiser ce qu’il faudra faire si nous voulons être heureux. J’ai ouvert l’œil. Je suis allée plus de vingt fois dans la grand-salle et même dans le petit salon particulier sous prétexte de desservir des tables. C’est comme ça que je suis passée à côté de cet homme sec et j’ai entendu qu’il parlait de quelqu’un qui vous ressemblait.

Angélo posa des questions sur l’homme sec. Elle lui décrivit un personnage qu’il ne connaissait pas et qui ne semblait pas appartenir à la police de Turin.

— C’est quelqu’un d’important, rien qu’à l’entendre commander, dit-elle. Il a une frousse terrible de ceux qui le commandent lui, et ceux-là ont peur de vous. Il n’a pas été question de vous mettre au frais mais simplement de vous tuer. Et cela semble si pressé qu’on s’en fiche que tout le monde l’apprenne, pourvu que le droit soit de leur côté. Peut-être même ont-ils besoin d’un peu de réclame à ce sujet. On le dirait bien. Je l’ai entendu donner des ordres à trois soldats qui, je le sais, sont de toutes les mauvaises affaires. Peut-être même ne sont-ils soldats que de nom. « Quand il aura tiré ses pistolets », disait-il, mais il a entendu des pas dans le couloir et il s’est repris à voix haute : « S’il tire ses pistolets… »

— Je n’en ai pas, dit Angélo.

— On vous en aurait mis dans les poches. Un mort laisse tout faire. On l’habille comme on veut.

Angélo trouvait cette voix de plus en plus charmante. Il parla de choses qui n’étaient pas tragiques du tout et avec le tact le plus attentif. Il réussit à diverses reprises à faire rire d’un petit rire étouffé à côté de lui.

Une trompette sonna hors de la bourgade, mais c’était l’extinction des feux.

Après de longues heures d’attente dans l’obscurité la plus totale, sans bouger, et qui fut occupée par une conversation très noble, la porte s’ouvrit comme pour laisser passer un chat ou le vent qu’on entendait dans la rue : c’était le frère. Il battit le briquet, souffla sur son amadou qui sentait très fort et regarda Angélo sous le nez.

— J’ai entendu parler de vous, dit-il. Je comprends très bien qu’on veut nous enlever nos bonnes têtes. Mais on va leur faire voir que nous y tenons. Il faudra simplement faire tout de suite et très vite une lieue dans la colline sur mes talons et sans que vous ayez à vous soucier de rien d’autre que de mettre vos pas dans les miens. Après ça, nous sommes les maîtres, et, s’il faut que vous alliez à Novare, je vous y conduirai par des chemins où il n’y aura que nous. J’ai compris aussi que vous n’étiez pas armé. C’est bien joli, mais comme nous voulons gagner (en tout cas, ce soir d’abord), voilà un pistolet très bien chargé et j’en ai deux pareils. Faites attention de le tenir ferme si vous tirez : nos charges sont un peu fortes et ont un recul qui peut surprendre.

Puis, il embrassa la jeune fille et il se mit à pleurnicher très tendrement contre sa joue.

Au lieu de sortir, ils montèrent, toujours dans l’obscurité la plus complète, à l’étage de la maison, ils traversèrent ce qui devait être un poulailler, le garçon poussa une porte, ils parcoururent un couloir jusqu’à un petit encadrement de lumière assez vive, le garçon frappa et l’on ouvrit. Ils pénétrèrent dans une pièce où couchaient trois grandes personnes dont une vieille femme, et cinq enfants qui dormaient. L’homme était en chemise, pieds nus et tenait à la main une serpe d’émondeur. Il salua le jeune homme du nom de Christin et il regarda Angélo avec beaucoup de stupéfaction.

Angélo vit à quoi ressemblait son guide. C’était un paysan râblé avec une tête ronde, une barbe couleur de maïs et un nez un peu épaté.

— Ne te dérange pas, Charles, dit-il, nous ne faisons que passer. C’est un ami qu’il faut mettre à l’abri. Mais je m’en charge, ta serpe est de trop.

— Elle est bien consolante, dit l’homme.

Il les mena à un placard ; en déplaçant la planche du fond, on passait dans la maison d’à côté.

Angélo, sur les pas du paysan, monta des escaliers. Il s’efforçait de faire le moins de bruit possible.

— Vous pouvez y aller carrément, dit son guide. Ici, on ne surprend personne.

Une porte s’ouvrit sur une vieille dame en coiffe de nuit et camisole ; elle haussait une lampe à pétrole au-dessus de ses lunettes.

— C’est toi, mauvais sujet ? dit-elle, et avec un monsieur encore !

— Excusez-nous, madame Alicia, on va vous salir vos tapis, mais il faut tirer la barbe au roi sans qu’il morde.

Elle les conduisit à travers un petit salon vieillot dont tous les fauteuils avaient des coussinières de dentelle, jusqu’à une chambre où une tapisserie représentant Annibal à Trebbia dissimulait une communication avec la maison voisine.

Angélo était émerveillé de cette promenade et ne pensait plus au policier venu d’Ivrée. L’homme à la serpe avec son arrière-plan de femmes et d’enfants endormis qui montraient leurs gorges confiantes lui avaient fait écarquiller les yeux après tant d’heures d’obscurité et la longue conversation où il avait parlé de sentiments nobles et généreux. La vieille dame l’enchanta et il aimait beaucoup qu’elle ait pensé à la tapisserie représentant Annibal. Quand elle les laissa de l’autre côté du passage caché, ils se trouvèrent dans une cage d’escalier sans doute très vaste et qui sonnait au moindre bruit. Le jeune paysan siffla doucement. On entendit remuer un loquet et, tout de suite après, une veilleuse éclaira le palier.

— Venez, dit une voix.

C’était un vieux domestique en gilet rayé.

— C’est vous Boniface qui êtes de garde ce soir ? dit Christin.

— Mademoiselle est montée de bonne heure dans sa chambre pour se débarrasser des deux officiers.

— Quand leur donneras-tu le mauvais café ?

— À l’instant même où Mademoiselle m’en donnera l’ordre.

— Quel ordre doit donner Mademoiselle ? dit derrière eux une voix jeune et très agréable.

Angélo se retourna et fut en présence d’une jeune femme qui était arrivée sur des pantoufles. La veilleuse éclaira de fort beaux cheveux et une bouche un peu grande mais sensible et, qui se forçait à la dureté.

Angélo salua avec grâce.

— J’ai entendu parler de vous ce soir, dit la jeune dame. On vous cherche avec beaucoup d’âpreté du côté de Novare où il semble que l’état-major soit devenu très chatouilleux.

Elle avait un livre à la main et elle en battait sa jupe comme d’une cravache.

Angélo et son guide descendirent au rez-de-chaussée. On poussa un portillon et ils sortirent au grand air, dans une sorte de jardin, sous des marronniers nus pleins d’étoiles très brillantes.

Angélo était dans la situation d’âme d’un fils qui se sépare d’une famille bien-aimée.

— À partir du mur que nous allons sauter, dit Christin, les choses vont être un peu différentes et il faut que je sache bien si nous sommes dans la même disposition d’esprit. Nous n’avons que trois coups de pistolet à tirer ; après, il nous faudra faire feu de tout bois. S’il y a le moindre danger d’être pris, je préfère rester sur le carreau. J’ai peur de ne pas faire bonne figure devant un peloton d’exécution. Je vais me permettre de vous donner un conseil ; c’est vous dire si je suis prêt à tout. Tirez dans le ventre. D’abord, ça coupe court à toute discussion, ensuite ça fait un mal de chien, et nous avons besoin qu’on gueule. Rien ne démoralise plus le soldat, surtout la nuit. Il y a mieux. Mais ce serait pour le cas où ils auraient un fanal qui nous permettrait de voir les galons. Ne tirez jamais sur l’officier. Les soldats le détestent et sont ravis de le voir descendre. Ça leur donne du brio. Tandis qu’un copain, ça les met en rage, ils perdent la tête et c’est ce qu’il nous faut. Croyez-en l’expérience, mon colonel.

Angélo lui répondit sèchement. Le mot de colonel l’avait fait tomber de haut. Il ne mettait rien au-dessus de l’homme à la serpe.

De l’autre côté du mur, ils eurent tout de suite une petite surprise. Une voix de basse les appela familièrement. C’était l’ami qui était allé prévenir Christin.

— Je pensais bien que vous passeriez par là, dit-il, mais j’avais la frousse de vous manquer.

Il avait des renseignements importants. Ils rentrèrent dans le jardin pour tenir un petit conseil de guerre.

Le gros des patrouilles était parti à la recherche du côté de Novare. Elles étaient toutes à cheval. On avait crié tellement fort qu’elles allaient faire un travail soigné, ce qui avait du bon et du mauvais. Elles ne rentreraient pas avant longtemps mais elles apporteraient la certitude qu’Angélo avait gagné le large dans les collines. Enfin, nouvelle extraordinaire qui expliquait, disait cet homme, pourquoi il n’était pas allé se coucher, on se proposait de faire fonctionner le télégraphe aux premières heures du jour.

— Cette fois, il semble bien qu’ils aient une arête dans le gosier, dit Christin.

— Question de télégraphe, dit l’ami, le manipulateur, sans être carrément des nôtres, est sensible, tu le sais, à certains arguments. On s’en est occupé. Les dépêches sont pour les commandants de garnisons de Candelo, Masserano, Crevacuore et Ghemme ; ce qui semble indiquer que ceux qui s’intéressent à vous craignent de vous voir remonter vers la Suisse. Il s’agit donc bien de vous prendre pour vous tuer et non pas de vous empêcher simplement d’aller à Novare. Les collines : c’est la gueule du loup. Ils en feront le siège une à une et ils vous prendront. Ce n’est qu’une affaire de jours.

Malgré la proximité des feux de bivouac qu’on voyait rougeoyer dans la plaine, à travers les branches des arbres, Angélo proposa de fumer un petit cigare.

— Somme toute, dit-il, nous avons des atouts, ou, plus exactement, grâce à vous, j’ai des atouts. Ce qu’il faut que je suive, c’est simplement la politique de l’aiguille dans la botte de foin. Comme il ne s’agit strictement que de ma vie, la première des choses à faire est de ne pas en mêler d’autres à l’histoire. Mais, si je le prends par ce biais, vous allez à toute force vouloir partager mes dangers, sous prétexte qu’on ne laisse pas un ami dans l’embarras. Alors, comprenez-moi bien, nous ne pouvons pas nous payer le luxe de charger. Ce n’est pas à deux ou à cinquante que nous ferons une trouée, sabre au clair jusqu’à Novare, à travers une armée qui va beaucoup s’amuser à cette chasse au renard. Ce qu’il faut éviter par-dessus tout, c’est de faire rire de nous. Vous me répondrez que si nous en tuons dix (je vais même jusqu’à cent) ceux-là n’auront pas envie de rire. Mais il y a ce policier venu d’Ivrée et les gens qui l’emploient ; ils nous trouveront bien ridicules d’avoir cru que la mort de quelques soldats pouvait les impressionner. Ils ont déjà fait la part du feu et nous ne la brûlerons jamais toute.

Il les aida ainsi pendant plus de dix minutes, et avec les meilleures raisons du monde, à choisir la solution qui leur donnerait le moins de regret.

« Rien n’est plus facile à décider qu’un beau geste, se disait-il, c’est après que les difficultés commencent. S’ils m’accompagnent, ils vont me gêner et surtout me maudire, si par malheur la mort leur laisse le temps de réfléchir. Je ne pourrai pas supporter le dernier regard qu’ils me jetteront. »

Enfin, avec un peu d’illogisme, mais très habile, et qui s’adressait à des hommes sincèrement désireux du bonheur de tous et sensibles à la beauté de cette position, il leur parla de noblesse et de générosité.

« Il y a déjà le garçon au florin, pensait-il en même temps, et le traître de Turin ou d’Ivrée qui m’a vendu à la police. Cela fait deux ; à trois je suis un imbécile. »

— Vous êtes un chic type, dit Christin. Qu’on soit résolu à se faire tuer pour vous avec plaisir, cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Et vous avez encore le temps de changer d’avis, si vous voulez qu’on soit de la partie. Mais il est bien certain que ceux qui perdent le plus à notre mort, c’est nous.

— Je vais donc vous donner un ordre si vous permettez, dit Angélo. Vous allez me laisser au pied de cet arbre et vous éloigner d’ici au plus vite. Je prendrai mes dispositions après votre départ. Je ne vous demande qu’une chose : arrangez-vous pour qu’avant la rentrée des patrouilles le bruit coure qu’on m’a vu, en chair et en os, tantôt du côté de Turin, tantôt du côté de Novare, et peut-être même du côté d’Ivrée où, soi-disant, je serai en train de retourner.

Après des protestations et des scrupules qu’Angélo trouva un peu longs quand il rendit le pistolet, ils se décidèrent à partir.

Il fit sonner sa montre ; il était un peu plus de quatre heures du matin. La nuit avait éteint les feux de bivouac. La bourgade et la campagne étaient dans le plus profond silence.

Angélo revint au petit portillon qui donnait accès au jardin. Il enleva ses bottes et pénétra dans la maison. Il monta le grand escalier sans bruit.

« Si je réussis à retrouver, sans qu’on me voie, le moyen de rentrer chez la vieille dame, se dit-il, toute l’affaire est réglée. »

Il se souvenait qu’après avoir soulevé la tapisserie, Christin avait fait glisser un panneau de toile pour découvrir le trou.

À peu près à l’endroit où il supposait que se trouvait le passage, ses doigts qui se promenaient à tâtons sur le mur rencontrèrent le cadre épais d’un très grand tableau. Mais il n’y avait derrière que le mur plein.

Plus loin, il toucha l’entrebâil d’une porte. Il allait passer quand, à la légèreté avec laquelle le panneau de bois jouait sur ses gonds, il comprit qu’ils étaient soigneusement huilés. Il battit tout doucement son briquet et, soufflant sur la braise, il vit une petite souillarde sur les parois de laquelle étaient pendus de gros sacs de meunerie. Le passage était caché sous les sacs. Il n’eut qu’à pousser ensuite la tapisserie d’Annibal pour se retrouver dans la chambre d’ami de la vieille dame.

« Qui pourra jamais supposer que je suis ici ? se dit-il. Il ne me reste plus qu’à faire bonne figure devant cette vieille demoiselle qui, malheureusement, doit dormir. »

Il avança avec précaution sur le tapis et toucha un fauteuil.

« N’allons pas plus loin », se dit-il.

Il s’installa confortablement et déposa ses bottes à côté de lui. Le repas de midi était loin et il avait faim mais il pensa avec ironie aux lanciers qui patrouillaient du côté de Novare. Il ne comprenait toujours pas pourquoi ce policier était venu d’Ivrée, et avec des ordres si sévères. À moins que Giuseppe ait fait des siennes, ou Carlotta… Il était bien entendu cependant que, pour le moment, on ne mettait de poudre dans le café de personne.

Il eut ensuite la naïveté de regarder en imagination le Piémont sous les armes, et même Paris, qu’il ne connaissait pas, mais qu’il se représentait comme un très pur atelier international de mots d’ordre.

Il crut passer longuement en revue tous ces professeurs en barricades, ces commis voyageurs de la liberté qui parcouraient les pays.

En réalité, ce fut une pensée très rapide.

CHAPITRE IV

Il s’éveilla en sursaut. Il faisait jour. La vieille dame était devant lui et sans doute depuis assez longtemps car ses yeux n’exprimaient plus qu’un peu de malice. Malgré sa surprise et tout en se mettant à un garde-à-vous militaire, il eut l’esprit de faire quelques phrases très polies.

— Vous venez de me rassurer sur un point, dit-elle. Je sais maintenant que tous ces garçons qui traversent mes appartements en courant dorment aussi quelquefois.

Comme elle souriait, Angélo eut le temps de s’apercevoir avec terreur qu’il était pieds nus et qu’il avait les pieds sales. Il perdit tout à fait contenance et parla des bois, des longues marches et même de la liberté, et de façon fort touchante.

— Admettons que je vous garde, dit-elle. Je dois vous avouer que ce ne sera pas de gaieté de cœur. Je ne suis rien, moi, dans votre révolution. On est venu me demander la permission de faire des trous dans mes murs. J’ai dit oui, savez-vous pourquoi ? C’est que je considère comme un imbécile ce personnage qui se croit quelqu’un parce qu’il a un palais royal à Turin. Vous autres aussi, vous avez un peu tendance à cambrer la taille, mais vous y mettez de la grâce et vous êtes jeunes. Tandis que l’autre, avec sa barbe, il a vraiment passé l’âge de faire des folies. Qu’il soit bien entendu cependant que vous n’allez pas recommencer à discourir de vos leçons apprises ; même s’il est question de la pureté de votre âme. Je me méfie des yeux vifs comme les vôtres. Vous êtes fort capable d’être sincère. Et je n’ai pas envie à mon âge de rester en tête à tête avec un garçon sincère qui me démontrera par a plus b que les jours que j’ai vécus jusqu’ici n’en valaient pas la peine et que le printemps ne commencera que demain.

Angélo était fort embarrassé pour répondre. Il ne pouvait pas monter sur ses grands chevaux.

Elle lui montra un petit réduit où il pourrait se cacher et même dormir : il y avait un divan.

« C’est un peu étroit, se dit-il, surtout si des soldats arrivent. Je ne peux même pas prendre de recul et mon petit couteau percera difficilement le drap militaire si je ne frappe pas de toutes mes forces. »

Il remarqua le soin avec lequel on avait fait coïncider le joint de la porte et une ligne décorative du mur. À trois pas, il était impossible de l’apercevoir.

La matinée fut assez longue à passer. Il se comportait comme un personnage en visite.

— Vous faites très bien devant ma cheminée, dit la vieille dame. Vos cheveux vont avec le marbre. Mais je sors chaque après-midi et toute ma rue est au courant. Ce n’est pas le moment de donner à parler de moi. D’ailleurs, j’ai une douleur au poignet qui indique un changement de temps. Il faut que je me dépêche d’aller prendre l’air aujourd’hui. Rentrez dans vos appartements. Les commerçants de mon quartier m’aiment beaucoup, et, depuis des années, l’épicier d’en face surveille mes fenêtres quand il me sait sortie pour le cas, je suppose, où, pendant mon absence, le feu prendrait à mes rideaux. S’il apercevait un visage à mes carreaux ou s’il voyait simplement bouger une ombre, il prendrait tout de suite des initiatives. Or, j’ai l’impression qu’il est très bien avec les soldats qui dépensent un argent fou chez lui. Nous ne sommes pas ici à Paris ou à Londres.

Angélo ferma sur lui avec soin la porte du cabinet et resta bien sagement dans l’obscurité la plus totale.

Il était rassuré par l’ordre bourgeois. Sa cachette, quoique fort bien dissimulée, recueillait tous les bruits de la maison. Il entendait battre une grosse pendule de bronze à sujet pompeux, et même le frémissement, à chaque coup de balancier, de son globe de verre. Les braises craquaient dans la cheminée. Il occupa sa pensée avec les têtières et les accoudoirs qui ornaient les fauteuils et les chaises. C’étaient des ouvrages de fils très fins faits au crochet avec un très grand soin, et représentant toute une végétation d’acanthes, ou simplement des volutes, comme peut en rêver l’esprit d’une femme bien à l’abri de la moindre des passions.

— Vous êtes le sujet de toutes les conversations, dit la vieille dame en rentrant. Je n’ai jamais rien vu de plus bête que le visage des policiers qui vous cherchent. Comme on les a certainement choisis, c’est qu’on veut les voir agir bêtement quand on vous aura pris. On dit qu’une patrouille de lanciers a failli vous arrêter ce matin pendant qu’en amont d’Arboro vous étiez en train de passer le fleuve. Vous avez tiré un coup de pistolet qui a laissé des marques. C’est un très brave garçon à qui vous avez mis quelques morceaux de fer bien mâchés dans une artère. Il s’est trouvé que le garrot qu’on lui avait fait s’est déplacé et c’est un mort sanglant à souhait qu’on a finalement jeté sur la paille devant ses camarades qui l’avaient vu partir frais et dispos hier soir. Il paraît qu’il parlait en termes fort touchants de sa femme et de ses enfants quand il était en vie. On cite de lui des phrases très édifiantes. C’était sûrement une personnification du devoir et de l’honneur. Il était du peuple ; il s’était arraché des bras de sa famille pour défendre la patrie ; enfin, le moins qu’on puisse dire, c’est que vous avez fort mal choisi votre cible. Les soldats sont furieux. Il s’est trouvé parmi eux quatre ou cinq mauvaises têtes qui sont allées réclamer au colonel des honneurs militaires pour votre victime. Il paraît que ce chef est très compréhensif, qu’il a passé sur l’impolitesse de cette démarche. On prétend même qu’il avait les larmes aux yeux. J’ai vu partir tout à l’heure à vide une très jolie calèche escortée de trois lanciers en grand uniforme. J’ai cru qu’elle allait s’approvisionner en mouchoirs puisque toute l’armée est en pleurs. On m’a détrompée ; elle va chercher la veuve et les orphelins qui sont dans une ferme du côté de Borgo. On les fera défiler vêtus de noir. Ça va être un spectacle très bien organisé.

— Je ne voudrais pas pour tout l’or du monde attirer la foudre sur cette maison, dit Angélo.

— Cette maison est innocente comme l’agneau qui vient de naître, lui répondit-elle. Si les témoignages différents de ceux qui vont dans le sens des passions pouvaient servir à quelque chose, elle serait à même de témoigner que vous étiez en train de dormir dans un de ses fauteuils au moment précis où, à sept lieues d’ici, vous commettiez ce crime si utile au roi. Mais il est de fait qu’entre la vérité et une veuve qui se déchirera le visage (car, elle se déchirera le visage, n’en doutez pas : on sent très bien qu’on est en train de fignoler) des soldats à la veille de se battre n’hésiteront pas, et une petite ville en train de faire son beurre n’hésitera pas non plus. Les sept lieues sont sans importance. Vous pouvez très bien avoir des ailes sous votre redingote. Tout le monde aura intérêt à y croire. À tel point que personne aujourd’hui n’ajoute foi à ce qu’ont raconté quelques paysans, d’ailleurs fort timides, qui ont prétendu vous avoir vu en chair et en os du côté d’Ivrée. Sans la veuve, pourquoi n’auriez-vous pas été du côté d’Ivrée ? Mais l’artère du lancier s’est trouvée en temps opportun sur le chemin d’un petit bout de ferraille qu’on dit être fort déchiqueté. On l’a tiré de la blessure. On le montre. Il fait frémir. Il faut reconnaître que Charles-Albert sait placer les artères où il faut.

— Vous êtes entrée par ma faute dans une combinaison où vous courez les plus grands dangers, dit Angélo. Tout ce qu’ils ont organisé peut être démoli par votre simple témoignage. Ce serait leur première idée s’ils me trouvaient ici.

Il exprima complètement sa pensée qui était digne de l’antique mais un peu ridicule, s’adressant à une personne pleine de bon sens, à qui la fraîcheur de l’air avait mis, il est vrai, du rose aux joues.

Il était sincère. Il posa même la main sur la poignée de la porte.

— Laissez donc cette poignée de porte tranquille, dit la vieille dame. J’attendais mieux de vous. Je m’étais fait de votre esprit une opinion plus flatteuse en vous regardant dormir. J’étais loin de penser qu’une fois éveillé vous raisonneriez de façon aussi plate. Dès que je m’amuse, il faut toujours qu’on me mette des bâtons dans les roues. C’était sous prétexte de prudence, c’est sous prétexte de gentillesse, maintenant sous prétexte de générosité ou de je ne sais quel synonyme de l’orgueil. C’est le bouquet ! Cela ne finira donc jamais ? Êtes-vous un révolutionnaire, oui ou non ? Si oui, admettez donc une bonne fois pour toutes l’esprit de révolution en général. Et ne restez pas bouche bée parce qu’une vieille dame parle énergiquement, sinon je vais me mettre à jurer. On m’a totalement privée de cheval mécanique sous prétexte que mes longs cheveux, – que j’avais fort beaux à l’époque du cheval mécanique – pouvaient se prendre dans l’engrenage. J’ai toujours été morte d’envie depuis de fourrer des quantités de choses dans des quantités d’engrenages.

Il passa, le lendemain, une journée fort pénible.

Dès le matin, des tambours voilés de crêpe furent battus dans toutes les rues. Ils étaient portés par des soldats qui marchaient à pas lents et roulaient les baguettes sur des peaux détendues. On leur avait imposé la cadence d’un roulement tous les deux pas : comme pour les généraux en chef. Ce rythme funèbre est étudié pour provoquer des idées très égoïstes et très noires.

Angélo n’osa pas avouer qu’il était fort ébranlé par ces coups frappés à cadence régulière. Il constata qu’en déplaçant légèrement une grande glace de Venise, il pouvait y voir reflété tout ce qui se passait dans la rue et sans courir le risque d’être aperçu à la fenêtre. Il terminait son arrangement quand il se trouva ainsi nez à nez, dans le miroir, avec trois tambours qui marchèrent sur lui à pas comptés, en roulant leur caisse. Ils imitaient très bien, par ordre, la douleur profonde à la façon des gens sans imagination. C’est-à-dire le regard fixe.

Angélo se trompa généreusement sur ce que signifiait cette absence totale d’expression. Il la mit sur le compte d’une imbécilité produite par une douleur qui dépasse les forces, comme dans l’Arioste. Il en fut très malheureux. Il n’aimait pas voir souffrir.

Ce malheur fut encore augmenté par une grosse cloche qui se mit à sonner le glas. Il y eut aussi un coup de canon, comme pour porter à la connaissance des populations le deuil de tous ces fringants officiers qui, la veille encore, caquetaient avec les bourgeoises ; puis les décharges de mousqueterie des soldats qui rendaient les honneurs.

La veuve était arrivée dans le courant de la nuit, sans escorte, et même pas dans la calèche qu’on lui avait ostensiblement envoyée. On l’avait naturellement logée à l’auberge qui avait abrité Angélo, la chose prêtant à rapprochements utiles. C’était une petite femme trapue, forte comme un Turc et qui poussait de temps en temps un cri comme pour appeler des moutons ou réveiller un mulet.

Elle était en train de boire un verre de vin en silence quand on lui amena trois enfants.

Après la tournée des tambours, les gens commencèrent à s’assembler sous les arcades de la place Saint-Georges. Les femmes avaient fait toilette en pensant aux uniformes et on voyait quelques rubans fort gais. Une petite cloche plus aiguë que celle qui avait sonné le glas se mit à frapper des coups précipités ; la porte de l’église s’ouvrit à deux battants et l’on aperçut tous les préparatifs d’une messe à corps présent. C’était donc très sérieux et on parla à voix basse. L’attitude des officiers était également significative. Groupés autour du colonel des lanciers, les représentants de chaque corps de troupe portaient la tête haute et la moue comme sur les images quand ils défient la mort. On remarqua toutefois l’absence du commandant de l’artillerie. Il avait, disait-on, tiré son coup de canon de mauvaise grâce. C’était d’ailleurs un homme porté sur la boisson et qui s’était répandu en paroles malséantes à propos de la cérémonie. On chuchotait qu’il allait être cassé, qu’on avait même des doutes sur sa fidélité au roi, et on se montrait un personnage qui paraissait être en grand deuil malgré ses habits râpés, à cause de son visage ingrat et sévère. C’était le policier qui avait juré sur le corps du soldat de ne plus boire une goutte d’eau-de-vie avant d’avoir mis un terme aux agissements criminels des républicains. C’est à lui que ceux qui ne marchaient pas droit auraient affaire.

Les officiers s’étaient alignés sur le côté de la place Saint-Georges qui faisait face à l’église. Les piquets d’honneur vinrent se masser à leur gauche et firent un « Reposez armes ! » fort impressionnant. Après le claquement des bretelles contre le bois des fusils et le bruit des crosses sur les pavés, le silence s’établit. On n’entendit plus que le piétinement des sabots dans les rues voisines où six pelotons de lanciers attendaient, assez mal à l’aise sous les tintements réguliers d’une cloche grêle qui agaçait les chevaux.

La veuve apparut dans l’embrasure de la porte de l’auberge. Elle poussa un de ses cris mais fut vivement tirée en arrière par quelqu’un qui lui avait saisi le bras. C’était, comme l’on sut plus tard, pour lui faire mettre un chapeau à longs voiles, mais, d’ailleurs, le corps n’était pas encore arrivé et le colonel s’impatientait. Il sembla dire quelques mots un peu vifs. Juste à ce moment-là retentit le commandement de : « Présentez armes ! » Les officiers au garde-à-vous portèrent la main au képi, les hommes se découvrirent, les femmes firent le signe de la croix et le héros de la fête (ou tout au moins la boîte de sapin blanc qui le contenait) porté par huit de ses camarades, fit son entrée sur la place. Il y eut un moment de véritable tristesse et qui ne fut pas provoqué par l’appareil solennel ; ni, par la grosse cloche qui s’était remise à sonner en bourdon.

La veuve, complètement équipée, sortit alors de l’auberge. Elle marchait peut-être un peu vite et traînait un enfant à chaque main. Le bruit courut que le troisième enfant, terrifié par la mort de son père, avait été pris de convulsions et que le major du régiment de chasseurs était à son chevet. On plaignait beaucoup cette petite femme qui, dans ses longs voiles noirs et en raison de sa taille animée par de courtes pattes, ressemblait à un hérisson. Elle poussait très régulièrement toutes les cinq minutes un cri paisible et très paysan.

— Il faut qu’on me voie à cette cérémonie, dit la vieille dame. Au surplus, je ne veux pas en perdre une bouchée.

Angélo n’était pas d’humeur à trouver les choses plaisantes. Il voyait dans son miroir la rue déserte et toutes les boutiques fermées. Le hennissement des chevaux, le son des cloches, les rumeurs qui venaient de la place Saint-Georges, lui donnaient fort à penser. Il en était arrivé à cette conclusion qu’on avait tué un homme à cause de lui et peut-être même par sa faute. Il avait l’imagination vive ; il se représentait tous les détails, surtout les plus horribles. Il était littéralement en présence d’un sang intarissable ruisselant d’un garrot déplacé ; il le voyait rougissant, imbibant, durcissant l’uniforme, l’équipement, le cuir de la selle et jusqu’à la robe du cheval, faisant trace sur la poussière des routes et des champs. Il se disait : « Sans moi, cet homme vivrait encore et n’aurait pas eu cette longue agonie » (dont il contemplait le spectacle minutieusement reconstitué). Il allait jusqu’à ajouter : « Cet homme innocent ! » Il était stupéfié de la facilité avec laquelle on arrive à tuer par personnes interposées.

C’est dans cet état d’esprit qu’il entendit chanter le Dies irae d’une façon fort lugubre. Il regarda son miroir. Il y vit apparaître la croix que portait un petit clergeon noir comme de l’encre.

Le clergé avait déployé une grande pompe. Les étoles, les surplis de dentelle et les chapes étaient de première classe. On se demandait qui allait payer tous ces frais. On disait que ce serait l’intendance. La première classe comportait des chants à pleine voix pendant toute la durée du cortège. Ils étaient fournis d’ordinaire par le fils aîné d’un boucher – qui était une fort belle basse – et par deux jeunes élèves du collège des Jésuites : garçons joufflus ayant déjà un soupçon de barbe mais possédant chacun une voix très pure et un peu verte comme celle des petites filles. Les trois acolytes étaient là, somptueusement habillés et ils donnaient une très grande jouissance à l’œil et à l’oreille. Comme dans l’ordre de la cérémonie on avait prévu de mettre en avant du corps (juste derrière les trois chanteurs), les porteurs de draps et de bannières de toutes les sociétés constituées du pays, il y avait eu, jusqu’au matin même, beaucoup d’intrigues pour être de ceux qui, ainsi bien placés, pourraient se délecter des chants.

Cette avant-garde du cortège, toute à son plaisir, avançait donc avec une lenteur très solennelle. Uniquement occupés à jouir profondément du mélange des trois voix qui, elles-mêmes, se mariaient avec un contentement extrême, ces amateurs de musique avaient tous la fixité de regard et l’immobilité de traits de l’égoïste en travail. On ne pouvait pas imiter plus parfaitement la stupidité de la douleur.

« Ces hommes ne sont pas tristes par ordre », se disait Angélo. Il était surtout impressionné par les grosses moustaches de cette bourgeoisie paysanne. Ces poils bourrus donnaient de la vertu à tout.

Il entendit le grincement de larges roues et le bruit sourd qu’elles faisaient en roulant lentement sur un pavé inégal. Il s’attendait à voir arriver une prolonge d’artillerie : c’était un simple fardier sur lequel on avait disposé des drapeaux. Des carabiniers, fusils pointés à terre, accompagnaient le cercueil qu’on avait assez bizarrement juché au sommet d’une sorte de catafalque. Le désir de monter en épingle le corps du délit était trop évident et sentait sa police.

Angélo eut enfin une idée raisonnable qui, même, pouvait être d’une certaine utilité.

« Y a-t-il vraiment quelqu’un dans ce cercueil ? se dit-il. Et si le cercueil est vide, quel joli tour ! »

La vieille dame arriva avec des nouvelles.

— C’était un sacre, dit-elle en enlevant les épingles de son chapeau à plumes. On vous a publiquement couronné loup-garou. Cette cérémonie leur a fait gagner du temps. Ici où l’on connaît la vie, il faut vingt ans avant qu’on dise de quelqu’un qu’il est un assassin ; jusqu’au dixième cadavre, on n’est que malheureux. Vous, par ce procédé, on est arrivé à vous étiqueter dès le premier. Un officier qui avait quatre médailles fort apparentes a fait un discours sur la tombe où il a tout expliqué : votre lâcheté, votre façon de ramper dans l’ombre, et surtout que votre coutume est de vous attaquer au peuple. Il a fait ressortir que vous avez tué un soldat, mais que vous vous êtes bien gardé de tirer sur le gradé qui commandait la patrouille. Il n’a pas osé dire que vous en aviez peur, ce qui, au surplus, aurait été plutôt sympathique à tous ces commerçants qui en ont peur aussi ; mais il a fait remarquer que vous étiez un ancien colonel et un aristocrate. Personne ne s’étonnera plus si on vous tue à première vue. La police a de ce côté les mains libres : c’est ce qu’elle voulait. Il semble bien qu’elle voulait encore quelque chose mais elle a été dépitée. L’officier a lu son discours si lentement que je me suis demandé s’il ne cherchait pas à provoquer la contradiction. Quand il disait que vous êtes un lâche – et le mot est bien revenu plus de cent fois – le policier et l’état-major jetaient des regards à la ronde, par-dessus les têtes des gens assemblés. Ils avaient l’air d’attendre quelqu’un. Je me suis promis de vous poser une question. Est-ce que la police connaît votre âme ? Ou, si vous préférez, est-ce qu’un ami n’a pas pu expliquer à la police votre petit mécanisme intérieur ? Celui qui vous cherche a l’air de tabler sur une certaine connaissance de vos faiblesses.

— J’ai peu d’amis.

— Il suffit d’un.

— Aucun ne me vendrait.

— Il ne s’agit sans doute pas d’une vente au comptant. D’ailleurs, vous venez de dire une sottise. Ne savez-vous pas qu’un ami a cent façons de haïr ? Bref, êtes-vous homme à répondre sans hésiter aux provocations, quelles qu’elles soient, ou, autrement dit, quand on vous cherche, est-ce qu’on vous trouve ?

— Il est vrai que je ne réfléchis pas, dit-il, mais, je m’en voudrais de réfléchir. Si je ne me laisse pas emporter par mon instinct qui est d’accomplir les actions qui me rendent heureux tout de suite, je ne suis rien.

— Vous êtes un enfant, dit-elle, et ils le savent.

— Mais ils ne savent pas que j’ai de grands yeux.

Et il parla du cercueil probablement vide.

— Je ne suis pas de votre avis, dit-elle. Le cercueil était plein comme un œuf. On a dit une messe à corps présent, devant tout le monde. Et un corps présent, c’est une aubaine pour la peur de l’enfer. Le clergé n’irait pas gâcher son plus bel atout, même pour aider à tendre un piège.

Angélo fut très touché par le petit adverbe. « Je ne suis pas fait pour la joie et pour le grand rire, se dit-il, mais je suis fait pour le bonheur et ce “même” m’en donne beaucoup. »

Le temps se mit aux bourrasques pendant la nuit. En sortant de son réduit, Angélo entendit la grêle qui frappait les vitres.

— Je suis allée aux nouvelles chez les voisins, dit la vieille dame. Une femme seule et de mon âge a le droit d’avoir peur, surtout quand le vent secoue les portes. Le commandant de l’artillerie a fait des siennes. Il a eu, hier soir, une discussion très violente avec un capitaine de lanciers, à propos de vous. Il semble que vous ayez en partie raison. Il n’y avait peut-être pas grand-chose dans le cercueil. Non pas quant au cadavre : on en avait un sous la main, cela ne fait pas de doute ; on a eu soin de l’exposer et cinquante personnes incapables de s’en tenir à un mensonge concerté l’ont vu. Mais, de retour du cimetière, la soi-disant veuve a bu quelques verres de vin et, comme on essayait de l’envoyer coucher sans mettre de gants, elle a réclamé d’une voix puissante un certain argent qu’on lui avait promis. On va jusqu’à dire que les enfants ont été prêtés. Il y en avait d’abord trois ; on n’en a vu que deux. On brode. Un esclandre est aussi une cérémonie. Votre commandant d’artillerie a carrément mis les pieds dans le plat, et devant des lanciers qui y buvaient du lait, comme les chats, sans se mouiller les moustaches. Ils allaient se conduire comme des charretiers quand on leur a fait remarquer qu’ils portaient des sabres. On parle de duel.

— J’y vais, dit Angélo. Ce n’est pas à lui à se battre, c’est à moi.

— Où irez-vous ?

— Chez cet artilleur. Il est peut-être à l’instant même blessé ou mort. On l’a certainement placé devant un roublard qui lui aura fait son affaire. Je n’ai qu’une qualité : c’est de savoir me servir d’un sabre. D’ici une demi-heure, il y a au moins un lancier qui n’aura pas du tout envie de rire.

Il mit son manteau et il répéta cinq ou six fois de suite : « Cette maison a-t-elle une porte qui me permette de sortir sans vous compromettre ? » La dernière fois d’un ton si haut qu’il se fit honte à lui-même. Il posa sa question très gentiment.

— Et si c’était de nouveau un piège ? dit-elle.

— Il faudrait l’accepter celui-là, dit-il.

Elle le conduisit au rez-de-chaussée où un couloir de communs donnait sur une petite ruelle. Elle ouvrit la porte et elle eut un très joli sourire. « J’aime les femmes, se dit-il. Elles comprennent tout. »

Il était de très bonne heure. La pluie et le vent couraient seuls les rues. Il marcha plus de dix minutes, tête baissée, avant de trouver un homme abrité sous un sac qui essayait de débonder un tuyau de descente bouché par les grêlons. Il lui demanda où logeait le commandant de l’artillerie. C’était chez un marchand de charpentes qui avait une fort belle maison à côté de ses entrepôts. Angélo frappa à la porte qui fut ouverte tout de suite par une servante très jeune, très effrayée et qui avait pleuré. Elle dit en reniflant entre chaque mot que le commandant était là ; qu’il n’était pas sorti.

— Rassure-toi, dit Angélo, je suis son ami. Mène-moi à sa chambre.

Le commandant était en pantoufles. Il fumait sa pipe et il regarda Angélo d’un air ébahi.

— Je suis celui qui n’a pas tué le lancier et qui le regrette, dit Angélo. On m’a dit que vous deviez vous battre pour moi. Vous comprenez fort bien que, s’il s’agit d’expédier un des impresarii du petit opéra bouffe d’hier, je veuille m’en charger moi-même.

— Je croyais qu’il n’y avait plus de Piémont, dit l’autre. Mettez-vous à votre aise et buvez le café avec moi.

C’était un homme de petite taille, un peu corpulent mais robuste. Le bleu de ses yeux étonnait.

— Quant à prendre ma place, dit-il, vous pouvez vous brosser. Mes canonniers ne me le pardonneraient pas. Je suis loin d’être un novice. À force de nous voir avec des coupe-choux on se dit qu’une latte de cavalerie nous découpera facilement en rondelles. On va y trouver un os. D’ailleurs, le duel a été renvoyé à demain à cause du mauvais temps.

— C’est une malice, dit Angélo. On ne renvoie pas une affaire d’honneur. Je sais très bien ce que va faire votre adversaire aujourd’hui.

— Foutons-nous de ce qu’il va faire aujourd’hui ; je sais très bien ce que je ferai, moi, demain. Savez-vous ce que je me disais, une demi-heure avant que vous frappiez à ma porte ? On sait que vous êtes resté ici puisqu’on a passé les champs au peigne fin. Je me disais : si ce gaillard-là vaut quelque chose, tu le sauras. Si vous n’aviez rien valu, je me serais battu quand même, mais, maintenant, permettez, c’est du nanan.

Il alla à la porte et appela doucement la servante. Elle devait le guetter, elle arriva tout de suite.

— Mon petit lapin, dit-il, va nous faire un grand pot de café.

« Et voilà la voix d’un artilleur », se dit Angélo.

— Elle a l’air de bien vous aimer, dit-il.

— Annette ? C’est une chic petite fille. Je suis le bon papa pour elle. Elle est orpheline ; alors, elle fond.

— C’est la première fois que je vais laisser quelqu’un se battre à ma place, dit Angélo, mais, vous avez assez fait depuis un quart d’heure pour que je vous en reconnaisse le droit. Il y a cependant une chose que nous désirons tous les deux : c’est vivre, pour emmerder ceux qui veulent nous voir morts. Or, cela dépend simplement de quelques tours de poignet. Vous en connaissez neuf ; je dois en connaître dix. Il ne faut rien laisser au hasard. Faites dire à votre maître d’armes d’apporter deux sabres de cavalerie, je vous montrerai deux ou trois petites choses que les lanciers sont loin de soupçonner.

« Mais, ajouta-t-il, peut-être me trouvez-vous trop imprudent ? Je suis votre hôte ; vous pouvez désirer que je reste inconnu de tout le monde, sauf de vous et de la petite fille dont vous êtes le dieu. »

Il se disait qu’il n’avait jamais rien vu de plus beau que ce héros en pantoufles.

— Non seulement je vais faire venir le maître d’armes, dit cet homme bien installé dans la vie, mais cinq ou six de mes officiers. Si nous étions aussi comédiens que ces cavaliers de parade, je pourrais vous faire promener tête nue et sans risque au milieu de toutes les batteries. Pour manier des canons, il faut se foutre les mains pleines de graisse et se coltiner pas mal de trucs sur les reins. C’est pourquoi nous sommes tous républicains. Il y a bien longtemps que le roi aurait mis sa police au rancart s’il pouvait compter sur ses canons. Mais il ne peut pas.

La petite fille apporta le café. Elle avait cessé de renifler ; il ne lui restait plus qu’une respiration un peu courte.

— Va me chercher Bartholomé, mon petit lapin.

L’ordonnance arriva dix minutes après.

— Tu ne sauras qui est ce monsieur que si tu exécutes bien mes ordres, lui dit le commandant. File chez les amis dont je te marque le nom. Tu leur diras qu’ils rappliquent à toute vitesse ; qu’il y a du bon.

Angélo goûtait un bonheur difficile à décrire. Il n’était plus seul et on répondait à sa passion.

Bientôt on frappa à la porte : c’étaient les deux lieutenants qu’on était allé prévenir. Ils avaient juste pris le temps de jeter un manteau sur leur uniforme d’exercice. Ensuite, entrèrent un capitaine, un adjudant et un brigadier. Angélo fut présenté à des hommes qui, depuis dix ans, attendaient un peu de folie. Malgré les âges et les grades mélangés, tous ces artilleurs se mirent à prononcer des paroles un peu extravagantes et à rire comme si c’était la première fois de leur vie.

« Surtout, se dit Angélo, ne parlons pas de fraternité ni d’aucun de ces sentiments qu’on achète à la foire d’empoigne. »

— Messieurs, dit-il, quand je me fais un ami, je tremble toujours de ne pas le mériter ; et maintenant, en voilà six…

« Partout ailleurs je serais ridicule, se disait-il. Voilà pourquoi nous nous révoltons. »

— Tous vos amis ne sont pas là, dit le brigadier ; allez voir dans les batteries, vous en trouverez d’autres. D’ailleurs, je vous connais, mon colonel : je servais dans l’escadron du comte Avogadro, quand vous êtes parti pour la France. Ce n’est pas la première fois que vous me faites boire du lait.

— Je n’ai jamais été qu’un colonel d’opérette. C’est maintenant qu’il me faut gagner mes galons de laine.

Finalement, on parla de duel. Il y avait au fond de la cour les entrepôts à charpentes du marchand de bois.

— Allons chercher là-bas dedans un petit coin discret, dit Angélo et travaillons. Mettez dès maintenant les culottes et les bottes que vous mettrez demain, mon commandant. Il faut les briser. Dans ces affaires, les choses tiennent parfois à un fil. Soyez assuré que votre adversaire le sait et s’en occupe. Ils n’ont renvoyé la rencontre que pour faire grand.

On trouva dans les entrepôts un endroit convenable. Le brigadier avait apporté des sabres de bon poids et de bonne longueur. Il rougit de plaisir quand Angélo le félicita de n’avoir rien laissé au hasard.

— Je suis de votre école, Monsieur, dit-il.

— Je vais m’en rendre compte, dit Angélo. Nous allons faire un petit assaut tous les deux. Je voudrais que le commandant voie d’abord. On refait mieux les malices qu’on voit.

— Comment voulez-vous être attaqué ? dit le brigadier.

— De toutes vos forces ; et si vous pouviez même me détester un peu, ce serait parfait. Attendez que je précise ma pensée. Ne jouons pas. Tâchons de reproduire le plus exactement possible le combat qui aura lieu demain. Attaquez-moi à mort. Nous nous arrêterons dès qu’un de mes coups pourra passer. Je le retiendrai, il ne vous touchera pas. Soyons sans crainte : en réalité, je vous aime et vous m’aimez. Même si vous me tuez, il n’y aura pas de mal.

— Vous m’en demandez trop, dit le brigadier.

— Il faut aider notre ami ; rien n’est trop.

— Vous êtes un type, dit le commandant. Fais ce qu’il dit, Ettore. C’est le plus beau jour de ma vie.

Le brigadier était un ancien hussard. Il commença à faire quelques fioritures. Elles avaient de la force mais restaient encore trop décoratives.

— Halte ! dit Angélo. À l’italienne, tu ne battrais pas le lancier. Pendant que j’étais en France, je suis resté plus d’un an à Aix-en-Provence. Je m’ennuyais. J’ai fréquenté un prytanée tenu par un certain M. Bisse. Je n’ai jamais rencontré personne qui ait le sens de l’arme comme lui. Il m’a dit quelque chose de très juste : « Le sabre, par sa forme, incite aux ronds de bras. Il faut couper court. » Il avait ajouté : « Ronds de bras, et quand c’est un bras italien, ça n’en finit plus. » Je me suis piqué ; j’ai appris à couper court. À la fin, je coupais plus court que lui. En garde, tiens ! Attaque et tu vas voir !

Au milieu d’un grand « déploiement d’acier », Angélo fit passer sans effort et presque sans bouger un coup de revers imparable.

— Bougre, dit le brigadier, ceci m’intéresse !

Il se mit au travail de façon beaucoup plus chaleureuse. Il s’enragea à parer des revers, des coups droits, des fouets assez dédaigneux, et d’abord faciles, puis plus raides, plus imprévisibles et venant même d’endroits où la lame de son adversaire n’était pas. Il était lui-même doué. Il inventa avec bonheur. Angélo l’excita à aller plus loin. Il y alla en se donnant à fond. Quand il se crut hermétiquement fermé, Angélo fit passer un coup de pointe divin qui sonna sur la plaque du ceinturon et s’arrêta pile à un doigt de la peau du ventre.

— Soufflons ! dit Angélo.

— J’ai mieux à faire qu’à souffler, dit le brigadier. J’ai à dire que, pour ma part, c’est fini. J’ai donné tout ce que je savais, même plus, et assez pour avoir à ma main trois charretées de prévôts. Mais, vous, j’aime mieux vous voir en peinture. Si on recommençait, je vous détesterais pour de bon.

— Alors, embrassons-nous vite, dit Angélo. Moi aussi, j’ai fait tout ce que je savais et vous m’avez tenu tête.

Les deux petits lieutenants étaient frais émoulus de l’école. C’était la première fois qu’ils voyaient monts et merveilles et un combat qui ne sortait pas d’une table de logarithmes. Ils dirent tout ce qui était d’enthousiasme et hors de propos. Le capitaine et l’adjudant, très excités aussi, parlèrent cependant comme des gens qui savent qu’il y a loin de la coupe aux lèvres. C’étaient de vieux amis du commandant et ils ne le cachaient pas.

— Vous êtes bien bon, dit ce dernier, mais quoi ? Je suis majeur ! Vous me couvez. Savez-vous ce qui va sortir si vous me couvez trop longtemps ? Un beau petit barbon bien gâteux. Allons, allons, place au théâtre ! Je meurs d’envie d’être sur la sellette.

Angélo le trouva meilleur que ce qu’il croyait et même assez finaud.

— Ne vous fatiguez pas ; échauffez-vous seulement.

« Voilà un très beau combattant, se disait-il, franc du collier et qui prend tous ses risques avec courage. Si les intelligents ne s’étaient pas mêlés de l’art de combattre, voilà comment il faudrait le faire. Mais il y a les intelligents. »

— Vous ne vous couvrez pas assez, dit-il. Vous allez au-devant des coups. Pour ma part, j’en suis ébloui, mais vous allez avoir affaire à un lancier qui, d’abord, a des ordres (il ne faut pas se le dissimuler) et ensuite est complètement détaché de toute grandeur d’âme. On l’a chargé d’accomplir un travail ; il va s’arranger pour le faire le plus rapidement possible et de façon à ce qu’il n’y ait pas à y revenir. Ce qui compte pour lui c’est que ses patrons soient contents et qu’il ait loisir de retourner à ses parties de cartes. Vous avez agi comme un honnête homme courageux et vous continuez à agir avec honnêteté et courage. Mais ces qualités sont contre vous parce qu’ils les connaissent. Il faut les faire tomber sur des choses qu’ils ne connaissent pas et auxquelles ils sont loin de s’attendre.

Pendant trois bonnes heures, mais avec des repos judicieusement placés qui laissaient à son élève toute sa vigueur, Angélo essaya de démontrer au commandant qu’il s’agissait en réalité d’un mécanisme d’horlogerie.

— Je suis très malheureux, dit-il. Vous êtes l’homme à l’estime duquel je tiens le plus. Cependant, je suis en train de tout faire pour que vous me méprisiez. Cette mécanique est tout le contraire de l’âme. Mais je veux que vous viviez, et c’est le seul moyen.

Ils se précipitèrent dans ses bras. Il se disait : « Je ne m’en sors plus avec mon cœur ! Que ces embrassades sont bonnes ! »

Le coup qu’il expliqua n’était pas traître, mais simplement très beau ; si beau qu’il confinait à la ruse la plus inattendue, pour des rusés.

Ces jeunes hommes n’en comprirent que la beauté ; ils avaient été bouleversés par la sincérité d’Angélo. Le commandant et le capitaine étaient enthousiasmés de retrouver les raisons absurdes de la jeunesse.

Après encore une heure de travail où tout le monde mit du cœur, le commandant s’arrêta et dit qu’il avait faim.

Ils furent tout étonnés, en sortant du hangar, de retrouver le mauvais temps, les bourrasques, la grêle, une pluie lourde et cependant presque horizontale tellement le vent soufflait.

On fit un bon feu dans la cheminée ; on tira la table au milieu de la chambre et on envoya chercher le déjeuner au mess. Une corvée de trois soldats vint mettre le couvert et apporter des fiasques de vin. Tout le monde était content. C’était une bonne partie de campagne.

— Aujourd’hui, dit le capitaine, foutons-nous de la police, des lanciers et de tout ce qui n’est pas nous. Il n’y a pas dans tout le royaume de Sardaigne un seul jean-foutre qui oserait mettre son nez dans nos affaires.

Angélo demanda la permission de donner deux florins à la corvée pour qu’elle se paie du vin.

— Si mon commandant est d’accord, dit l’adjudant, je donne l’ordre d’acheter du vin pour toutes les batteries. J’ai de la gratte.

Il fallait faire voir aux lanciers que les artilleurs étaient des hommes. On ne pouvait pas mieux le montrer qu’en buvant gaillardement.

L’ordonnance fut chargé d’aller rouler les barriques avec des volontaires.

— Nous voilà partis pour je ne sais où, dit le commandant, mais enfin pour quelque chose qui me plaît. J’en ai assez d’exiger des saluts. Notre maison de Savoie qui cependant n’a eu jusqu’ici que des privilèges de bourgeois à donner, a une peur horrible de la nuit du 4 août. En voilà une et rien n’est plus beau.

Il faut reconnaître qu’Angélo était effrayé de cet enthousiasme. Enfin, il vit dans les yeux du commandant un peu de tristesse ou tout au moins de gravité.

Le déjeuner fut cependant très gai. Il faisait chaud, la pluie battait les vitres ; on avait beaucoup fait tourner les bras et les cœurs dans la matinée.

— Je suis parti de Turin il y a huit jours, dit Angélo, je ne sais rien des événements. La présence de toutes ces troupes à Casteletto m’a surpris. Que se passe-t-il ?

— Vous ne voyez ici que la réserve, répondit l’adjudant. Toute l’armée active du royaume de Sardaigne est alignée le long du Tessin. Les cartouchières sont pleines. Il y a trois jours de vivres dans les musettes. Nous avons dans nos caissons vingt coups par pièce à tirer. La cavalerie a la moitié de ses effectifs en selle et de garde par roulement jour et nuit. Et nous avons l’ordre de nous conformer aux instructions de la circulaire secrète n° 4, c’est-à-dire, comme tout le monde le sait, celle qui autorise les réquisitions et donne le pas à la juridiction militaire sur la juridiction civile. Quoique simple adjudant, j’ai depuis cinq jours le droit de donner des ordres aux syndics.

— On a passé les verres de lorgnette à la peau de chamois, dit le capitaine. Tous les regards sont fixés sur Milan et l’on dit qu’il va y avoir du bruit. Si on entend ce bruit-là, c’est la guerre avec l’Autriche. On va prendre la Lombardie.

— On va prendre probablement un bon coup dans les gencives, Achille, dit le commandant. On s’imagine à Turin que Radetzky tombera dans les pommes dès qu’on fera péter trois coups de pistolet sous le nez de ses officiers. Les carottes ne sont pas tellement cuites.

— Radetzky a quatre-vingt-trois ans, dit un des lieutenants qui avait de charmantes moustaches blondes, bien roulées sur des lèvres très fines.

— Alessandro, mon petit, vous faites tort à votre jugement. Quand notre monarchie filait le parfait amour avec le vice-roi (ce n’est pas si vieux que ça), vous avez mangé comme moi à la table du feld-maréchal. Est-ce qu’il vous a paru tellement moisi ?

— Non, mon capitaine, mais la guerre est une affaire de jeunesse.

Le commandant s’esclaffa.

— Ils rougissent, dit-il. Ils rougissent tous les deux. L’autre n’a rien dit mais ils sont de mèche, comme toujours. Ils essayent de me faire comprendre que je suis une vieille baderne. C’est ça qu’ils veulent dire, Achille, et tu peux en prendre pour ton grade, toi aussi.

Les deux lieutenants protestèrent mais ils étaient en effet devenus rouges jusqu’aux oreilles, et, sur l’écarlate de la joue, on voyait leur duvet de poussin.

— Non, mes petits lapins, n’essayez pas de me faire prendre des vessies pour des lanternes. Je l’ai fait avant vous. J’ai passé par l’âge où l’on trouve qu’un homme de trente ans est un vieillard ; et, comme j’en ai quarante…

« Les beaux yeux qu’il a ! se disait Angélo. Beaux yeux d’une franchise étonnante ! Ai-je le droit, même pour le sauver, de lui apprendre la ruse ? »

(Angélo se prenait pour un monstre de duplicité parce qu’il connaissait trente façons secrètes de tuer un homme avec un sabre, en combat singulier.)

— … un vieux singe qui sait faire la grimace. On vous met en boîte avec trois plumes de coq, mes enfants. Vous me direz que moi aussi puisque je marche en tête. Non, moi on me possède avec de la discipline et des habitudes. On me dit : « Marche ou crève » et, comme c’est une des règles de mon métier, je marche et, s’il le faut, je crève. C’est mon rabot. En réalité, c’est pour faire le jeu d’un roublard.

— Qu’est-ce que tu veux dire avec ton roublard, mon petit Ajax ?

— Charles-Albert, mon petit Achille ! Notre bien-aimé monarque ; la jolie progéniture de la maison de Savoie, le futur roi de la future Italie, le joyeux compère de Turin, la longue momie sèche comme du charbon de bois qui s’apprête à régner entre autres sur trois cent mille charbonniers comme nous, et surtout comme nos deux petits lieutenants.

— Si nous ne tenons pas compte de notre besoin de bonheur, il est évident que nous sommes assis à une table de jeu avec Charles-Albert et l’Autriche, dit Angélo.

— Chacun joue pour sa peau, dit le commandant, mais notre bonheur c’est quoi ? La liberté ?

— Non, dit Angélo. (« Cette tête trouée de part en part, et qui raisonne », se disait-il.) Il était impressionné par les yeux bleus du commandant.

— À la bonne heure, dit ce dernier. Venez que je vous embrasse. Après le tac au tac de ce matin, je ne savais plus très bien si vous étiez Robespierre ou l’honnête homme qui est entré chez moi quand le jour se levait. Je suis charbonnier depuis dix-sept ans. Ça fait une paye. J’ai été le parrain d’Achille, d’Ettore, de l’adjudant, et, à nous tous nous avons été les parrains de tout ce qui est charbonnier dans les batteries. Il n’y a qu’Alessandro et son copain qui sont sortis tout baptisés de Polytechnique. Il paraît que cette jeune génération apprend la haine des tyrans avec deux et deux font quatre. Mais, si on exige de moi que j’envoie faire lanlaire le respect que je me dois, il faudra repasser, et un jour où je serai mort, si possible. Notre bonheur, c’est d’être des hommes.

Ils s’embrassèrent après s’être essuyé les moustaches.

La nuit tomba plus tôt que de coutume ; des nuages très noirs versant une pluie serrée roulaient au ras des toitures.

— Savez-vous pourquoi on veut vous empêcher d’aller à Novare ? dit le commandant. C’est que là-bas l’initiative des opérations est passée de notre côté. On y conspire à ciel ouvert. Il y a des réunions avec tous les lustres allumés, des conciliabules chez le prince ou plutôt la princesse Pio devant la maison de laquelle les équipages encombrent tranquillement la rue. Et nos états-majors sont obligés de le supporter. Imaginez le coup qu’on aurait assené à toute cette ardeur si on vous avait pendu ici ? Car leur intention n’était pas de vous fusiller mais de vous pendre, place Saint-Georges, et de vous laisser pendu au vu et au su de tout le monde, tirant la langue et souillant vos culottes, dans une attitude bien ridicule. C’est pourquoi il faut vous tirer de ce guêpier et j’ai un truc pour vous faire passer sous le nez des guêpes.

C’était de donner à Angélo un uniforme de capitaine d’artillerie et de le faire partir à la tête d’une petite patrouille. On n’irait pas regarder sous le képi d’un officier manifestement en service. Et cette nuit-ci, avec ses bourrasques, convenait au départ.

Angélo n’accepta pas le déguisement.

— Ce n’en est pas un. Vous étiez colonel de hussards. Vous pouvez fort bien opter pour l’artillerie et faire honneur à cette arme en acceptant le grade de capitaine. Mais, trêve de plaisanteries. Je vais vous servir vos raisons : il faut rester vivant, vous me l’avez dit. Vous m’avez appris vos ruses, voilà la mienne. Vous êtes à peu près de la taille d’Achille. Vous allez avoir un uniforme d’exercice qui collera au poil. On va monter votre petite cavalerie sur les quatre ou cinq chevaux les plus nerveux que nous ayons, et, après, foutez le camp ! Nous avons passé une bonne journée, mais il ne faut pas trop tirer sur la corde de pendu. Nous aurions bonne mine si les lanciers finissaient par vous avoir !…

Angélo fit des objections au sujet des soldats qui l’accompagneraient.

— Ils ne vous accompagnent pas : ils justifient votre présence sur les routes. Après ce que vous m’avez montré de vos talents, ne croyez pas que j’aie le souci de vous faire protéger par une escorte. Ettore sera votre brigadier. Il va choisir trois copains qui vont vous aimer comme du bon pain. Vous les commandez. En cours de route, si vous voulez vous suicider, ils vous aimeront assez pour vous laisser faire. Mais alors, moi je croirai que vous m’avez raconté des bourdes quand vous m’avez dit qu’il fallait vivre, et je me poserai des tas de questions sur la place que vous êtes allé prendre à toute vitesse au paradis. Ça peut être très gênant par la suite et je ne penserai pas à vous avec plaisir.

Le bleu ardoise de l’artillerie piémontaise n’était pas très reluisant malgré le passepoil, mais le capitaine alla chercher sa grande tenue, avec les épaulettes dorées, le shako à plume verte et les aiguillettes pourpres. Angélo serra le ceinturon sur une tunique un peu ample. Il avait grand air. Le brigadier ne tarda pas à arriver avec trois soldats manifestement aux anges.

Angélo se recouvrit du grand manteau de pluie. Ce fut un moment où les cœurs seuls pouvaient parler.

— Restez sur la défensive, dit Angélo d’une petite voix tremblante. Ne vous servez de ce que je vous ai appris que si vous êtes pressé trop violemment. Exercez-vous encore deux heures ce soir, puis, couchez-vous sans café ni alcool.

Il n’en finissait plus.

— Faites votre boulot, mon petit lapin, dit le commandant. Nous ferons le nôtre.

À peine en selle, Angélo sentit sous lui un cheval plein d’esprit.

— Qu’est-ce que vous dites du canasson, mon capitaine ? demanda le brigadier. Les nôtres sont de la même trempe. C’est pour le cas où vous voudriez mettre un peu de fantaisie dans cette promenade à Novare. Mes hommes aimeraient beaucoup ça. Ce sont tous des anciens hussards et je leur ai promis qu’on allait rigoler.

Le vent avait éteint toutes les lanternes dans Casteletto. À la sortie du bourg, les cavaliers furent assaillis plus durement par la bourrasque, mais la pluie les frappait dans le dos.

Angélo se rapprocha du brigadier.

— Connais-tu à une lieue d’ici environ une maison où nous puissions passer la nuit ? Je voudrais rester dans les parages. Le duel de demain ne me paraît pas clair.

— Vous répondez à mes préoccupations, dit le brigadier. Le commandant a toujours été un chic type. Nous sommes six hommes et six chevaux. Le mieux serait de pousser jusqu’au relais de la poste.

Il était à deux lieues, à la patte d’oie de Buronzo. Ses larges fenêtres illuminées permettaient de voir le départ de la route de Novare et de longs peupliers tourmentés par le vent. Il n’y avait personne dans la grande salle.

— Les courriers sont passés, dit le maître de poste, et avec ce temps, personne ne court les routes en dehors des services réguliers. J’allais me coucher.

— Ne te gêne pas, vas-y, dit Angélo, ferme tes volets ; donne-nous du bois pour entretenir le feu, du rhum, du sucre et ton bol à punch. C’est moi qui régale, et je suis large. Pas question d’intendance. Alors soigne-nous.

L’hôte avait également de petits cigares.

— Je n’ai plus fumé depuis cinq jours, dit Angélo.

— Payez-vous-en une bosse, dit le brigadier. Aujourd’hui, vous n’avez guère eu le temps.

Les soldats se mirent à faire de la politique à la façon du peuple, c’est-à-dire à proclamer j’aime ou je n’aime pas, devant le bon feu de cheminée. Ils étaient très heureux de pouvoir discuter sans tirer à conséquence et devant un feu sur lequel cuisait du punch.

— Mais nous faisons trop de tapage et le capitaine veut sans doute dormir.

— Quand je dors, rien ne me dérange, dit Angélo. Ne vous gênez pas.

— Vous devriez enlever vos bottes, dit le brigadier et permettre que j’approche cette chaise de votre fauteuil. J’aimerais que vos jambes soient allongées et se reposent. En ce qui nous concerne, il y a plus de ressources dans deux cuisses nerveuses et des genoux qui roulent bien que dans mille têtes de professeurs. Laissez-vous dorloter. Nous n’avons pas souvent l’occasion d’avoir de l’espoir, nous autres, et surtout un espoir qui se tient debout sur ses pieds.

Ces hommes simples et qui étaient en train de discuter bêtement surent très bien envelopper Angélo dans des manteaux secs.

Il s’éveilla, appelé par le brigadier.

— Il est quatre heures : le duel est en train maintenant. Nous avons eu une petite émotion vers minuit. Un assez fort parti de lanciers furète dans les environs. Ils doivent être une dizaine. Ils sont passés une fois au galop et ils ont pris la route de Novare. Ils sont revenus au trot un peu après. On les a entendus encore une fois au pas sur la route. Nous avons pris nos précautions. Depuis un bon moment, c’est calme.

Un artilleur, mousqueton à la main, était aux aguets près de la porte.

— Nous ne partirons d’ici, dit Angélo, que lorsque nous serons renseignés et peut-être rassurés sur le sort de cet excellent homme aux yeux bleus qui a voulu à toute force tenir un sabre à ma place. Il faut que l’un de vous parte tout de suite et même sans boire de café. Il va à Casteletto et il retourne, bride abattue, nous apporter des nouvelles.

— Eh bien ! j’y vais, dit le plus maigre des soldats. Si c’est une question de rapidité, je gagnerai cinq minutes sur tout le monde parce que je suis le plus léger.

Le jour se leva dans un ciel calme mais encombré de nuages déchirés. Angélo fuma un petit cigare sur le pas de la porte. La route de Novare encore luisante de pluie flottait sur des champs couverts de brumes. Autour de l’auberge, les peupliers redevenus immobiles dressaient dans la lumière pâle leurs longues branches constellées de bourgeons. Des bosquets de sycomores noirs comme de l’encre, des saules rouges, des trembles plus blancs que la neige, disposés dans les lointains de la plaine comme des décors de théâtre, apparaissaient dans les mouvements du brouillard. La paix du matin donnait aux bruits une étrange netteté : l’égouttement des tuiles, le battement d’aile d’un corbeau silencieux, le soupir de la terre gorgée d’eau. Très loin vers l’est une trompette sonna les quatre notes acides du réveil.

La diligence d’Arona arriva. Angélo regarda sa montre. Il était cinq heures et demie. Il contourna la maison. Derrière les écuries, sa petite troupe était prête.

— Ça a peut-être duré plus longtemps que ce qu’on croyait ? dit le brigadier.

Enfin, au bout d’un quart d’heure, ils entendirent le bruit d’un galop bien mené. C’était, en effet, le soldat.

— Ratiboisé ! dit-il. On ne sait même pas si celui qui lui a fait son affaire est bien un lancier malgré l’uniforme. On avait fourré le bon papa en face d’un type qui ne pouvait pas le manquer. On n’avait rien laissé au hasard.

— En selle ! dit Angélo.

Il s’engagea sur la route de Casteletto et prit tout de suite le galop. Le brigadier eut de la peine à se monter jusqu’à sa hauteur.

— Hôtel de la Couronne, cria-t-il. Ils sont en train de fêter l’exploit.

Puis, il retint son cheval et rentra dans le rang.

Angélo s’arrêta à l’entrée du bourg.

— Rectifiez la tenue, dit-il, la jugulaire comme pour le service de place, képi d’aplomb et au pas derrière moi.

Casteletto était encore endormi. Angélo remarqua, au-dessus des toits, un très beau nuage vert en forme d’aile dans lequel les premiers rayons d’un soleil très pâle allumaient une à une de longues plumes d’or. Sur la place Saint-Georges, déserte, l’Hôtel de la Couronne ouvrait seul ses grandes fenêtres roses où les lampes étaient allumées. Derrière les vitres, on voyait bouger le blanc et le rouge des uniformes.

Angélo aima beaucoup le bruit noble et bien réglé que fit le pas des chevaux sur les pavés de la place. Il arrêta sa petite troupe à cinq pas, face aux fenêtres, rien qu’avec un geste de la main. Les vingt-quatre sabots s’arrêtèrent exactement en même temps. Il était exalté au suprême degré.

On avait suivi sa manœuvre de l’intérieur. Les visages s’étaient approchés des vitres.

— Donne-moi une balle de mousqueton, dit Angélo.

Il la lança comme une pierre contre un carreau qui vola en éclats. La fenêtre s’ouvrit.

— Vous avez une canaille parmi vous, dit-il d’une voix calme. Je lui crache à la figure et, si elle y voit un inconvénient quelconque, elle peut toujours venir m’expliquer gentiment pourquoi, dans l’écurie de l’hôtel où je vais l’attendre.

Il se paya le luxe de rester quelques secondes immobile et parfaitement heureux devant des visages ébahis, puis, d’une simple indication des genoux, il fit tourner son cheval.

Il pensait avec un grand naturel à mille choses nobles et pures pendant que le cheval exécutait le mouvement avec une grâce parfaite.

Après avoir mis pied à terre dans l’écurie, il enleva tout de suite sa tunique, sa chemise, tira son sabre et attendit.

— Sentinelles doubles à la porte cochère, dit à voix basse le brigadier. Armes à la main. Ouvrez l’œil. Ne regardez pas le spectacle ; regardez l’ouverture de cette petite rue d’où peut déboucher la police. Si elle arrive, tirez en l’air. Il faut lui couper la chique. Toi, garde les chevaux. Orson, reste avec moi : tu seras témoin.

Il y avait un peu de désarroi chez les lanciers, mais badin. Ils se haussèrent du col dès qu’ils virent Angélo torse nu. Un grand capitaine maigre, mais dont tous les mouvements avaient la souplesse des bêtes rompues aux jeux dangereux, s’avança en traînant élégamment les pieds.

— C’est toi le cracheur ? dit-il.

Angélo ne répondit pas. Il eut un frisson de plaisir.

— Pas causant maintenant, hein ? continua l’autre. J’avoue que c’est foutant de casser brusquement sa pipe quand on est jeune comme toi. Mais, fallait pas tremper ton doigt dans la sauce : elle brûle !

Il enleva son dolman, sa chemise ; on lui passa un sabre ; il se mit en garde.

Angélo joignit ostensiblement les pieds et resta raide comme un piquet.

— Idéaliste ! dit le lancier avec un petit sourire. Il avait les lèvres minces si commodes pour exprimer le mépris. Il attaqua avec une très grande impétuosité. Angélo, les pieds joints, se couvrit sans bouger le corps. Le sourire disparut des lèvres du lancier. Il força l’allure, fouetta coup sur coup de trois revers presque imparables mais qui sonnèrent sur du fer et il ouvrit la bouche peut-être pour crier. Angélo se fendit à fond, comme à l’épée. La semelle de sa botte claqua comme un coup de pistolet sur la terre battue. Sa lame pénétra jusqu’à la moitié dans le ventre du lancier. L’homme rota. D’un coup sec du poignet, Angélo enfonça sa lame quatre doigts plus avant. Le lancier poussa un petit cri tremblé, très féminin ; son corps exhala en même temps un énorme bruit organique. Il plia les genoux et tomba lentement.

— Tonnerre de Dieu, voulez-vous rester à vos postes ! cria le brigadier aux sentinelles.

— Au suivant ! dit Angélo.

Il avait encore au creux de la main droite une sensation exquise ; le petit sursaut de la lame souple crevant la peau.

Le dénouement avait été si rapide que les lanciers ne bougeaient pas encore. Ils regardaient le capitaine allongé de tout son long et qui sursautait de façon fort vilaine.

— Pas de blague, mon colonel, dit le brigadier, et il aida Angélo à passer sa chemise.

Angélo prit le temps de boutonner tous les boutons de sa tunique.

— Vous avez joui, hein ? dit le brigadier, nous aussi. Maintenant, faut penser à se tirer des pattes.

À la sortie du bourg, ils quittèrent la grand-route et s’engagèrent à travers champs.

L’air était pur et lavé. Les montagnes semblaient proches ; la ligne des crêtes mordait avec une invraisemblable netteté sur un ciel clair, couleur de tilleul. Dans les creux de cette ligne s’entassaient comme du sucre cassé les glaces et les neiges de la Suisse. Des villages cachés d’ordinaire sous le bleu du lointain apparaissaient avec tout le détail de leurs génoises, de leurs tours et de leurs créneaux, accrochés au flanc des montagnes, perchés sur des roches, étalés sur des replats à l’orée des luisantes forêts d’yeuses. La pluie de la veille vernissait leurs tuiles ; les premiers rayons du soleil fleurissaient de rose le crépi de leurs murs, allumaient la résille d’or de leurs vieilles ferronneries.

Un léger vent, ou plutôt un tendre mouvement des choses, apportait à la fois les grains d’un petit froid acide et de longues caresses de tiédeurs. Les chevaux trottaient dans les prés, faisant surgir des vols épais de mésanges, pleins de cris, et de lourds corbeaux solitaires, silencieux, qui s’enlevaient lentement sur de grandes ailes de feutre. Des plaques de narcisses blanchissaient l’herbe.

Angélo était dans une sorte de repos dont le jeu ne valait plus la chandelle.

« À n’importe quel autre moment cette matinée m’aurait rendu heureux, se disait-il. Et pourtant, j’ai tué cet homme avec plaisir ; peut-être avec un plaisir trop vif. »

Quelques bouleaux déployaient déjà une verroterie de feuilles ; les longs trembles plantés en alignement autour des champs soulevaient au bout de leurs branches une écume légèrement teintée de vert ; les vieux peupliers avaient à la crête une fierté sans couleur encore. Les vergers encroisillonnés de rouge par le bois neuf échelaient de terrasse en terrasse les pentes des collines. Sur les escarpements de la montagne, pour la première fois la rousseur des chênaies était remplacée par le vermeil des pousses fraîches. Une bourre bleue qui, d’ici, paraissait être semblable à celle qui pousse entre les cornes des jeunes boucs, emplissait les vallons.

La petite cavalerie d’Angélo suivait un chemin à flanc de colline. À sa droite commençait la plaine qui descendait du côté de Verceil.

Les tentes de l’infanterie piémontaise couvraient les champs à perte de vue. Certaines étaient surmontées d’oriflammes. Des officiers en manches de chemise fumaient le cigare en faisant les cent pas. Des corvées en bourgeron gris allaient aux fontaines avec des seaux de toile. Sur des cordes tendues entre les peupliers, on faisait aérer les capotes ; on battait les couvertures avec des branches de saule. De petits groupes de soldats rompaient les faisceaux pour la garde ; d’autres faisaient le rond autour des foyers de campagne qui ne donnaient pas encore de flammes, mais seulement beaucoup de fumée. Une estafette reconnaissable à la plume rouge de son chapeau marchait dans les prés à grandes enjambées et sautait les ruisseaux ; une sentinelle, baïonnette au canon, tenait compagnie à un drapeau planté en terre devant la porte ouverte d’un pavillon d’état-major. Des ordonnances assis dans l’herbe ciraient des bottes. Un coiffeur de régiment appelait la clientèle en faisant cliqueter ses ciseaux comme un tondeur de chiens. Une patrouille rentrait au pas de promenade.

C’étaient les bivouacs du 22e carabinier léger. Ils tenaient une ligne de Serravalle à Gregio, le long de la Sésia. On voit tout de suite quand un corps est en trois ou quatrième position. Les soldats avaient construit des cabanes de branches et de chaume. Ils s’étaient arrangés pour les placer sur des monticules, des tertres, les premières pentes de la colline (certaines étaient même à proximité du chemin que suivait Angélo) de façon à être au bel air. Ils étaient présentement tous en train de moudre du café dans des moulins qui faisaient un bruit de cigale. L’eau chauffait dans des casseroles posées sur trois pierres au-dessus de jolis petits tas de braises.

Les cinq cavaliers, Angélo en tête (et qui se tenait raide comme un piquet) passèrent la Sésia à gué au-dessus d’un moulin. Des soldats déséquipés s’installaient comme des bourgeois en vacances sur le bord du canal de dérivation en vue de pêcher tranquillement à la ligne. C’étaient de gros paysans ébahis qui lâchèrent leur attirail pour saluer fort réglementairement cet officier d’artillerie à l’air pète-sec.

De l’autre côté de la rivière, la route de Novare serpentait à travers les saules. Dans cette vallée étroite, bien exposée au soleil, le printemps était plus avancé. La vigne commençait à pleurer. Des patrons en redingote de bure venaient surveiller les ceps, au lorgnon. Ils avaient garé leurs breaks sous des ormeaux pour dégager la route où circulaient les fourgons de ravitaillement, les prolonges du train et aussi des soldats de toutes armes, à la maraude. Quand ceux-là voyaient reluire les galons d’Angélo et les plumes se retrousser sur son képi, ils entraient dans les buissons ; les malins qui avaient placé un papier blanc dépassant du parement de leurs manches, comme s’ils portaient un ordre, se rangeaient au garde-à-vous sur le bas-côté et saluaient.

L’aubépine sentait fort. Il y avait aussi l’odeur appétissante du pain chaud qui venait des boulangeries régimentaires installées dans les prés, le parfum d’herbes aquatiques, de roches humides et de poissons qu’exhalent tous les torrents et l’encens des chevaux au trot. Le drap de cet uniforme d’emprunt, la visière du képi, le plumet du grade chauffé de soleil avaient également une odeur qu’Angélo reniflait à petits coups.

Des nuages éclatants couraient dans le ciel bleu. Sur tout le tour de l’horizon sonnaient des appels de clairons et de trompettes. Une compagnie en armes déboucha d’un chemin charretier et rompit les rangs pour monter dans la colline. Sur les longues branches des saules les chatons d’argent faisaient pétiller la lumière. Près de chaque poulailler, un petit garçon armé d’une de ces cloches de fer battu qu’on pend au cou des béliers surveillait la volaille. Assise au pied d’un oratoire, une fille écrivait dans la poussière avec un bâton à garder les oies.

Les cinq cavaliers traversèrent Romagnano. Sur les quinconces, à l’entrée de la ville, une musique militaire, avec tambours et clairons, répétait la Marche royale. La grand-rue était encombrée de charrettes de paysans et d’équipages militaires. Mais on fit place à la petite troupe et sans jurer. Ces cinq hommes étaient manifestement en service, et pas pour des prunes, à voir la façon dont ils avaient mis la jugulaire. Ils montaient de bien jolis chevaux ; ils s’en servaient avec insolence ; le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils n’avaient pas envie de plaisanter. Un sergent-major qui passait sur le trottoir avec un registre sous le bras aida même à faire un peu d’ordre. Angélo lui rendit le salut avec tant de politesse que le sous-officier, fou de joie, continua à faire de l’ordre pour son plaisir.

Au-delà de Romagnano, ils reprirent le pas sur une route encombrée. On semblait avoir dépassé la région des bivouacs pour entrer dans un canton occupé par de la troupe mobile. Une compagnie de réserve se traînait dans la poussière. Ces hommes faisant partie de la brigade de Coni, qui avaient quitté leurs foyers depuis à peine huit jours, transportaient un fourniment plus civil que militaire. Un d’eux – on ne sait pourquoi – avait ficelé sur son sac une petite chaise d’enfant. Dès que le sergent d’arrière-garde vit les galons d’Angélo, il gueula des ordres et se mit à courir comme un chien sur le flanc de ce troupeau pour le faire ranger. Les montagnards, empêtrés dans leur équipement, leurs longs fusils et leurs coupe-choux, portaient surtout des casseroles, des bassines, des louches et de gros rouleaux de couvertures. Ils regardèrent les cavaliers avec envie.

Les 7e et 8e régiments d’infanterie de ligne de la brigade de Coni faisaient mouvement vers le Tessin. La vallée de la Sesia se resserrant peu à peu, les bataillons piétinaient depuis plus de quatre heures sur une route pierreuse encaissée dans des pentes forestières. Actuellement, il y avait un conseil d’état-major à Ghemme. On ne voyait pas comment continuer à faire couler six mille hommes et tout le matériel par une route étroite, impossible à déborder et dans des vallons qui ressemblaient à des pièges à mouches. Après avoir fait ralentir le pas aux colonnes, il avait fallu commander : « Halte ! » en attendant des ordres qui tardaient. Les soldats ne comprenaient pas pourquoi on les tenait arrêtés, debout, sac au dos et l’arme à la bretelle, sans leur permettre de former les faisceaux.

À deux lieues de Ghemme, le désordre était aggravé par une compagnie du génie traînant avec des mules du matériel de pontonnier. Elle débouchait d’une route transversale et essayait de s’engager dans un chemin escarpé qui escaladait des flancs couverts d’ormeaux. Toute la population des fermes et des hameaux d’alentour était réunie sous les arbres pour écouter les cris des gradés, les hennissements des mules, les coups de triques qui sonnaient sur le ventre creux des bêtes. Cette façon de gaspiller de bons attelages les intéressait beaucoup.

On apercevait sur le sommet des collines une infinité de gens en mouvement. C’étaient les compagnies de l’arrière-garde qui s’étaient débandées, officiers en tête, et gagnaient à travers bois.

Angélo poussa son cheval, pas à pas, dans la cohue, et réussit à se faire faire place. Le brigadier et les trois artilleurs le suivirent comme son ombre. Ces hommes simples et habitués aux vicissitudes de l’état militaire calquaient leur attitude sur celle d’Angélo. Ils prenaient beaucoup de plaisir à garder l’air hautain, à ne pas prononcer un mot, mais à pousser inexorablement le cheval en avant, en le faisant même un peu danser.

Les pontonniers étaient moins faciles à intimider. Ils avaient des mules et, en les braquant à reculons dans l’avant-train des prolonges, ils faisaient décrire aux longues poutrelles qu’ils transportaient des arcs de cercle fort dangereux. Ils avaient déjà ainsi blessé plusieurs fantassins qui se tamponnaient le visage avec des mouchoirs sanglants. Un petit lieutenant de ligne, tout hérissé de plumes comme un coq, avait pris à partie le gros maréchal des logis qui commandait la manœuvre. Ce placide rengagé à l’air ficelle lui répondait qu’il connaissait la musique. Angélo saisit le sous-officier du génie par l’épaulette et le poussa contre les roues de la prolonge.

— Arrête ! Arrête ! cria le maréchal des logis au soldat qui tenait le museau des mules.

Le carrefour dépassé, Angélo, malgré la presse, mit son cheval au trot tout en lui tenant la bride courte. La bête qui comprenait merveilleusement l’humeur de son cavalier éternuait avec rage et donnait de furieux signes d’impatience.

— Prenons par les bois, mon colonel, dit le brigadier. S’il nous faut frotter le nez de tous ces petits chats dans leurs crottes, nous en avons pour l’éternité des siècles.

Ils firent danser leurs chevaux ; on s’écarta ; ils montèrent dans une forêt de châtaigniers.

En prenant de la hauteur, ils virent que la route était encombrée d’une fourmilière d’uniformes jusqu’aux abords d’un village, sur le clocher duquel flottait un très bel étendard.

Le sous-bois, quoiqu’en pente assez raide, était commode et feutré comme un tapis. Les chevaux en profitèrent pour baisser la tête et rapiner quelques touffes d’orties très appétissantes avec leur duvet printanier.

Au sommet de la colline, le bois s’écartait autour d’une clairière couverte de thym fleuri. On apercevait toute la plaine. Au-delà du village à l’étendard, la poussière fumait sous les roues d’un long convoi de fourgons. Un peloton de dragons rouges trottait dans un champs de blé en herbe. Les reflets du soleil sur les casques sautant en cadence survolaient les cavaliers comme un vol d’alouettes. Tirés par saccades avec des roulements de tambours bien frappés, les gros lingots noirâtres d’un autre régiment d’infanterie s’avançaient compagnie par compagnie, le long d’une levée de terre. En bordure de rectangles déjà légèrement teintés de vert-de-gris, des paysans en blouse d’un bleu vif, plantés comme des piquets, montaient la garde pour protéger les vignobles. Des paquets de patrouilles, des fourrageurs, des processions de petites chenilles noires à pantalons jaunes, parcouraient les champs ; des mouches vertes en uniforme de carabinier s’aggloméraient autour des fermes. Sur toute l’étendue de la plaine, à perte de vue, dans le brasillement des jeunes feuilles de trembles, l’armée remuait, faisant briller ses écailles et ses armes. Le bruit de tout ce mouvement, semblable à celui d’une eau roulant un lit de gravier, fut soudain souligné par le bourdon d’une grosse cloche qui se mit à gronder loin dans l’est, sans doute à Novare même.

Un chemin mal tracé conduisait le long des crêtes à un petit ermitage. Un auvent porté par quatre piliers, et surtout trois cyprès très effilés et fort noirs faisant ressortir la blancheur des murs bien crépis, donnaient à la chapelle l’aspect d’un temple grec. Devant le péristyle, à demi couchés sur un tapis de thym, un moine recollet et un aspirant de bersagliers se chauffaient côte à côte, au soleil. Le jeune officier avait posé son bicorne à plume dans l’herbe. Il avait de beaux cheveux blonds et un visage fin à profil d’aigle. Sa compagnie faisait la pause dans le rond d’ombre d’un grand chêne. Il avait fait former les faisceaux. Quelques soldats mangeaient.

Les bois descendaient dans la vallée encaissée d’un torrent. Dans cette coupure étroite, bien abritée et orientée en plein sud, le printemps était plus avancé qu’ailleurs. Des bouquets de roses sauvages fleurissaient les fenêtres d’un petit hameau de trois maisons fort jolies, cachées sous la verdure mélangée des saules, des châtaigniers et des clématites. Il y avait un grand silence à peine animé par le caquetage des poules. Au bruit des chevaux sur la chaussée, une jeune fille qui rinçait du linge au ruisseau se leva comme un lièvre, abandonnant sa corbeille et courut vers les maisons. Elle en avait perdu ses sandales que le cheval d’Angélo renifla.

Tout de suite après le passage des cavaliers, deux hommes sortirent d’une étable et, armés chacun d’un gourdin, allèrent se poster près d’un petit vignoble. Derrière une des fenêtres fleuries de roses la jeune fille se penchait pour regarder les soldats.

Se frayant un chemin à travers des buissons de joncs fleuris, Angélo et sa troupe arrivèrent au bord du torrent. Grossies par les pluies de la veille, les eaux boueuses débordaient. Il ne fallait pas songer à passer. Ils revinrent sur leurs pas et ils suivirent un petit chemin bordé de haies vives et de jeunes frênes. Ce n’étaient que chants d’oiseaux et, par moments, des silences où l’on entendait rouler les eaux du torrent.

Au bout d’une heure de marche dans cette petite patrie, le bruit d’un marteau sur une enclume leur sembla venir d’un bosquet de hauts platanes tigrés entièrement nus. Ils se dirigèrent de ce côté. Sous des voûtes couvertes de lierre attenantes à un solide bâtiment carré, ils découvrirent une forge. Le bruit du marteau s’arrêta, puis celui du soufflet. Le forgeron les regardait.

— Avec votre agrément, mon colonel, nous devrions faire reposer les chevaux ici, dit le brigadier ; sans compter qu’on casserait volontiers la croûte.

Angélo mit pied à terre. Il alla rafraîchir ses mains sous le canon d’une fontaine. L’eau débordait du bassin et coulait, si claire qu’on ne la voyait pas, sur du cresson comme agité par du vent.

Le brigadier expliquait à l’artisan qu’on payerait comptant le pain, le vin, et, s’il y avait peut-être trente ou quarante centimètres de saucisse, la vie serait belle. Le petit garçon qui tirait la chaîne du soufflet tendit la main pour demander d’abord les pièces.

Le bâtiment carré semblait avoir été dans le temps la maison des champs de quelque seigneur misanthrope mais ami des beaux-arts. Malgré sa balustrade en grande partie détruite, le perron avait encore grande allure et, sans la moindre décoration, la façade était proportionnée à ravir. Des roues, des barres de fer, des plateaux de frêne brut, des brancards façonnés étaient maintenant appuyés contre les murs.

En suivant le fascinant ruisseau de cresson, Angélo arriva sous une charmille de noisetiers. L’eau toujours invisible roucoulait autour de quelques pierres. Les arbustes n’avaient encore que de petites feuilles grises. Ils donnaient une ombre légère. Angélo se coucha dans l’herbe. Le brigadier qui vint lui apporter à manger le trouva endormi.

Une amertume qu’il fabriquait lui-même le réveilla au bout d’une heure. Les artilleurs fumaient des pipes. La forge était éteinte ; le forgeron semblait être parti précipitamment, laissant fer et marteau sur l’enclume.

— Il paraît, dit le brigadier, que nous n’avons pas besoin de passer le torrent. Il descend jusqu’à Novare et, en face de la ville, il y a un pont.

En parcourant le vallon, ils virent encore quelques grandes maisons solitaires aux balcons desquelles on faisait sécher des lessives.

Après avoir traversé les graviers d’une lande où ne poussaient que des touffes d’ajoncs, et débordé les flancs d’une colline chauve, ils se retrouvèrent aux lisières de la plaine. La trace du passage de nombreux fourgons et la large roue des canons avaient marqué les prés. Deux sapeurs en tablier de cuir blanc abattaient un peuplier à la hache. Ils avaient un caisson de munitions embourbé près d’ici dans une rizière. Il fallait faire rapidement des plateaux et dégager la place. La brigade de Piémont était derrière eux en train de se déplacer par la gauche, en ligne, en direction de Galliate pour couvrir Novare. Ils étaient, eux, de la demi-brigade des gardes comprenant le 1er et le 2e régiment de grenadiers qui faisait, un peu en retard, mouvement tournant pour aller s’aligner au nord, le long de la route Bellinzago-Cameri.

Angélo prit le trot allongé à travers champs. Aux abords d’une grosse ferme, ils furent injuriés par une paysanne qui levait les bras au ciel. En sortant d’un bosquet, ils entendirent, à l’ouest, la rumeur de la brigade en marche et même, au sud, le grésillement aigre des clairons qui devaient entrer dans un village. Le sol de bonne argile permettait le galop. Angélo donna du talon.

Ils débouchèrent en terrain découvert pour voir le front de troupes noircir toute leur droite, à deux cents mètres. Il avançait en ligne de compagnie, officiers en tête et drapeaux déployés. Avant de faire un détour à gauche et de piquer, Angélo vit une estafette à cheval se détacher d’un groupe qui marchait sur une petite route et galoper vers lui.

C’était un lieutenant d’état-major.

— Bonjour Monsieur, dit Angélo, je vais à Novare.

— Nous nous excusons, mon capitaine, dit le jeune lieutenant, mais si vous voulez passer le pont, il faudra faire vinaigre. Notre aile droite est déjà à San Pietro.

Il tendit le bras du côté où sonnaient les clairons.

Il ajouta que les bataillons étaient déployés sur six lieues de front, en arc de cercle, l’aile gauche forçant la marche vers Castignana. L’endroit où se trouvait actuellement M. le capitaine était le centre de la poche et il courait le risque d’être emporté par le mouvement.

— Nous marchons le tonnerre, dit-il.

Il avait un petit défaut de langue. Il était fou de joie. Il fit cabrer son cheval, salua largement et retourna à son poste.

Ils galopèrent vers San Pietro.

Le village était occupé par un ravitaillement divisionnaire et notamment par des abattoirs. Les magasiniers avaient installé leurs chevalets de dépeçage dans les rues. Ils étaient en train de les déménager pour laisser passer l’infanterie. Les tambours rangés sur une aire, à côté des premières maisons, s’apprêtaient à battre pour le défilé. Trois soldats empêtrés dans leurs fusils essayaient de maîtriser le gros canasson d’un commandant d’infanterie affolé par l’odeur des quartiers de bœuf qu’on charriait. De l’autre côté du village, les clairons continuaient à sonner une petite marche allègre.

Angélo passa au large et changea les idées à son cheval en lui faisant sauter quelques ruisseaux et enfin une haie derrière laquelle il faillit tomber au beau milieu de la musique du régiment qui suçait ses clarinettes.

Au-delà de San Pietro, on apercevait de vastes terrains libres. Angélo et ses hommes se dirigèrent instinctivement de ce côté au galop de charge. C’étaient des rizières à demi submergées et qui s’opposaient ainsi à la marche de l’infanterie. On les voyait tenir tout le sud, à perte de vue, et forcer ce que le lieutenant d’état-major avait appelé l’aile droite, à refluer et à s’entasser sur la chaussée qui n’avait issue que par l’unique rue de San Pietro. Autour du commandant dont on avait réussi à immobiliser le cheval, les soldats fatigués se reposaient sur leurs fusils ; plus loin, les autres compagnies mettaient sac à terre.

En furetant aux abords immédiats du village, Angélo trouva un étroit passage entre deux maisons. Il s’y engagèrent à la file indienne. Leurs bottes raclaient les murs de chaque côté mais ils se trouvèrent ainsi dans la rue dégagée et ils purent galoper vers le pont.

Ils arrivèrent à Novare au crépuscule. Sur de grands terrains vagues en bordure de la ville, les bourgeois profitaient des derniers rayons du soleil et se donnaient un peu de mouvement. Le printemps n’était pas encore assez avancé pour qu’on se mette en manches de chemise ; des hommes en redingote jouaient lentement à barres et au volant. Une jeune femme bien poudrée regarda les cinq cavaliers qui traversaient le terrain de jeux. L’officier lui parut anormalement triste.

CHAPITRE V

Il n’y avait pas de soldats dans Novare. Angélo conduisit sa troupe à une auberge où il était connu. On s’étonna de l’uniforme qu’il portait.

— Tiens ! lui dit le patron, vous êtes passé de l’autre côté ?

Angélo qui depuis plusieurs heures en était à tout se reprocher, eut la naïveté de prendre la mouche.

— Qu’est-ce qu’il y aurait de si extraordinaire ? dit l’autre. Chacun sait à quel crochet pendre sa marmite.

Dès qu’ils furent à l’abri des oreilles indiscrètes, dans une petite chambre contenant juste un lit de fer, le brigadier annonça que les trois hommes et lui avaient la ferme intention de jeter le froc aux orties, c’est-à-dire, pour ne pas mâcher les mots : de déserter.

— S’ils ont bien joué leur petite pièce, c’est qu’il ne s’agissait pas que de vous, dit-il. Tous les libéraux de l’armée étaient usés. Il fallait les démasquer. La police s’est dit : d’une pierre, deux coups. On en pend un gros et les petits se mettent à crier. On ne vous a pas pendu mais nous avons crié assez fort pour qu’on sache bien désormais l’air que nous chantons. Bref, ce qui nous convient, à tous les quatre, c’est de boire un petit coup avec vous, si vous le permettez, et de jouer la fille de l’air subito presto.

Angélo s’inquiéta de l’uniforme qu’il tenait à rendre à son propriétaire et des chevaux qui appartenaient à l’armée.

— Les temps sont durs pour ceux qui possèdent, répondit le brigadier. Les gros perdent des plumes mais c’est pour nous faire des édredons. Le capitaine qui vous a prêté son dolman des dimanches est un bon bougre et il connaît la musique. Maintenant, s’il s’agit de calmer une conscience, ne badinons pas. Prenons par exemple la résolution de le rembourser quand nous serons en place. Pour les chevaux, voyons les choses comme elles sont : on va être obligé de les vendre à qui voudra en prendre le risque, et le risque s’exagère toujours. On n’en tirera pas de quoi crier au miracle. Et il nous faut à chacun un trousseau de libéral. C’est cher, la chemise blanche et la cravate. D’ailleurs, ce qu’il y a de plus noble dans tout ça, ce sont les armes, et nous les gardons.

Angélo fit monter du vin. Ils parlèrent très amicalement mais le brigadier surveillait la tombée de la nuit.

— Ne nous endormons pas sur le rôti, dit-il, quand il vit qu’on allait allumer les réverbères. Bonsoir, mon colonel. Si les choses s’emmanchent vraiment pour le bonheur du peuple, nous sommes gens de revue ; et, si vous avez un coup dur, ça se saura, à voir votre façon de régler les affaires. Il se peut qu’on soit dans les environs.

Après leur départ, Angélo recommença à souffrir de scrupules. Il entra dans des détails. Il faut dire qu’il n’avait pas mangé de tout le jour et qu’il n’avait pas faim. Pour quelqu’un qui avait mis les mains à la pâte, il faisait fort imprudemment passer l’âme avant le corps et il n’arrivait pas à se satisfaire. Il pensait à la facilité avec laquelle il avait tué le lancier, et même aux frémissements de bonheur qu’il avait ressentis dans son poignet. Enfin, il appela et demanda du fil de bourrelier, une aiguille plate et de la toile à matelas. Il en était arrivé à la conclusion qu’il fallait empaqueter soigneusement l’uniforme du capitaine.

Le patron lui apporta le matériel et de la chandelle.

— J’ai fait l’affaire pour les chevaux, dit-il, mais les gars n’ont pas voulu traiter pour le vôtre. Qu’est-ce qu’on en fait ?

— Il n’est pas à moi, dit Angélo.

— Il ne faut rien prendre au tragique, dit le patron, mais il nous attirera sûrement des ennuis. Si je le trafique un tant soit peu, il fera un bon petit lot comme n’importe quoi.

— Je ne me reconnais pas le droit d’en disposer, dit Angélo.

— Les questions de droit s’arrangent toujours, dit le patron, il suffit d’avoir le temps d’y penser. Pensez-y. Ce n’est pas un feu qui brûle. Est-ce que vous voulez casser la croûte ?

— Non. Je vais filer, dit Angélo qui s’ingéniait à coudre son paquet à points bien réguliers.

— On a parlé de vous ces jours-ci avec un nommé Borgès. Vous connaissez ce type-là ?

— Qui est-ce ?

— Un Espagnol. Il vient de Naples. Il est chez moi depuis quelque temps.

— Police ?

— Pas du tout. Tout ce qu’il y a de plus en règle.

— Qu’est-ce qu’il me voulait ?

— Rien de particulier. Votre nom est venu dans la conversation.

— Mon frère s’est montré en ville, ces jours-ci ?

— Il aurait pu sans que je le voie ; je n’ai pas mis le nez dehors depuis une semaine. Il n’est pas venu ici en tout cas. Je sais seulement que ces messieurs se sont réunis jeudi, vendredi, samedi et dimanche chez les Ansaldi.

— Pourquoi chez les Ansaldi ?

— Ils ont reçu lundi dernier un type qui venait de France.

— Les Ansaldi n’ont jamais fait que leurs propres affaires.

— Oui, mais il paraît que ce type-là vaut le coup.

— Qui est allé à ces réunions ?

— Le ban et l’arrière-ban. On a beau avoir la réputation d’une ville rouge, moi j’ai dit qu’on allait un peu fort. Surtout jeudi. On m’a raconté qu’il y avait des attelages tout le long de la grille. Ils sont venus de cinq lieues à la ronde ; même de Lombardie, paraît-il.

— Tu sais le nom de cet homme ?

— Pas soufflé mot. Un vieux de 1820, il paraît, qui aurait commandé une compagnie de soldats constitutionnels d’Alexandrie, à l’époque. Sans mon affaire, je serais peut-être un peu allé voir, mais, tant que je cours le risque de tomber sur le type qui nous a chopés en train de rafler le magasin du 4e de ligne, je fais l’homme d’intérieur. Ce que j’ai vu de mes propres yeux, c’est une partie des allées et venues. La ville était pleine de libéraux.

Angélo avait fait un très joli paquet.

— Si vous voulez que je m’en charge, dit le patron, vous pouvez me le confier. C’est rare que les galons d’artilleur soient en or véritable.

— Je l’emporte, dit Angélo.

Il régla sa note et sortit dans Novare. La brume avait envahi les rues. La ville vivait gentiment avec ses lampes. Il déboucha dans une avenue bordée de maisons bourgeoises silencieuses et de jardins. Une calèche vide attendait sans cocher devant la grille des Ansaldi. Angélo vint examiner soigneusement le cheval. Il ne le connaissait pas. À travers les branches des arbres, il aperçut la façade du petit château assez orgueilleux ; portes et fenêtres étaient fermées. Il n’y avait de lumière qu’à un œil-de-bœuf des greniers. Il se dissimula dans l’ombre et il attendit. La lumière s’éteignit au bout d’un moment et il entendit qu’on ouvrait une porte sur le perron, qu’on la reverrouillait soigneusement, puis des pas traînèrent dans les graviers du parc et il vit sortir un homme qui portait une lourde caisse. Ce devait être de l’argenterie. L’homme chargea la caisse sur la calèche, fit tourner le cheval, monta sur le siège et prit la route de Verceil.

Par des petites venelles où coulait l’odeur des premiers lilas, Angélo fit le tour du domaine Ansaldi. Les écuries et les communs étaient déserts. À la clarté de la lune, maintenant haute et qui perçait le brouillard, il vit qu’on avait abandonné dans la cour un break dont l’essieu était rompu. On avait dû déménager en hâte. De ce quartier qui était aux abords de la ville, on entendait la rumeur confuse de l’armée. Au nord, dans la nuit laiteuse, les montagnes étaient piquetées de points de lumière.

Angélo traversa le canal sur le vieux pont et prit le chemin de l’oseraie. Bientôt, il n’entendit plus que le coassement des grenouilles et le bruit sourd de leurs plongeons. Après le marécage, il contourna une grosse ferme, il allait déboucher d’une haie quand il vit, de l’autre côté, un homme qui marchait dans le pré, suivant une route parallèle à la sienne. Il lui laissa prendre de l’avance. L’homme (c’était un civil) portait un fusil et, arrivé à un gros peuplier qui marquait un carrefour, il monta sur le chemin et tourna à gauche, se dirigeant vers le Tessin.

Enfin, Angélo approcha d’une masse d’arbres qui tranchait en noir sur le scintillement du brouillard. Il pénétra dans ce bosquet qui était l’avancée d’un parc d’yeuses et de pins fort sombre. Après avoir passé deux sauts-de-loup, il arriva sur le devant d’une maison flanquée de deux tours carrées. On entendait un filet d’eau tombant dans un bassin.

Au coin du perron, il trouva une clef enveloppée dans un linge gras. La serrure était elle-même huilée de frais. Il entra dans la maison sans faire de bruit. La demi-lune d’une imposte en verre blanc éclairait la voûte d’un vestibule. Le cuivre d’une pomme d’escalier, le filigrane d’une rampe, l’arête d’une marche de marbre luisaient dans le fond, entre la lueur bleuâtre d’une glace et un cadre doré qui contenait un bleu très pur.

Il déposa sur un fauteuil le paquet qu’il avait porté avec beaucoup d’amour. Il finissait d’allumer les bougies quand il entendit derrière lui un petit claquement de socques. C’était Lavinia.

— Tu as l’oreille fine, dit-il.

— Je guettais, dit la jeune femme. Il y a du mouvement dans les chemins ce soir.

— Où est Giuseppe ?

— Il est parti en voiture avant-hier avec le bourgeois qui est venu de France.

— Il t’a dit où il allait ?

— Non. Il avait fait toilette et ils ont pris la route du pont.

— Ma mère n’a pas donné signe de vie ?

— Si, le jour même de votre départ pour Turin. Elle m’a fait dire par le meunier : « Amidonne les chemises de mon fils. »

— Carlotta n’est pas venue ?

— Mme la Comtesse a couché dans la grand-chambre jeudi, vendredi et samedi.

— Elle est allée chez les Ansaldi ?

— Tout le monde y est allé. Elle y a trôné pendant les trois jours.

La jeune femme lui demanda s’il voulait manger. Il n’avait pas faim. Il monta à la chambre qu’avait occupée Carlotta pour voir si elle n’avait pas laissé de billet au sujet des Ansaldi. Il regarda sous les bougeoirs, les soucoupes et le globe de la pendule. Il ne trouva qu’une boîte de petits cigares qu’elle avait laissée, comme d’habitude, pour lui, bien en évidence sur le marbre de la commode. Il en fuma un tout de suite. Dès les premières bouffées, il éprouva un plaisir qu’il n’eut pas le cœur de se reprocher. Il descendit chez lui et ouvrit son armoire pour changer de linge. Giuseppe lui avait pris trois chemises (« sans doute amidonnées », se dit-il), sa grosse cravate de soie noire et la redingote bien coupée.

« Il a toujours eu envie de cette redingote qui, en réalité, lui fait un pli horrible dans le dos », se dit Angélo.

Il tira ses bottes, marcha pieds nus avec un bonheur sans égal qui le poussa à allumer un deuxième cigare. Il s’assit dans un fauteuil. Il n’osait pas se coucher de peur d’entendre de nouveau le petit cri très féminin du lancier en train de mourir. Mais il eut assez d’esprit pour comprendre que sa lèvre allait laisser échapper le cigare. Il le déposa dans le cendrier. Il s’endormit et il se réveilla au même instant. Il avait encore la main sur le cendrier, mais c’était l’aube.

Il avait une faim de loup. Il descendit à la cuisine. Il fouilla dans le placard, trouva un pot de lait et le but sans reprendre haleine. « C’est la première fois, se dit-il, que j’avale cette pellicule qu’on a toujours voulu me faire prendre pour de la crème. Si on m’avait dit que tout fait ventre, j’aurais mieux compris, mais ce n’est pas de la crème et j’avais raison. » Il chercha dans le tiroir de la table, trouva trois œufs, trois autres dans une boîte, sur la cheminée, souffla sur les braises, mit du bois sec et se fit frire les six œufs à l’huile, avec un filet de vinaigre. Il faisait le moins de bruit possible. Il redoutait la placidité de Lavinia ce matin. Il but ensuite du vin, en mêla avec une poignée de cassonade dans un bol, fit tremper du pain et le mangea à la cuillère, comme une soupe.

Il remonta chez lui sur la pointe des pieds. Il n’y avait pas plus de clarté dans le vestibule que lorsqu’il était arrivé hier soir. Rien ne bougeait dans la maison. C’était quatre heures du matin. L’aube était sale. On distinguait à peine la crête des arbres. Il vit avec plaisir que Giuseppe ne lui avait pas emprunté ou, plutôt, n’avait pas pu trouver une paire de demi-bottes très souples. Il s’habilla d’un costume de chasse, mais avec soin, et il choisit un beau foulard. Il lui restait seize florins. Il mit cinquante louis de Turin dans sa ceinture, du côté droit, et cinquante du côté gauche. Il plia dans du papier vingt écus sardes. Il prit deux pistolets et vit avec plaisir qu’ils ne chargeaient pas trop ses poches. Il descendit, mit le petit paquet d’écus sur la table de la cuisine et sortit par la porte de derrière.

« De ses fenêtres, Lavinia ne peut pas me voir, se dit-il, et, si elle est réveillée, elle n’aura pas tout de suite l’idée de venir regarder par la fenêtre du volet de la chambre noire. Je ne saurais quoi dire devant ses yeux glacés ce matin. »

D’ailleurs, il fut rapidement caché par les taillis du parc. La résine des pins embaumait. Il y avait aussi l’odeur musquée des yeuses et celle pimpante des herbes réveillées par l’air un peu frais.

« S’il a pris par le pont avec une voiture, je peux bien prendre par là à pied. À moins que son fameux bourgeois qui vient de France soit un général autrichien déguisé qui a ouvert les portes de la Lombardie, devant ma chemise amidonnée et ma redingote. »

Mais il prit des précautions et, cent mètres avant le pont, il se dissimula derrière un saule. Il lui sembla bien voir un shako et une pointe de baïonnette dépasser le parapet. L’aube n’était pas encore assez haute pour bien distinguer et le fleuve charriait des vapeurs. Il s’approcha en restant caché dans l’oseraie jusqu’à voir l’eau du Tessin. C’était bien un shako mais la baïonnette ressemblait à une pique à bœuf. Avant même d’avoir pu réfléchir à la chose, il vit un petit vacher tout blond coiffé du shako et qui s’apprêtait à descendre le talus.

Angélo monta sur la chaussée.

— Si vous voulez une casquette de l’empereur, dit le garçon, vous n’avez qu’à vous servir ; il y en a encore trois dans la guérite.

Il gardait les vaches du monastère dont on voyait le clocher mince et blanc au-dessus des pins lombards. Les Autrichiens étaient partis il y avait deux jours en abandonnant armes et bagages. Les moines avaient pris quatorze fusils. Lui, il avait ramassé ce képi.

Du côté piémontais, on n’entendait pas de bruit, sauf le cri aigrelet des alouettes fort nombreuses en cette saison et à cette heure, sur les graviers du Tessin. Manifestement, l’armée dont Angélo avait vu le mouvement la veille s’était arrêtée loin du fleuve. Le brouillard empêchait de voir s’il y avait dans la campagne la fumée des feux de campement, mais le vent ne portait pas l’odeur caractéristique de ces brasiers de bois sec.

« Je sais par expérience combien il est difficile d’empêcher les soldats de souffler dans des trompettes, se dit Angélo, et, dans un air paisible comme maintenant, cela s’entend à trois lieues. »

Il ne s’expliquait pas pourquoi les Autrichiens avaient détalé.

Il passa le pont. Il eut un moment envie d’aller voir les moines. Finalement, il pensa à la voiture de Giuseppe et il se mit à marcher sur la route d’un bon pas.

« Combien de fois n’as-tu pas rêvé de pénétrer en territoire ennemi quand tu étais colonel de quatre sous ? se dit-il. Eh bien, le territoire ennemi, le voilà ! Hier où l’on a monté tout un opéra pour te pendre, c’était simplement ta patrie. »

Il trouvait tout charmant et surtout le bât ne le blessait plus. Les eaux courantes faisaient un joli bruit dans le silence du matin ; la route était escortée de grands canniers de cannes vertes dont les feuilles faisaient oriflammes et la lumière qui montait sans arrêt, jetant des taches blondes dans la brume, était tout à fait glorieuse.

Le soleil se levait quand Angélo arriva à un carrefour et à une auberge. Une des femmes qu’on entendait chanter lavait les parquets et faisait sauter le seuil à des flots d’eau sale. Angélo qui avait encore faim évita fort lestement le balai et demanda un champoreau avec du pain et du fromage.

La servante le regarda comme il avait regardé le matin lombard.

— On a eu de la bagarre hier soir, dit-elle, et ça va être toute une affaire pour vous trouver un bol avec sa soucoupe. Si vous voulez vous contenter d’un verre pour le champoreau, ça ira plus vite. Je vous le remplirai deux fois pour que vous ayez votre compte.

Elle lui conseilla aussi de mettre les pieds sur les barreaux d’une chaise pour ne pas mouiller ses jolies petites bottes.

Elle raconta que, la veille au soir, au moment où elle allait fermer les portes, et alors qu’elle était seule dans la salle avec un garçon qui lui faisait un doigt de cour, un soldat autrichien était entré. « Depuis trois jours on en voyait passer de toutes les catégories et qui filaient assez vite vers Milan, mais celui-là avait plutôt l’air de chercher la route opposée. Ceux qui foutent le camp de cette façon sont généralement de mauvais bougres, et celui-là demanda des vêtements de paysan qu’il voulait troquer contre son uniforme. Le garçon qui était avec moi est le fils d’un fermier qui a plus de foin dans ses bottes que beaucoup de propriétaires et il n’est pas homme à s’emballer comme du lait sur le feu. D’ailleurs, il est plutôt fluet, avec des manières douces et c’est la raison pour laquelle il me plaît. Bref, d’un mot à l’autre, parce qu’au fond nous n’avions guère envie d’être dérangés, ils se sont empoignés et j’ai crié. Le patron est venu mais, tout costaud qu’il est, il a eu du fil à retordre parce que l’autre avait pris son fusil par le canon et le faisait tourner. Ça a fait voltiger les lampes et le vaisselier. Enfin, Charles qui dormait à l’écurie a quand même fini par se réveiller et c’est lui qui a eu gain de cause en donnant au soldat un bon coup de bâton sur la tête. Nous avons profité qu’il était assommé pour lui attacher les mains et les pieds et nous l’avons enfermé dans la souillarde. Ce matin, quand je me suis levée, j’ai entendu qu’il ronflait comme un bienheureux. Venez le voir. »

Il ne ronflait plus : il était mort.

La fille ne voulait pas y croire, prétendant que Charles avait généralement la main légère et que ce n’était pas la première fois qu’il mettait un peu d’ordre avec son bâton, mais elle refusa de toucher le corps et, quand Angélo souleva la tête du soldat en le prenant par les oreilles (car il était tondu ras), elle se tourna contre le mur et se mit à vomir.

Le patron non plus ne trouva pas la chose à son goût. C’était un gaillard très sanguin et son gros corps bouchait la porte. Il laissa bien voir qu’il n’aimait pas cet étranger en train de fourrer son nez où il ne fallait pas, et il eut quelques regards furtifs qui en disaient long.

— Ne vous faites pas d’illusions sur moi, dit Angélo. D’abord, je pique, et ensuite je ne suis pas chargé de compter les Autrichiens qui vont manquer à l’appel. Vous êtes déjà embarrassé avec un loustic, raide comme la justice. Que feriez-vous avec deux ? En admettant que je me laisse faire…

— Vous me coupez la chique, lui dit l’autre, et vous faites bien. D’habitude, je suis moins sensible mais actuellement, avec tout ce qui se passe, je viens de perdre un peu le nord.

Angélo accepta de bonne grâce un verre de vin.

— Flanquez le soldat dans un trou et couvrez-le de terre, dit-il. Avant que l’armée de Radetzki fasse son compte, il passera de l’eau sous les ponts.

— C’est ce que je pensais, dit le gros, je vais le fourrer dans…

— Ne me le dis pas, coupa sèchement Angélo, sans quoi, tu vas te réveiller en sursaut chaque nuit en imaginant que je te vends à la police.

— Risque pas, dit l’aubergiste. Maintenant que j’ai les yeux en face des trous, je vois à qui j’ai affaire. Ma main au feu que vous êtes un Piémontais. Il en est passé pas mal depuis que les Autrichiens ont décanillé.

Angélo demanda s’il se souvenait d’avoir vu une voiture avec un bourgeois et un homme en grande toilette : chemise amidonnée et une redingote qui faisait un vilain pli dans le dos.

Le patron se mit à rigoler. Il ne savait pas ce que c’était qu’une redingote qui faisait des plis.

— Les chemises amidonnées, dit-il, vont d’ordinaire à toute vitesse à Milan pour prendre les places. Personne ne les voit. Ils vous filent sous le nez comme des rats.

Il fit une très jolie déclaration de libéralisme et ajouta qu’il allait s’occuper tout de suite de l’Autrichien avant l’arrivée des premiers clients.

Angélo quitta la grand-route et prit un chemin de terre. Il pensait par là arriver plus tôt sur le trajet de la malle qui, venant de Suisse, allait à Milan, mais il était encore à une demi-lieue de la transversale quand il entendit le roulement de la grosse patache. Elle brûla son arrêt et continua sa course au galop en soulevant beaucoup de poussière. Quand il parvint à la croisée des chemins, il trouva une vieille dame très richement habillée de faille violette, assise sous un saule, à côté d’une grosse valise. Le soleil faisait miroiter son long sautoir d’or et les pampilles de sa marmotine de jais. Il s’approcha et demanda courtoisement s’il pouvait être de quelque secours.

— Non, mon ami, dit-elle, à moins que vous me chargiez sur votre dos en lieu et place de cette voiture qui a cessé d’être publique, sans qu’on ait daigné nous en prévenir.

Elle expliqua que la diligence était pleine d’officiers jusque sur l’impériale et que c’était un uhlan vert qui fouettait les chevaux.

— Y comprenez-vous quelque chose ?

Angélo avoua qu’il n’y comprenait rien. Il suggéra que les soldats et, à plus forte raison les officiers avaient sans doute à courir d’urgence à quelque endroit.

— Bien entendu, mon ami, dit-elle. Depuis un mois qu’on nous corne les oreilles avec la guerre que la Sardaigne doit déclarer, les militaires se croient tout permis, mais moi aussi je suis pressée ; et, est-ce qu’il me viendrait à l’idée de m’emparer de la malle-poste ? Mon fils m’a dit : « Ne va pas courir les routes en ce moment : ton cœur ne tient qu’à un fil. » Mon cœur ne tient peut-être qu’à un fil, mais de fer. Monsieur ! Le courage n’est pas l’apanage des soldats, si la mauvaise éducation est incontestablement la leur !

— Il se trouve, Madame, répondit Angélo, que j’ai moi-même besoin d’être à Milan le plus rapidement possible. Je comptais prendre la malle mais puisqu’on nous l’a escamotée, je vais aller jusqu’au village dont on voit les maisons rouges, là-bas. C’est bien le diable si je n’arrive pas à dénicher une voiture. Je vous offre une place, si le voyage en ma compagnie ne vous effraie pas.

— Vous êtes bien honnête, mon ami, dit-elle, je vous attends.

Le village était constitué par une dizaine de maisons, autour d’une énorme église à dôme de cuivre vert. Il n’y avait pas de maître de poste mais, à une enseigne représentant un cheval peint sur un panneau de bois, Angélo reconnut les écuries d’un maquignon.

— Vous me demanderiez la lune, lui dit l’homme, je pourrais peut-être essayer, mais une voiture, c’est au-dessus des forces humaines. La révolution vient d’éclater à Paris et nous en sommes tous à sauver nos meubles.

Angélo réussit à prononcer des mots très indifférents ; il glissa en cachette un doigt dans sa ceinture et il aligna trois louis d’or sur la paume de sa main.

— Et pour ça, dit-il, est-ce qu’on peut avoir, sinon la lune, en tout cas une voiture légère, un cheval rapide et un groom ?

— Bigre, dit l’homme, vous vous y entendez à faire des astronomes, vous ! Voilà trois jolis portraits d’un roi qui est, paraît-il, beau garçon. S’il y en avait quatre, je crois que je ferais un effort. À y réfléchir, il y a toujours mon boghei.

Pendant qu’il attelait, Angélo s’efforça de prendre un air détaché. Il fit les cent pas avec beaucoup de calme et il fuma même un petit cigare.

— On voit que vous êtes sur le gril, dit l’homme, mais ne vous inquiétez pas : cette petite jument va vous tirer d’affaire en cinq sec. Et, en fait de groom, c’est moi qui vais vous conduire. Ce n’est pas le moment de perdre de l’œil les quatre sous qu’on a.

La vieille dame n’était plus sous le saule. Angélo appela et regarda de tous les côtés, en vain. Elle avait disparu.

— Passez muscade, dit l’homme. Quelqu’un vous aura coupé l’herbe sous les pieds. Une de perdue, dix de retrouvées. Ce ne sont pas les vieilles dames qui vont manquer. Ne prenons pas racine. À partir d’aujourd’hui, les journées n’ont plus vingt-quatre heures.

La petite jument était pleine de bonne volonté et, après l’avoir un peu échauffée, l’homme la mit à un trot fort rapide.

Angélo se hasarda à parler de la révolution de Paris.

— J’étais en affaire pour six chevaux de remonte avec un colonel hongrois. On se tirait dessus à boulets rouges pour des liards. Avant-hier soir, ils sont venus m’arracher à ma soupe et ils m’ont poussé l’argent dans les mains. J’ai dit : « Sans blague ! Ils ont fait fortune ! » C’était la frousse, oui ! Ils avaient appris par le télégraphe que Louis-Philippe était dégommé. Maintenant, c’est le secret de polichinelle. Ces galonnés qui ont tous des blasons brodés sur la chemise, il faut voir comment ils se mettent à courir d’un côté et d’autre. D’autant plus que ça va être un feu de poudre, pour peu qu’on se donne le mot. Il y a déjà quelques soldats qui regardent les têtes couronnées comme si c’étaient des quilles. Ils vont peut-être vouloir se mettre de la partie.

Il n’y avait pas grand monde sur la route. Ils traversèrent un village qui paraissait à peu près désert. À Magenta, les boutiques étaient fermées et la voiture roula dans des rues étrangement sonores. Après Sédriano, ils virent Milan haut sur l’horizon.

À peu près au même instant, un flocon de fumée blanche s’éleva comme un ballon au-dessus d’un grand bâtiment noir et crénelé dont le front dépassait les toits de la ville et, tout de suite après, ils entendirent une détonation sourde. Il y eut un deuxième flocon et un deuxième coup, puis un troisième, un quatrième, à intervalles réguliers. C’était le canon d’alarme.

— Collègue, dit l’homme, ça sent le roussi ! Il faut que j’aille voir chez moi, la soupe verse.

Et il arrêta la voiture.

L’exaltation sauva Angélo d’un ridicule. Il sauta sur la route et il fit une dizaine de pas fort rapides avant de songer qu’à l’aube de la liberté, il fallait partager son bonheur et embrasser le maquignon. L’autre avait déjà tourné bride.

Malgré les délicieuses détonations bien rondes, Angélo recouvra un peu d’esprit.

« Je suis encore au moins à une lieue et demie de la ville, se dit-il, il ne faut pas songer à courir. Que feras-tu de bon avec un point de côté ? D’ailleurs, ces coups de canon se succèdent sans hâte : un brigadier les espace réglementairement avec une montre. Ils ne soutiennent pas un assaut. »

Il entra dans Milan par l’interminable route de roulage. La grande avenue de terre battue bordée de palissades et de petites maisons basses était aussi à peu près déserte. Mais les quelques personnes qui déambulaient sur les trottoirs n’avaient pas l’air de prendre au sérieux les détonations emphatiques qui ébranlaient les vitres toutes les deux minutes.

D’ailleurs, après chaque coup de canon, les coqs des poulaillers chantaient à tue-tête.

Angélo était fort décontenancé. Il s’attendait à des gestes larges. Une seule chose ici était certaine : c’est qu’on faisait frire de l’oignon. Il avait un tel besoin de décorum – tout au moins d’une sorte de vent faisant flotter des draperies – qu’il fut ému presque jusqu’aux larmes par de simples draps mis à sécher sur des cordes et qui remuaient un peu, à un balcon.

Il arriva à une vraie rue pavée de dalles. Il y avait bien encore des femmes avec des cabas de provisions et même avec des enfants, mais elles trottaient, rasaient les murs et tournaient court dans des couloirs. Brusquement, à un carrefour, Angélo se trouva enfin devant un cheval mort, étendu au milieu de la chaussée. La bête était harnachée à la croate. Toutes les sacoches étaient pillées, les fontes vides ; on avait même pris le sabre en laissant le fourreau. Trois pas plus loin, le cavalier était caché derrière une borne. C’était une estafette tuée d’un coup de pistolet à bout portant. On lui avait tiré les bottes et fait les poches. À partir de là, s’ouvraient trois rues entièrement désertes. Le canon ne tonnait plus.

« C’est un assassinat, se dit Angélo, mais on sait tout depuis longtemps sur les omelettes et sur les œufs qu’il faut casser. Même moi. Il faut aller le plus vite possible du côté du château ou du Dôme. C’est là qu’on rétablira l’équilibre. »

Il n’allait pas se mettre à trouver un cheveu dans le premier cadavre qui lui faisait plaisir. Il croyait d’ailleurs que la liberté avait des balances.

Il eut par contre le sentiment très net que ses propres bottes faisaient beaucoup de bruit autour de ce soldat dont on avait retourné les poches. Il ne connaissait de Milan que des quartiers fort différents de celui-ci. Il prit une rue au hasard et s’avança avec quelque précaution.

Tous les magasins étaient fermés. Aux étages, les volets barricadaient les fenêtres. Il remarqua les lamelles des jalousies relevées et, derrière, de furtives lueurs blanches qui devaient être des visages.

Avant de tourner le coin de la rue, il se dissimula dans une embrasure de porte et il examina les perspectives. Aussi bien du côté du carrefour au Croate que du côté opposé, la voie était entièrement libre. Il déboucha sur une petite place. Elle avait contenu, les jours précédents, les quatre ou cinq tables extérieures et les deux caisses de fusain d’une gargote. Elle ne contenait plus qu’un orme en train de faire gémir ses branches et une fontaine frappant à coups redoublés dans son bassin.

C’était un décor pour passions nobles. Mais Angélo s’éloigna promptement de la fontaine. Le bruit de l’eau l’empêchait de tendre l’oreille. Il épiait ce crépitement sans doute fort caractéristique que doit faire une fusillade fournie.

« Quand je l’entendais en manœuvre, je me disais : “Tâche de te souvenir de ce bruit. Est-ce que tu le reconnaîtras quand il sera répercuté par l’écho des rues ?” »

Mais l’écho ne répercutait rien du tout, sauf le claquement d’un immense drapeau. C’étaient des milliers de pigeons encore affolés par le canon et qui tournaient en vols épais au ras des toits.

Angélo entendit un peu de remue-ménage dans la gargote. Il frappa quelques coups discrets.

— Passe par le couloir, cria une voix.

Il vit alors qu’on avait, en effet, collé sur la devanture un bout de papier avec cette indication, plus une flèche pour donner la marche à suivre.

À l’intérieur, le patron, monté sur une chaise, réglait la mèche d’une lampe à pétrole qui venait de fumer.

— Vous seriez arrivé dix minutes plus tôt, dit-il, j’avais là des messieurs qui cherchaient, eux aussi, à se battre et qui avaient l’air de connaître les endroits. C’est bien le diable s’il n’en vient pas d’autres d’ici un moment.

Angélo lui demanda s’il savait ce qui se passait.

— Pas grand-chose, dit-il, sauf que j’ai eu du flair : j’ai fait des tripes en veux-tu en voilà, et je vends la portion trois sous.

Il y avait eu cependant le canon !

— Je reconnais que ça fait du bruit, dit-il. Les gens sont toujours attirés par le gros. Nous, dans le quartier, nous serions plutôt pour le détail.

Il savait néanmoins qu’on avait dû faire quelques trucs à l’hôtel de ville. Il y avait de ce côté-là des muscadins qui étaient arrivés à bout de quelque chose. Très exactement quoi ? Il était incapable de le dire. Les clients en parlaient.

— Pour vous, je vois très bien ce que c’est, dit-il, le canon vous a donné de l’ambition et vous cherchez le pont d’Arcole. Alors, là, je vais vous avouer quelque chose : je n’ai jamais su où c’était.

Angélo but par politesse un verre de vin et il retourna arpenter la ville déserte, cette fois à grands pas et au milieu de la chaussée.

Il remontait depuis un bon quart d’heure une rue dallée quand il fut brusquement frôlé par une grosse mouche brûlante. Une détonation éclata. Il se jeta à plat ventre. Il était assez clair qu’il ne s’agissait pas de crépitements mais d’une balle qui lui était destinée.

Il faisait donc fort correctement le mort au milieu de la chaussée quand il entendit une voix aimable qui lui disait :

— Ne bouge pas, mon petit lapin, sans quoi il va te moucher pour de bon.

Il risqua un œil par côté et vit quelqu’un qui s’abritait dans un couloir.

— Tu lui as laissé le temps de recharger, dit la voix. Je vais lui faire croire que je sors. Dès que tu entendras le coup, saute ici, viens à l’abri.

Le personnage fit très rapidement semblant de sortir. La balle frappa l’angle de la porte et vola en miaulant à travers la rue. En même temps, Angélo sauta dans le couloir et tomba dans les bras et sur le ventre très confortable d’un petit homme à moustache.

— Tu as vu, la vache, s’il est nerveux ?

— Les Autrichiens ? demanda alors Angélo.

— Je ne sais pas très bien qui c’est, dit l’autre, mais il en a dans le bide. En réalité, c’est à moi qu’il en veut. Toi, c’était pour amuser la galerie, ou alors, il t’a pris pour un de mes copains.

« La mort serait-elle bête ? » se dit Angélo. Il se rendait compte qu’il avait failli être tué.

— Nous voilà dans le même pétrin, dit l’autre. Si on sort le bout du nez, il nous canarde.

Angélo pensa avec terreur qu’il venait de se jeter à plat ventre. Il demanda avec beaucoup de feu et un peu d’insolence s’il ne se passait rien d’autre à Milan.

— Oh ! que si, dit le petit homme, et précisément j’y allais. Mais, c’est bien ce qu’ils veulent m’empêcher de faire. Es-tu armé ?

Angélo fut tout heureux de montrer ses pistolets. Il était en train de se mettre sérieusement en colère contre ce coup de fusil imbécile qu’il avait salué jusqu’à terre.

— Malheureusement c’est des beaux, dit le petit homme.

— Ils font autant de travail que des laids.

— Je m’en doute, mais on les prête moins volontiers.

C’était dit avec beaucoup de candeur. Angélo donna un pistolet.

— Cocagne, dit le petit homme. Je t’expliquerai de quoi il retourne. Foutons le camp.

Il entraîna Angélo au fond du couloir.

— Je ne sais pas qui habite ici, mais maintenant qu’on a de quoi parler, montons.

Les escaliers étaient assez cossus.

— Est-ce un genre de chasse à l’estafette, est-ce que celui-là serait aussi pour le détail ? se disait Angélo. Il trouvait le petit homme sympathique. D’ailleurs, ce dernier tenait fort mal le pistolet.

« Je tirerai toujours dix fois plus vite que lui », se dit Angélo. Il était surtout favorablement impressionné par le petit ventre du personnage et par une chemise propre d’où sortaient un cou et un menton bien rasés. « Il a l’air d’un tonnelier, se dit-il, et il a dépassé la quarantaine. »

De toute évidence, en plus il avait de bonnes manières. Il frappa très poliment à une porte qui s’ouvrit, et il salua un homme maigre derrière lequel se cachait une femme. Ces deux personnes écarquillaient de grands yeux et avaient un peu la lèvre pendante.

— Ne vous en faites pas, Messieurs et Dames, dit le tonnelier ; on ne veut pas grand-chose. Ce serait seulement un effet de votre bonté de nous dire si votre turne a une porte de derrière. Mon copain et moi, on voudrait aller rue Rastelli mais il n’y a pas mèche de sortir de votre couloir. Un type nous tire dessus. Des fois que par exemple on pourrait passer à travers les cours. Vous savez peut-être tout ça, vous autres ?

Ils avaient entendu les coups de feu. Que se passait-il ?

— Rien du tout. N’ayez pas peur ; faites-nous décaniller et remettez-vous à tremper la soupe.

La table, en effet, était mise avec beaucoup d’ordre.

« C’est quoi ? se disait Angélo, un chef de bureau, un… et on tire du fusil à deux pas de sa carafe d’eau bien claire. »

— De la fenêtre de la chambre on peut descendre dans une cour. Ces Messieurs ne feront de mal à personne ?

— Certes non, dit le tonnelier, aujourd’hui tout le monde est gentil.

La chambre abritait la petite bonne et un garçon de sept à huit ans qu’on avait fait cacher en entendant frapper à la porte. Une pendule sous globe sonna midi. Le son était étouffé par des rideaux et une épaisse descente de lit en poil de chèvre.

En enjambant le balcon, on se trouvait sur le toit d’un appentis.

— Allez jusqu’au bout, dit l’homme, il y a une terrasse dessous. La cour est de l’autre côté.

La femme ferma la fenêtre. Le petit garçon, très intéressé, écrasa son nez contre la vitre. La cour était étroite et verte de mousse. Un couloir y débouchait qui menait dans le hall de service d’une maison bourgeoise.

— Doucement, les basses, dit le tonnelier.

— Que désirez-vous, Messieurs ?

C’était un grand valet de chambre, style anglais, qui venait de surgir d’une porte basse et se redresser de toute sa hauteur.

— La sortie, dit le tonnelier.

— Par ici, Messieurs.

Il les précéda en balançant cérémonieusement ses bras raides.

— Le fils aîné de notre maison s’est battu ce matin place du Dôme, dit-il. Il vient de rentrer pour se restaurer. Les tirailleurs hongrois occupent le toit de la cathédrale et font beaucoup de mal, paraît-il.

Il ouvrit la porte sur la rue et il s’effaça.

Une voix de femme demanda du haut de l’escalier :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Des messieurs qui vont se battre, Madame.

— Parfait ! dit la voix.

Angélo était vexé comme un dindon.

— Allez de votre côté, dit-il au petit homme. Voilà une couleuvre qui est de trop.

— Tu as failli avaler un bout de plomb bien plus dur à digérer, répondit l’autre ; et d’ailleurs ton côté est peut-être le mien. À moins que tu sois de la Haute, toi aussi.

— Je suis ce qu’il me plaît d’être, dit Angélo d’un ton glacé.

Dans les profondeurs de la ville, un coup de canon tonna, vite, puis deux autres. C’étaient, cette fois, les claquements secs d’une batterie de campagne et qui tirait à boulets.

— Voilà la situation réglée, dit le petit homme. Le vieil Autrichien sonne la soupe avec des pièces de quatre. Les fils de famille vont tous cavaler chez eux pour se restaurer. Nous allons rester deux pelés et un tondu.

— Je suis Piémontais, dit Angélo, et je ne connais pas assez Milan pour me diriger dans les rues désertes. Il y a plus d’une heure que je tourne pour aller où l’on se bat. Quand j’y serai, je vous fiche mon billet que vos deux pelés et votre tondu seront quatre. Je connais des ouvriers qui sont poltrons et même lâches. Et beaucoup trop qui se croient les premiers moutardiers du pape parce qu’ils se sont découvert des fantaisies de cœur. Je me sers de ces fantaisies depuis que je me tiens debout.

Il marchait à grands pas, suivi du petit homme, vers des roulements de tambours qui retentissaient dans une rue voisine.

Au carrefour, ils se trouvèrent nez à nez avec un grand garçon hâve, mais noir de poudre, qui roulait gauchement de la caisse.

« Voilà mes amis », se dit Angélo.

Il regardait avec passion ces joues creuses et ces yeux éteints.

— Où y a-t-il des fusils ? demanda-t-il.

— Via Dante.

Angélo se mit à courir.

— Pas de ce côté, cria le petit homme en courant après lui, et il l’entraîna dans des ruelles. Une trompette sonna le boute-selle. Le tocsin d’une grosse cloche répondit à la trompette.

La via Dante était battue par le canon. Au bout de la rue, à travers la fumée déchirée, apparaissaient les grosses tours et les murailles noires du château. Les artilleurs tiraient bas pour balayer leurs glacis. On voyait la mitraille courir sur la chaussée comme de la grêle et des biscaïens plus gros que le poing rebondir sur les dalles et racler les façades. Mais la distribution d’armes se faisait dans une académie de billard, un peu à l’abri, à l’angle de la place Ronde.

On donna à Angélo un fusil et une musette pleine de munitions. Il était si heureux qu’il se permit un peu d’ironie.

« Enfin, se dit-il, ça va être le bonheur ! »

Cependant il s’aperçut, comme une chose d’un autre monde, qu’il pleuvait. Il ne pouvait trouver naturel que sa passion : la musette et le fusil qui pesaient à son épaule étaient plus vrais que la pluie.

Il partit avec trois jeunes bourgeois qui arboraient d’énormes cocardes de rubans tricolores, des écharpes et des chapeaux à plumes. Ces signori dirent qu’il fallait aller le plus vite possible à l’hôtel de ville où, depuis une heure, les chefs de l’insurrection étaient assiégés.

Le tocsin s’était mis à sonner dans toute la ville. Malgré le bourdon des cloches, le canon, et le crépitement des fusils, on entendait crier les trompettes.

Les ruelles autour de l’hôtel de ville étaient coupées de barricades. Des jeunes filles et des garçons de dix à douze ans, armés de haches et de tringles de fer, détachaient les longues dalles blanches du pavé.

Des femmes et des enfants qui, malgré le danger, garnissaient les balcons, applaudirent les signori qui avaient vraiment grande allure et balançaient gaillardement les bras. Ils répondirent aux vivats en brandissant leurs armes.

Angélo était un peu offusqué par les plumes et par ces spectatrices qui applaudissaient comme au théâtre. Un de ses compagnons venait de lui faire remarquer le chapeau Ernani qu’il portait, dit-il, en l’honneur de Verdi, et pour que ce grand homme soit ainsi présent à la libération de Milan.

— Qu’avons-nous à faire d’un grand homme représenté par un chapeau ? lui dit Angélo.

Et, pour voir ce qui se passait, il monta sur une barricade.

La place du Broletto dont il apercevait une partie était pleine de fumée et d’uniformes rouges, il était impossible de savoir sur quoi on pouvait tirer utilement un coup de fusil. D’ailleurs, les Autrichiens, qui n’étaient pas bêtes, avaient enfoncé leurs pièces de canons dans une boutique et ils faisaient leur travail à l’abri de la fusillade très fournie qui partait sans arrêt des lucarnes, des fenêtres et même des toitures.

Angélo était tout attendri de participer à des événements qui, d’un moment à l’autre, allaient le rendre heureux. Il ne comprit pas tout de suite que la grande affaire de tout le monde de ce côté-ci était surtout de s’agiter bruyamment.

Il chargea donc son fusil et tira au hasard sur les uniformes rouges. Ce n’est que le coup lâché qu’il eut honte de cette vanité et du piédestal de charrettes, de voitures, de meubles et d’ustensiles de cuisine sur lequel il était juché.

Il descendait de la barricade quand il entendit un tintamarre qui tenait tout le ciel. C’est que le crépitement de la fusillade, le canon et les applaudissements venaient brusquement de se taire tous ensemble et que le tocsin restait seul. On cria de fuir, que le Broletto était pris, que les chasseurs croates y entraient comme dans un moulin et baïonnette au canon. Tout le monde disparut des fenêtres et l’on ferma les volets.

Les immeubles se vidèrent et, de la porte des couloirs sortit une foule de personnages extraordinaires : des ecclésiastiques ornés de cocardes, l’épée ou le sabre nu à la main ; des signori en justaucorps de velours noir à la Véronèse, ou enveloppés de la capa, tous le front ombragé du sombrero surmonté d’un panache ou d’une plume d’autruche ; des bourgeois portant le chapeau calabrais ; des femmes attifées à la Belgiojoso. Ils détalèrent à toutes jambes en criant des ordres.

Angélo avisa un groupe d’ouvriers mis fort simplement et, parmi eux, le petit homme avec lequel il avait eu des mots un peu vifs. Ceux-là ne fuyaient pas : ils faisaient retraite en bon ordre. Ils tenaient fermement leurs fusils et charriaient des caisses de poudre.

Il se joignit à la troupe et aida à porter une caisse de balles qui pesait fort lourd.

À un moment retentit une sonnerie de trompettes. On cria : « Les hussards ! »

— Ce qui vient de sonner, dit Angélo, n’est que le garde-à-vous. Il s’en faut toujours d’un petit moment avant qu’un peloton au garde-à-vous soit en état de charger, surtout s’il combat pour sa vie, comme c’est le cas.

Il s’aperçut que « pour sa vie » faisait merveille.

— Si nous allions seulement, poursuivit-il, jusqu’à cette porte cochère entre la pharmacie et l’épicerie, dans la maison qui fait face à la rue par laquelle les hussards vont déboucher, nous pourrions, à six ou sept que nous sommes, faire un feu roulant qui leur enlèverait l’envie de rire, ou de croire qu’ils ont gagné.

On s’empressa vers la porte qu’il désignait, on l’ouvrit à deux battants, on la barricada d’une crédence, de chaises, de fauteuils, de tables, qu’on charria d’une pièce qui avait l’air de servir de conciergerie.

Ils étaient huit. La moitié fut désignée pour recharger les fusils ; les autres, dont Angélo, couchés à plat ventre, se mirent en position de tir. Le fond de la rue était plein de fumée. Il en sortit un capitaine des hussards de Radetzki qui avait soigné particulièrement sa mise. Il allait au pas, ne portait à la main qu’une badine d’exercice et fumait le cigare. Il précédait ses hommes de plusieurs longueurs et, pendant un instant, on put croire qu’il était seul. Puis, le peloton apparut derrière lui, par rangs de quatre, sabre au clair.

Angélo aligna l’officier au bout de son fusil. Malgré la pluie qui brouillait la mire, il s’efforça de viser très exactement la poitrine de cet homme fort sympathique qui portait la fourragère d’or et plusieurs médailles. Quand il le vit arriver à la hauteur d’une enseigne représentant un gambrinus haussant un pot de bière, il commença à presser tout doucement sur la détente, suivant les préceptes de l’art du tireur. Enfin, le coup partit et il le vit porter. Ses compagnons se mirent à tirer avec beaucoup de sang-froid. Mais ils avaient affaire à une troupe bien disciplinée et au surplus pleine de vanité professionnelle parce qu’elle se battait contre des civils ; elle poussa en avant avec vigueur. Un des cavaliers arriva même à cinq pas de la barricade ; la même balle laboura le chanfrein du cheval et frappa le soldat sous le menton. Tout cet édifice au bout duquel il y avait un sabre s’écroula sur le trottoir. Les défenseurs de la barricade à qui on passait les fusils chargés tiraient sans arrêt. Les chevaux commencèrent à valser et à se cabrer, et, après avoir réussi à tourner bride, le peloton vida les lieux au galop.

Une dizaine d’hommes et un cheval, aplatis sur la chaussée, ne bougeaient plus. Un autre cheval, blessé à la cuisse, essayait de se redresser et grattait les pavés avec ses fers.

C’était une victoire rapide et qui ne laissait aucun goût. Angélo fut étonné de n’être pas content. Pendant tout le combat, il avait tiré, abrité derrière un chaudron. Il n’avait pas l’habitude du chaudron.

« Cet officier était magnifique, se disait-il. Il s’offrait à mes coups avec un mépris intelligent. »

— Où vas-tu ? lui dit le petit homme. Ce n’est pas par là qu’il faut se tirer des flûtes.

— Je ne me tire pas des flûtes, dit Angélo. Je vais voir l’officier.

— Laisse-le, dit un grand rouquin qui mordait dans une carotte de tabac. Il a des pistolets, comme tout le monde.

Malgré le tocsin qui continuait à sonner à toute volée, Angélo trouva qu’il y avait dans cette rue un silence fort désagréable. Le capitaine était étendu sur le dos. Ses yeux ouverts et bien vivants regardaient alternativement le ciel et les fenêtres fermées. Son sang était très beau sur l’or des médailles et des aiguillettes.

« J’ai fait mouche », se dit Angélo, mais il se reprit et il pensa : « Il est blessé à l’endroit que j’ai visé. C’est une âme mélancolique et non un vaniteux brillant. Maintenant qu’il est renversé dans la boue, on le voit bien. »

Il se pencha sur l’officier.

Il s’aperçut alors que le regard de cet homme courageux venait de prendre une intensité insupportable et que ses mains tremblaient.

« Il me croit un lâche venu pour l’achever, se dit-il. Il ne sait pas qu’il a agi selon mon cœur. »

Il allait peut-être s’agenouiller près de lui et lui caresser gentiment les mains quand il entendit bourdonner fort près quelques-unes de ces grosses mouches très vives qu’il connaissait bien depuis le matin.

Il sauta vers l’abri des murs. Au fond de la rue apparaissaient des têtes à képi et des canons de fusils. Un aigre cornet hongrois excitait des fantassins à la charge.

Angélo entra dans un couloir, ferma la porte et poussa le verrou.

Sur le palier du premier étage, il trouva des femmes en pleurs.

— Nous n’en pouvons plus, lui dirent-elles. Qui que vous soyez, Monsieur, Autrichien ou Milanais, prenez-nous en pitié. Notre maison est devenue le boulevard de l’insurrection. On monte et on descend les escaliers sans cesse. Tout à l’heure, des hommes avec des cocardes étaient rassemblés sur le toit. Ils ont exigé que les portes des appartements restent ouvertes. Maintenant, des soldats tout habillés de vert campent sur les toitures en face et criblent nos persiennes de balles. Tous les carreaux ont été brisés et la chambre est pleine de fumée. À l’instant même, une balle tirée par un de ces soldats, après avoir traversé le salon au moment où la cuisinière en sortait, et à quelques centimètres d’elle, a percé la cloison et est venue s’abattre ici où nous avions cherché refuge. Et si l’on nous prend d’assaut, qu’arrivera-t-il ?

— Sans doute rien, dit Angélo, mais je n’en suis pas certain.

Il inspecta les lieux. En effet, sur les toitures de l’autre côté de la rue, on voyait ramper des tirailleurs hongrois. Dans le salon, il n’y avait d’endroit sûr qu’entre les deux fenêtres qui descendaient malheureusement jusqu’au plancher. La vieille dame qui avait parlé était une de ces matrones opulentes qui d’ordinaire donnent rarement leur langue au chat. Une jeune femme très pâle et deux jeunes filles ne la laissaient se déplacer qu’en restant dans ses jupes. Les faibles arguments qu’employait Angélo pour les rassurer n’avaient aucune prise sur elles. Elles pleuraient et tremblaient à faire pitié ; à ces gémissements venaient se mêler les sanglots de la cuisinière blottie sous une table.

Étaient-elles seules dans la maison ?

Non. À l’étage au-dessus, il y avait une modiste française ; plus haut, une Suissesse dont il valait mieux ne pas scruter la profession ; quelques autres femmes de la petite bourgeoisie milanaise et deux ou trois vieillards peu appétissants et qui, par conséquent, ne risquaient rien.

— La profession dont vous me parlez et les vieillards me paraissent parfaits dans la situation actuelle, dit Angélo. Venez avec moi et invitez toutes les dames de la maison à vous suivre.

La Suissesse était de Fribourg, parlait allemand, et n’avait pas l’air troublé plus que de raison à l’idée de recevoir des soldats.

Angélo fit construire un abri de paillasses et de matelas, dans une pièce noire du troisième étage.

— Les balles ne viendront pas vous chercher là, dit-il. Restez cachées. Si vous entendez du remue-ménage dans l’escalier, que la plus courageuse d’entre vous – ou celle qui a le moins à perdre – prenne l’initiative de regarder si vous avez affaire à des uniformes. Si c’est le cas, que Madame hurle en allemand. Il y aura un moment d’arrêt. Ensuite, que les plus âgées se montrent sans crainte. Les soldats ont beaucoup de dédain pour les personnes âgées et, ce qui importe dans un assaut, où personne n’a le temps, c’est d’être dédaigné du premier coup d’œil. Quant à moi, on ne croira pas à mon innocence, et, si je reste avec vous, je vous ferai courir les plus grands dangers.

— Descendez à l’étage en dessous, dit une des bourgeoises. Traversez le salon et allez tirer le grand lit de la chambre. Vous verrez que, derrière, le mur mitoyen est percé, il y a déjà plus de six mois qu’on a pris ces précautions, ici comme ailleurs, et c’est par là que mon mari et mes deux fils sont partis il y a à peu près une heure. Mais cela ne peut servir qu’à des combattants car, après avoir passé quatre ou cinq trous semblables, vous serez de nouveau dans la rue.

Angélo trouva facilement le passage.

Il tomba de l’autre côté, dans de grands appartements déserts et très saccagés. Les persiennes étaient hachées de balles qui avaient fait ensuite éclater le globe d’une pendule, crevé une grande glace à trumeau et charrué de fort aimables moulures de stuc. Dans l’encoignure d’une fenêtre, le plâtre était taché de sang. Quelqu’un qui devait être blessé à l’épaule s’était appuyé là et avait saigné ensuite assez abondamment sur un très beau tapis. En prenant toutes les précautions d’usage, Angélo regarda dans la rue. Les soldats progressaient en rasant les murs. Des feux de peloton crépitaient dans un quartier voisin mais ici la fusillade avait cessé. Il n’y avait plus personne derrière la barricade. On n’entendait que des commandements brefs et inintelligibles, qui ressemblaient à des aboiements de chiens.

« Ce sont des Croates, se dit Angélo. La Suissesse aura beau hurler en allemand, ils n’y comprendront rien. »

Il fut sur le point de retourner près des femmes. Mais il remarqua que les soldats ne cherchaient pas à entrer dans les maisons, qu’ils avaient sans doute simplement l’ordre de s’emparer du carrefour et que, ne sentant aucune résistance, ils se borneraient à parcourir la rue. Ils avaient d’ailleurs déjà dépassé la porte du couloir.

Angélo trouva encore des traces de sang dans un petit boudoir et même sur les pierres d’une seconde ouverture dissimulée derrière une jolie bergère. Il s’engagea dans cette ouverture qui perçait un mur très épais. Elle débouchait près des voûtes d’une vaste écurie, à trois ou quatre mètres de hauteur du sol, mais à environ deux mètres seulement de la toiture d’une berline qui était juste dessous.

Les œils-de-bœuf ne donnaient guère de jour. Le ciel avait dû se couvrir de plus en plus, ou peut-être le soir approchait. Angélo sauta sur le toit de la berline, mais en descendant par le marchepied du cocher, il vit un visage renversé sur les coussins de la voiture. C’était un garçon d’une vingtaine d’années. Angélo crut qu’il dormait, mais il était bel et bien mort. Il portait une très vilaine blessure à la base du cou. Il sentait la poudre.

« C’est un jeune bourgeois, se dit Angélo. Il a dû combattre seul dans les grands appartements là-haut et venir chercher les coussins de cette voiture quand il s’est senti mourir. Peut-être avait-il à son chapeau une de ces plumes qui ne te plaisent pas et qui, tu le vois, ne gênent rien. »

Angélo faisait d’autres réflexions qui manquaient étrangement de virilité quand il entendit ouvrir une porte et il vit apparaître un vieil homme qui haussait une lanterne.

— Vous êtes tombé du nid, vous aussi, lui dit sans manifester d’émotion particulière ce personnage qui portait la longue veste à boutons de corne des Messageries. J’ai entendu le bruit que vous avez fait. J’ai cru qu’il s’agissait de mon petit client. Mais je vois qu’il a passé l’arme à gauche. Je suis venu le regarder tout à l’heure : il bougeait encore. C’est quelqu’un du quartier mais je ne sais pas son nom.

Angélo était trop ému par le sommeil de cette tête dans sa collerette de sang pour ne pas dire bêtement qu’il fallait finir ce que ce jeune garçon avait commencé.

— Je ne vous contredirai pas, dit le vieillard. Il y a bien longtemps que je ne contredis plus personne. Mais qu’il faille se faire trouer la paillasse, comme ce petit bonhomme a fait, pour mettre Charles-Albert à la place de Ferdinand, je trouve ça un peu couillon, révérence parlée. Je ne suis pas pour les Autrichiens, notez bien, mais je ne serai pas pour vous si demain vous tenez la trique.

— Nous ne cherchons pas la trique, dit Angélo. Nous ne sommes pas une armée qui va caser son général en chef. Nous n’obéissons qu’à ce que nous avons de meilleur dans le cœur.

Et il parla comme si la ville n’était pas déjà pleine de gens qui changeaient les lois.

— D’accord, mon prince, dit l’autre, j’ai passé cinquante ans de ma vie sur un siège de cocher, à recevoir des tapes dans le cul à chaque tour de roue. Rien de tel pour vous ouvrir la comprenette. Vous voulez encore du gâteau ? Par ici la sortie.

Il lui fit traverser à la file deux longues écuries qui sentaient le fumier de cheval et il le conduisit à une petite porte.

— Vous voilà Contrada delle pesche. En tournant à gauche, vous arrivez juste en face du Palais-Royal. Je ne vous le conseille guère : il y a encore des tirailleurs sur les toits et ils se foutront bien que vous soyez pour ou contre ; du moment que vous bougez, ils vous tireront dessus. Pour une fois qu’ils ont l’occasion ! Si j’étais vous, je prendrais par San Ambrogio. Il faudra bien manger d’un moment à l’autre. Vous risquez de trouver de ce côté un petit caboulot où l’on fait la soupe. J’ai entendu tout à l’heure des gars qui en parlaient.

La nuit tombait. La rue était déserte. Le tocsin continuait à sonner sans arrêt mais il était emporté par les bourrasques d’un vent rude chargé de pluie. Des coups de fusil isolés claquaient. Une grosse pièce de canon gronda, solitaire et majestueuse comme le tonnerre.

« Il s’agit surtout de ne pas se faire tuer par méprise, se dit Angélo. Ce serait la plus sotte manière de quitter ce monde. Or, dès qu’il fait sombre, les épiciers appuient sur la détente à tout bout de champ. Le plus sûr dans mon cas est de ne surgir à l’improviste devant personne. »

Il marcha donc résolument au milieu de la rue en faisant le plus de bruit possible avec ses bottes.

La Contrada delle pesche avait dû être pendant l’après-midi le théâtre d’une sérieuse échauffourée. Des cadavres de soldats étaient allongés en travers du trottoir, même le long des murs. Ils avaient été canardés des fenêtres sans pouvoir s’abriter. La chaussée était jonchée d’objets hétéroclites avec lesquels on les avait aussi lapidés : briques, tuiles, couvercles de poêles, morceaux de charbon et même sujets mythologiques en bronze, dessus de pendules, jusqu’à des meubles et des chaufferettes. Les façades des maisons avaient été déchirées par des feux de pelotons et de la mitraille ; les volets et les persiennes, arrachés de leurs gonds, s’étaient abattus ; la balustrade de fer de certains balcons pendait ; quelques boutiques avaient été défoncées au canon. La rue sentait la saumure de hareng et la poudre.

Angélo se demanda si, derrière ces fenêtres béantes, ces portes abattues, il y avait encore des tirailleurs de son parti en train de guetter. La position semblait être abandonnée par tout le monde. Les cadavres étaient tous ceux de soldats très grands et portant de longues moustaches à l’ukrainienne. Les uniformes étaient soignés. Il semblait bien qu’on avait fait charger dans cet endroit un bataillon de luxe, une sorte de garde. Est-ce que Radetzky ou le vice-roi avaient une garde personnelle ? Dans ce cas, le fait qu’on l’avait jetée dans la bataille semblait indiquer que, d’une façon générale, les Milanais ne s’étaient pas bornés à fuir en chapeaux à plumes.

« J’ai vu prendre le Broletto, se disait Angélo. Tout au moins, je suis arrivé au moment où les Autrichiens forçaient les murs de cette vieille maison où, me semble-t-il, on aurait pu résister avec acharnement. J’ai tiré quelques coups de fusil, peut-être dix en tout sur un peloton de hussards. Ceci ne compense pas cela. »

Il arriva dans un quartier de petites ruelles, puis sur la place d’une église. Il entendit un coup de vent siffler dans la cage de fer du clocher et la ruée des bourrasques à travers le ciel. Des grains d’averses crépitaient sur les tuiles. On ne sonnait plus le tocsin.

Le retour aux choses ordinaires déconcerta Angélo. Il s’aperçut que la pluie était froide et mouillait. Il releva le col de sa veste. Ce quartier aussi semblait abandonné.

« Tout le monde a fermé boutique », se dit-il.

La pluie, la nuit, le silence, ces rues désertes où il marchait en bombant le dos, ne s’accordaient pas avec l’idée qu’il s’était faite de la révolution glorieuse.

Au bout de la traverse qu’il suivait, le vent cornait comme un perdu. Elle débouchait sur l’esplanade du château. La vieille forteresse qui avait des lumières vives à toutes ses lucarnes et de tremblotantes lueurs roses derrière ses créneaux, montrait ses larges épaules mais semblait calme.

Il retourna sur ses pas.

« Si je savais comment faire pour retrouver mon chemin, se disait-il, je serais très curieux de revoir la Contrada delle pesche. Peut-être qu’il n’y a jamais eu un seul de ces cadavres à longues moustaches que j’ai vus. Peut-être n’ai-je jamais visé à travers la pluie la poitrine de ce capitaine si sympathique, et que le canon d’alarme n’a pas tonné ce matin ? Dans quoi es-tu tombé, toi qui crains toujours d’être dupe ? »

Enfin, au bout d’un temps qui lui parut long – et comme il passait pour la seconde fois sur la place de l’église – il s’entendit appeler et vit la petite barre de lumière d’une porte qu’on entrebâillait.

C’était un homme en robe de chambre qui lui donna du Monsieur à deux ou trois reprises avant de lui demander s’il savait ce qui se passait.

— Non, dit Angélo, je me pose la même question. Il me semble que je l’ai su, mais je vous avoue que, sur ma vie, je n’oserais pas soutenir que je le sais encore.

Son interlocuteur était manifestement un bourgeois. La lampe à pétrole qu’il avait posée sur une console de son vestibule éclairait à contre-jour la soie de sa barbe, des joues replètes et des favoris bien taillés.

— C’est très ennuyeux, dit-il. Le forgeron de notre quartier a passé toute la journée en haut du clocher à sonner le tocsin en frappant avec son marteau sur Sainte-Gudule (je m’excuse : c’est notre cloche). Je le voyais très bien de chez moi. Je l’ai questionné quand il est descendu. Il n’a vu que des fumées, sauf, a-t-il dit, des grenadiers campés sur la toiture du Dôme ! Est-ce possible ?

— On m’en a également parlé, dit Angélo. Je ne suis pas allé voir mais je suppose que c’est vrai : c’est une position stratégique.

— Avouez, Monsieur, que c’est une drôle d’époque, si les soldats sont obligés de se jucher sur les églises !

— C’est qu’on leur mène la vie dure dans les rues, dit Angélo.

Il parla des moustaches à l’ukrainienne.

— C’est allé jusque-là ? dit l’homme à voix basse.

— Vous avez bien entendu le canon et la fusillade ?

— Mon Dieu, Monsieur, oui, j’ai entendu de grosses détonations dont je me suis dit que, vraisemblablement, ça devait être le canon. Je l’ai même signalé à deux petites voisines qui sortaient en grand tralala et qui m’ont ri au nez. Eh bien ! vous voyez, j’avais raison.

— À un point que vous n’imaginez pas, dit Angélo. Ils ont tiré à mitraille.

— Mais enfin, voyons, dit l’homme après un moment de silence, je suis contrôleur des douanes. J’ai cinquante mille fois eu affaire à des Autrichiens, et de toutes les catégories. Ils ont toujours été polis et bien élevés. Pour qu’ils en soient arrivés à tirer à mitraille, il faut qu’on leur en ait fait de toutes les couleurs. J’ai peur, ajouta-t-il, que tout cela finisse mal.

Il avait déjà diminué l’entrebâil de sa porte. Angélo demanda le chemin pour aller au centre de la ville et s’éloigna à grands pas du côté que l’homme avait rapidement indiqué.

« Décidément, se dit-il, j’ai dû rêver : aucun garçon ne dort du sommeil du juste dans la berline. »

Mais il ne tarda pas à entendre au fond de la ville un grésillement qui semblait être produit par des acclamations ou des cris et, en débouchant à un carrefour, il vit, au bout d’une longue rue, danser des lueurs rouges.

Des signori, chapeau calabrais enfoncé sur le front, armés jusqu’aux dents, l’épée à la main, portant tous cocardes et écharpes tricolores, dirigeaient les travaux de construction d’une barricade. L’édifice – composé de charrettes, de chaises, de canapés, de fauteuils – bardé de nombreuses bassines de cuivre et colmaté de paillasses et de matelas, s’élevait déjà jusqu’à la hauteur des impostes. On continuait à charrier des meubles. Deux gros hommes en blouse, faisant levier avec des pointes de pic, descellaient les grandes dalles de marbre de la chaussée. Des enfants trempés de pluie, des jeunes filles, des femmes échevelées – mais qui n’étaient pas du peuple, et s’interrompaient avec des gestes charmants pour serrer des châles sur leur poitrine – poussaient ces lourdes pierres contre la barricade pour faire des abris à tirailleurs. La scène était éclairée par deux grands feux où l’on jetait des meubles légers, des objets de vannerie et même des chaises joliment tournées qui devaient sortir d’un boudoir. Un herboriste en tablier vert, mais coiffé du sombrero napolitain, lançait des bottes de plantes médicinales sèches dans le brasier pour en attiser les flammes. Il avait l’air d’agir en un songe et il riait aux anges en se débarrassant ainsi de son fonds de commerce ; d’ailleurs, il portait souvent la main à sa poche de sarigue d’où émergeait la crosse d’un pistolet. Des gens aux fenêtres applaudissaient, criaient, poussaient des vivats.

Angélo vint se chauffer à côté d’un vieux monsieur, habillé sobrement mais avec une élégance de « Café anglais ». Il lui demanda où étaient passés les soldats.

— Les soldats impériaux sont tous rentrés au château, répondit avec grâce cet homme qui avait une jolie barbe ronde à la Raspail et semblait prendre un plaisir infini à mettre les pouces dans les entournures de son gilet, malgré le vent et la pluie. Le maréchal n’a sans doute pas voulu exposer ses troupes aux guets-apens des combats de rues dans la nuit. Nous en profitons pour barrer les voies dans lesquelles demain il sera forcé de lancer des cavaliers.

« Il suffirait d’un bon policier déguisé qui ouvrirait l’œil, et dans deux heures d’ici irait faire son rapport au château, se disait Angélo et, adieu, veaux ! Les carottes sont cuites. »

Il fit part de ses réflexions au vieux monsieur.

— Permettez-moi un conseil, répondit celui-ci à voix basse. Ne vous fâchez pas, je pourrais être votre père. Gardez-vous bien de les empêcher de danser en rond et de leur fournir matière à réflexion. Ajax avait une cervelle d’oiseau. Je vois vos mains noires de poudre et je ne vous soupçonne pas. Mais ils pourraient ne pas voir que vous êtes un brave garçon et, probablement, un garçon brave. Ils pourraient le voir et fermer instantanément les yeux, ou même prendre un plaisir exceptionnel et nouveau à les garder bien ouverts et à passer outre. On a égorgé tout à l’heure, ici même, deux malheureux qui n’étaient pas plus espions que vous et moi. Penchez-vous et jetez un coup d’œil de ce côté-ci, vous verrez leurs bottes. Que Dieu vous garde de voir leurs visages ! Ils ont eu simplement le tort de se trouver sous la main de ces non moins braves gens et gens braves qui nous entourent, au moment précis où ces derniers avaient besoin d’accomplir certains gestes. Tous ces gaillards que vous voyez, l’arme à la bretelle, ont des années de coin du feu et de bonnet de coton à sabrer. Je fais peut-être exception pour vous à cause de votre regard mais je suis là, moi aussi, pour jeter ma pantoufle par-dessus les moulins.

— J’aime beaucoup cet aveu, dit Angélo, il va me permettre de vous poser une question sans avoir honte : Où puis-je me procurer un quignon de pain ?

— Mais à Milan, Monsieur, c’est-à-dire n’importe où, dans une ville où, depuis ce matin, tout le monde a intérêt à nourrir ceux qui payent de leur personne. J’habite à deux pas d’ici. Venez chez moi. Vous casserez la croûte (moi, c’est fait, je m’excuse). Et, rassurez-vous, pour que vous me gardiez votre estime, nous convenons que, dix minutes après la dernière bouchée, je vous mettrai à la porte.

L’appartement de la barbe à la Raspail était coquet et sentait la fourrure. Des gravures représentant des chevaux de course ornaient les murs. La propreté, l’ordre méticuleux, dénotaient l’égoïsme féminin du célibataire de conviction, mais bien élevé et nanti.

Angélo raconta sa journée très timidement, en quelques mots, et par simple politesse. Il insista seulement sur le fait qu’il était un libéral piémontais, qu’il ne connaissait pas la ville et ne comprenait rien aux événements.

— Vous n’êtes pas le seul, dit le vieux monsieur. Une chose est claire comme de l’eau de roche : c’est que nous ne pouvons absolument rien faire sans l’aide de votre roi et de son armée. La révolution de Paris où les Français ont foutu Louis-Philippe à la porte et celle de Vienne dont on sait moins de choses mais où, paraît-il, les étudiants sont allés casser les vitres de M. de Metternich, ont jeté ici de l’huile sur le feu. On a avancé la révolte de quarante-huit heures pour forcer la main à Charles-Albert.

— Notre armée faisait mouvement hier soir, dit Angélo (je suis un peu au fait des manœuvres militaires), elle se mettait en ligne sur le Tessin.

Mais il se souvint des alouettes qui chantaient paisiblement sur les graviers du fleuve.

— Ce n’est pas sur le Tessin qu’il faudrait qu’elle soit, répondit son hôte, c’est en travers de la route de Vérone. Deux coups de semonce d’un canon qui parle piémontais et qu’une partie de votre cavalerie se présente à la Porta Tosa : Radetzky hissera le drapeau blanc sur le château et, s’il n’en a pas, il hissera sa chemise.

Ils furent d’accord pour convenir qu’aujourd’hui on s’était battu à tort et à travers.

— C’était cependant notre lune de miel, dit le vieux monsieur.

Il parla des belles dents des partis politiques.

— L’élite cherche une chaise pour s’asseoir. Elle s’est baladée dans la rue cet après-midi comme on fait les cent pas dans une antichambre.

Il avait vu du haut d’une fenêtre les prisonniers sortir du Broletto, encadrés par les grenadiers du régiment Paumgarten. Ce n’était pas le comité insurrectionnel, mais le comité insurrectionnel de ces messieurs du Café Cova : les rejetons des grandes familles italiennes dans lesquelles le complot est de tradition et se suffit à lui-même.

— À vue de nez, ils sont sortis au moins deux cent cinquante de cette forteresse communale dont les murs ont plus de trois mètres d’épaisseur et que trente hommes résolus pourraient tenir indéfiniment, même contre le canon.

Il n’y avait que les béjaunes pour s’étonner du peu de résistance qu’ils avaient opposée à des soldats évidemment un peu nerveux mais qui auraient pris patience si on leur avait expliqué de quoi il retournait.

— Nos messieurs ont fait bonne figure pendant qu’on les poussait au château comme un troupeau de moutons. Ils ont chanté de fort jolis chants subversifs et crié beaucoup de phrases historiques : ce qu’ils mouraient d’envie de faire au moins une fois.

Le vieux monsieur s’excusa de lui faire manger son quignon à la saveur de propos qui, de toute façon, n’avaient rien à voir avec le magnifique élan d’héroïsme qui avait jeté aujourd’hui toutes les classes de la société aux trousses de l’armée occupante.

On avait vu, au cours de la matinée, des enfants de dix à douze ans tout au plus s’approcher des sentinelles croates qui gardaient le passage de la Scala et, arrivés près d’elles, leur tirer des coups de pistolet dans le ventre. Fort judicieusement, car le ventre ne pardonne pas, et c’est le seul endroit où une blessure fait tout de suite trop de mal pour qu’on puisse penser à riposter.

— Ajoutez, dit-il, que ces gamins simulaient la naïveté. Nous sommes en train d’apprendre beaucoup de choses, qu’on oubliera d’ailleurs.

« Ces barbes rondes, surtout quand elles sont blanches, donnent un grand air de sagesse, se disait Angélo en regardant le visage de son hôte. Mais l’œil est trop vif pour un homme qui ne peut plus chasser : c’est pourquoi il cherche la petite bête. Gardons-nous de ce ridicule à mon âge. »

Il se croyait capable de simuler la naïveté, et même mieux, si le besoin s’en faisait sentir.

À part la prise du Broletto où l’on avait commis l’erreur de vouloir livrer une bataille rangée et avec un groupement populaire qui ne comprenait que des généraux, toutes les escarmouches avaient tourné à l’avantage des insurgés. Aucun peloton de cavalerie n’avait pu tenir dans les rues, sous la pluie de briques qui tombaient des toitures et de balles qui jaillissaient de toutes les fenêtres et du moindre soupirail. L’infanterie, même déployée en tirailleurs, n’avait pas eu plus de succès. Via Monte Napoleone, après trois charges à la baïonnette, le régiment Reisinger avait dû faire retraite en abandonnant ses blessés à travers de petites rues qui étaient devenues un enfer. Des soldats égarés, des domestiques d’officiers, des familles de fonctionnaires autrichiens assiégés dans une maison du côté de Custorcio s’étaient finalement rendus, malgré tous les efforts que l’adjudant-général en personne et aidé du canon avait faits pour les délivrer. Un groupe de paysans des montagnes arrivé à Milan dans l’après-midi s’empara des petites portes de la cathédrale, escalada les galeries intérieures en nouant des cordes au corps des statues, rampa dans les gouttières et, surgissant sur la toiture, commença à la nettoyer de tous les grenadiers qui l’occupaient et interdisaient par leur feu l’accès de la place du Dôme. Le combat avait duré jusqu’à la nuit, et c’est finalement dans les ombres du crépuscule que le dernier soldat lardé de coups de couteau fut précipité tout désarticulé sur le pavé de la place. Tout le monde se mit aux fenêtres et cria des vivats avec tant d’ardeur qu’il fallut plus de dix minutes avant de s’apercevoir que les crieurs de vivats mouraient comme des mouches. Ils étaient canardés les uns après les autres par des grenadiers cachés derrière les cheminées du Palais-Royal.

Corsia del Giardino, un prêtre sorti de la foule vint bénir la barricade qu’on était en train d’élever. Il prononça quelques mots qui étaient fort bons et donnaient un sens héroïque à cet amoncellement de paillasses. On reconnut l’archevêque. Une escorte dont tout le monde voulut faire partie reconduisit le prélat à son palais, avec des applaudissements sans fin. La barricade resta sous la garde de quelques badauds et d’une statue de la Vierge qui se dressait au carrefour. Elle contint néanmoins, en ce simple appareil, une douzaine de dragons qui n’osèrent s’approcher et tournèrent en débandade dans une petite rue où deux cavaliers se démontèrent sur les pavés glissants.

À la suite de cette concluante opération à laquelle Monseigneur déclara avoir été poussé par une sorte de révélation intérieure, des prêtres se mirent à bénir les barricades un peu partout. Ils étaient d’ailleurs sur place depuis le matin. Jamais on n’avait vu autant d’abbés, pistolets au poing.

Les troupes s’engagèrent de façon plus meurtrière autour de la Porte orientale. Les Autrichiens occupaient les bastions mais le petit pont qui enjambait le fossé avait cet air pimpant des emplacements historiques. La poignée de bourgeois qui était arrivée à cet endroit-là, après des allées et venues exaltantes, sous des balcons chargés de jolies femmes en proie au délire, savait que la prise d’un pont décide d’ordinaire le sort d’une journée. On s’élança avec courage. Il y eut quinze morts et une retraite à demi précipitée. Puis de la colère, des assauts répétés, et, finalement, un ouvrier maçon qui venait juste d’arriver passa le pont le premier pendant que les Autrichiens se retiraient à vingt pas en arrière, dans une maison d’angle qu’ils avaient fortifiée.

On ramassa les morts et les blessés. On en avait ramassé un peu partout et on les portait chez le comte Uboldo degli Uboldi dont les collections d’armes anciennes et le musée historique avaient été pillés aux premières heures de la matinée par des ouvriers à la recherche de fusils. C’est donc sous des étendards pris aux Turcs (mais achetés chez les Juifs pendant toute une vie de collectionneur) et des panoplies de pertuisanes albanaises, que les médecins de Milan et les dames de la Haute soignaient les blessés. Il y avait eu, là aussi, beaucoup de ces « petits ponts de la Porte orientale », c’est-à-dire de ces sacrifices qui donnent tant de prix aux premiers matins des combats. On avait déchiré des monceaux de draps brodés pour faire des pansements, et on parlait de charpie de soie, en tas plus hauts qu’un homme, où l’on avait effiloché des chemises, des cache-corset, des pantalons de femmes merveilleux.

Vers midi, on apporta dans les ambulances des bourgeois d’un certain âge, très propres des pieds à la tête, ayant sur eux du linge frais, puis des bourgeois plus jeunes avec, parfois, trois ou quatre blessures dont quelques-unes pansées à la hâte avec des mouchoirs. Les uns et les autres très stoïques sous le scalpel et qui révélaient des physionomies dures et sauvages ; à se demander comment ils avaient fait pour vendre de la cotonnade jusque-là. Dans le courant de l’après-midi, on vit arriver des ouvriers portant leurs blessés sur des échelles et des civières improvisées. À partir de ce moment-là, et jusqu’au soir, on amena de plus en plus des gens du peuple, presque tous déchirés à l’arme blanche, comme il en advient quand on se pousse furieusement au corps à corps. Enfin, on eut l’occasion de voir le cadavre d’un prêtre. Il avait été tué d’un éclat de fonte qui lui avait brisé l’arcade sourcilière et mâché la cervelle. « Il arrive souvent qu’on se fait claquer le ressort sur les doigts en armant un piège à rat », dit l’aumônier. Mais le mort, qui s’avéra être le vicaire de Santa-Maria delle Grazie, après qu’on eut fouillé ses contre-poches, avait les manches de sa soutane retroussées et le sang qui teignait ses bras jusqu’aux coudes n’était pas le sien.

« Et il n’y a que des alouettes sur le Tessin, se disait Angélo. Pas même ces petits coups de clairons et de trompettes si difficiles à empêcher par beau matin, dans une armée en campagne. »

— Prolongeons notre contrat ; le temps que vous mettrez à fumer un de mes cigares, dit le vieux monsieur.

— J’accepte volontiers votre cigare, dit Angélo, les miens, que j’avais dans ma poche, sont en miettes, mais sur le contrat je ne transige pas. Disons, pour ne pas faire de phrases, que j’aime fumer en marchant au grand air.

Il s’excusa d’avoir apporté avec lui une odeur de chien mouillé.

« En vérité, se dit-il quand il se retrouva dans la rue, si on pouvait acheter les ustensiles du bonheur comme on achète des ustensiles de cuisine, ce qu’il me faudrait actuellement c’est un fou, bien patenté, sorti d’un bon asile et garanti incurable. Voilà avec qui il ferait bon d’échanger des idées. Avec ces gens qui jettent soi-disant leurs pantoufles par-dessus les moulins mais, en réalité, les déposent soigneusement sur de nouvelles descentes de lit, je ne sais rien dire et je reste capot. Tandis qu’avec mon fou, on taillerait une de ces bavettes ! Il est indéniable que cette ville, noire comme du charbon, au fond de laquelle des flammes bougent, où l’on entend crier et surtout applaudir à tout rompre, n’est pas un spectacle de père de famille. »

Il ne pleuvait plus. À part les cris menus de la foule autour des endroits où l’on construisait des barricades, il n’y avait d’autre bruit que celui d’un vent très fort et assez froid.

« Il est complètement ridicule de continuer à déambuler par un temps pareil, sous prétexte qu’on a fait quelques blagues à l’armée autrichienne hier après-midi, se dit Angélo. Aurais-tu peur du sommeil, comme tous ces braves gens qui se mettent à dix pour jucher des caisses à savon sur des retranchements déjà trop hauts ? Cherche un coin pour dormir. »

Il était dans un quartier où l’on avait allumé de nombreux feux sur la chaussée parce qu’on fortifiait la place voisine. Les flammes éclairaient les façades de maisons cossues qui paraissaient désertes et même pillées ; sans doute les logements de hauts fonctionnaires réfugiés au château et dont le mobilier avait dû être jeté à la rue.

À la fin, il trouva dans un de ces palais un vaste salon tendu de damas rouge un peu fané et où il restait encore un vieux fauteuil. Il traîna le fauteuil devant une grande cheminée de marbre sculpté. Il fit un bon feu de propriétaire avec des débris de meubles, des papiers très forts portant d’énormes signatures à l’encre de Chine et des flocons de laine à matelas. Le vent qui gémissait dans les persiennes dégoncées et l’odeur de cette laine brûlée évoquaient la cime orgueilleuse des montagnes. Il s’endormit presque tout de suite mais d’un sommeil qui entendait tout et en jouissait.

Il fut à demi réveillé à diverses reprises : d’abord, par le claquement de hautes flammes et par une sensation de chaleur excessive sur les jambes. Il entrouvrit l’œil et vit autour de lui cinq ou six hommes ; les uns en blouse et casquette à pont, les autres en redingote et chapeau napolitain, qui alimentaient le feu avec des planches. Il retira ses jambes, se tourna sur le côté et reprit son sommeil. Mais le bruit d’une longue conversation animée avec, de temps en temps, le solo pathétique d’une voix de basse qui parlait en dialecte padouan l’empêcha de perdre tout à fait conscience.

Il se demanda ce qu’on faisait à Venise, et si Modène et Parme avaient suivi le branle. Le vieil amateur de gravures hippiques avait raison ; un corps de cavalerie en travers de la route de Bergame. Mais il n’y avait pas de corps de cavalerie en travers de la route de Bergame.

Puis il fut réveillé par le silence. Le feu était tombé. Parmi ces hommes couchés sur les dalles près de la cheminée, quel était le Padouan à la voix grave ? Padoue est la patrie des avocats. Quelle arme, pour persuader, de savoir parler le dialecte, surtout de savoir en faire des phrases qui ronflent ! On s’en sert tous les jours pour dire bonjour, bonsoir et soudain quelqu’un s’en sert pour chanter : « Aux armes ! » C’est la soupe qui déborde. Mais les uhlans de Vérone galopent librement sur la route de Bergame.

Le vent qui avait pris de la force grondait dans la ville silencieuse. Angélo songea aux montagnes. Le moutonnement de ces hautes terres, couvertes de forêts brunes, l’endormit.

Enfin, il se réveilla tout à fait quand il entendit battre le tambour. Tous les hommes étaient partis, sauf un qui faisait chauffer du café sur les braises.

CHAPITRE VI

L’amateur de café (qui assurait d’ailleurs être en train de le faire « à la turque ») dit qu’il était tailleur de pierre : ouvrier, bien sûr. Il n’avait pas bonne mine : les joues vertes et les yeux rouges comme ceux qui respirent tout le jour la poussière du marbre. À part ça, il rigolait.

Le jour n’était pas levé. Le tambour roulait dans les rues, s’éloignait, se rapprochait. Angélo n’avait plus envie de se battre comme un hanneton.

— Il faut de tout, dit l’homme aux joues vertes, et on n’a pas fait de si mauvais boulot : la preuve c’est que les ostrogoths sont rentrés dans leurs coquilles. Tiens, s’ils avaient eu le dessus, vous n’auriez pas dormi dans ce fauteuil. Mais, d’accord : aujourd’hui, il faut un croquis. Vous n’étiez pas place San-Lorenzo hier soir, non ? On y a fait passer le mot ; il y a un général de Napoléon qui est de notre côté. Il s’est installé au palais Borroméo. Je vais aller y jeter un coup d’œil.

Angélo ne croyait pas au général de Napoléon mais il suivit le tailleur de pierre.

La place Borroméo était pleine de prisonniers autrichiens affamés. On les entendait réclamer à manger d’une voix lugubre. C’étaient des fantassins d’un corps de Vienne qui n’avaient pas fait de résistance. Des porteurs de torches escortant des corbeilles de pain débouchèrent d’une rue où l’on était allé faire travailler les boulangers.

Les balcons du palais étaient chargés de monde. Les fenêtres illuminées, ouvertes à deux battants, soufflaient une épaisse fumée de tabac. Des hommes chic et qui portaient à l’épaule de jolis fusils de chasse encombraient le vestibule. Ils parlaient peu et arboraient une impassibilité compassée. Ils étaient d’ailleurs accompagnés de grooms et claquaient du doigt de temps en temps pour leur réclamer le briquet, le mouchoir, ou les rappeler à l’ordre.

« Si Giuseppe est quelque part, il est ici », se dit Angélo, en se frayant un passage à travers les groupes.

Mais il y avait trop de fantaisie dans les cravates.

« Giuseppe est incapable de comprendre toutes les saintes huiles qu’il faut avoir au bout des doigts pour réussir des nœuds aussi désinvoltes, et à la pointe du jour. Il doit être dans quelque arrière-salle de café, avec un comité de gens qui ont tout à système, surtout les cravates. À moins qu’il ne soit mort au cri de “Vive la liberté !” ajouta-t-il. Ce n’est pas tout à fait exclu. Il ne se commande pas toujours. »

Angélo monta au premier étage où quelqu’un avait l’air de faire un discours. Des gens moins tirés à quatre épingles (beaucoup étaient armés à la fois d’un fusil, d’un poignard et d’un sabre) écoutaient un orateur invisible qui avait l’air de parler batailles avec un certain bon sens. Angélo essaya d’arriver au premier rang. On le laissa passer avec politesse. Celui qui parlait était un petit bonhomme râblé, en culottes de Casimir vert et bottes souples. Il paraissait avoir une cinquantaine d’années, mais être d’une très grande force physique. Une sorte de gros tricot de marin qui lui tenait lieu de veste gonflait ses bras épais, ses larges épaules où sa petite tête ronde comme un boulet semblait être plantée jusqu’au menton. Il parlait fort bien mais avec un accent étranger.

« Serait-ce le fameux général ? se dit Angélo. En tout cas, il connaît la chanson et il y ajoute du poivre. »

Il était heureux d’entendre enfin parler métier, puisqu’au fond, si on voulait se battre, il s’agissait de ça. Mais il comprit pourquoi on lui avait cédé la place si poliment. L’autre en venait à chaque instant à des considérations sarcastiques qui ne ménageaient personne.

— Une armée entre en campagne. Une armée populaire entre en partie de campagne. S’il s’agit de tirailler à tort et à travers et de tuer des soldats pour tuer, foutez-moi la paix. Je préfère mon chocolat.

— Je suis un libéral qui a fait le coup de feu avec vous, hier, dit Angélo, et qui voudrait bien savoir si on va enfin faire quelque chose de cohérent.

— On fera du cohérent quand il y aura moins de libéraux et plus de gens qui consentent à obéir.

— Pour ma part, non seulement je consens, mais je le recherche, commença Angélo.

Mais il fut interrompu : on apportait des seaux de café. Dans le brouhaha qui suivit, Angélo se trouva à côté du petit bonhomme qui sifflait sa tasse, comme tout le monde.

— Je vous ai parlé un peu vertement, Monsieur, lui dit celui-ci après avoir bu, mais c’est que j’ai fort à faire pour piquer ces veaux à l’endroit sensible. Vous m’avez répondu comme un soldat.

— J’en suis un, dit Angélo.

— Ça ne m’étonne pas, dit l’autre. Les pékins ne se rendent pas compte qu’en pivotant recta on économise du sang. Où avez-vous servi ?

— Royaume de Sardaigne. Colonel de hussards.

— C’est Charles-Albert qui vous envoie ? demanda l’autre. Et il ajouta aussitôt : Excusez l’ironie.

— J’ai quitté le service il y a plus de dix ans.

— Vous ne deviez pas être un gros colonel à l’époque.

— Vous ne deviez pas être un gros général en 1805 ou 6…

— 1812. Sous Napoléon, un général n’était jamais gros. J’ai soixante-trois ans, toutes mes dents. Je croque les pattes de langoustes et les os de poulets. Votre roi est un jean-foutre.

— Ne vous gênez pas : il voulait me pendre.

— Passe encore qu’il vous ait pendu : il aurait fait son métier ; on pouvait espérer un sentiment, mais, d’un maquignon, dites-moi ce qu’on peut attendre ?… Il nous a monté le bourrichon. Je le croyais un roi, et ce petit mot me disait encore quelque chose. Maintenant, on en est où il voulait qu’on soit, c’est-à-dire flambés s’il ne bouge pas, empêtrés jusqu’au-dessus des sourcils. Il a tous les atouts en main et, si on veut voir, il faut qu’on les allonge.

— L’armée faisait mouvement avant-hier.

Angélo raconta encore une fois, mais en termes militaires et sans un mot de trop, ce qu’il avait vu entre Casteletto et Novare. Il se paya même le luxe d’employer des termes techniques.

— Voilà enfin un rapport précis. C’est le premier depuis vingt-quatre heures, dit le petit bonhomme qui avait écouté fort attentivement. Cela ne me donne pas un liard d’espoir de plus, mais je sais où j’en suis, et, en tout cas, je suis en pays de connaissance.

Il se fit répéter les noms des localités et des routes. Il tira Angélo à l’écart et, avec un crayon, il plaça la manœuvre sur un bout de papier.

— Bon, dit-il, après avoir dessiné ses petits rectangles. En plus d’un jean-foutre, c’est une bourrique. Pourquoi a-t-il bazardé toute sa cavalerie à droite ? Qu’est-ce qu’il veut faire ? Des crêpes ? On a été floué du commencement jusqu’à la fin.

Angélo qui voyait autour de lui toute la bourgeoisie milanaise armée jusqu’aux dents parla de cœur et même de cœur à l’ouvrage.

— D’accord. Avec une poignée on peut faire du boulot mais, pour avoir une poignée, il faut une poigne. Quand le Broletto s’est rendu, si Radetzky avait battu le fer pendant qu’il était chaud, avec deux bataillons d’infanterie hongroise et un escadron de uhlans, il nous passait sur le ventre ! J’en ai eu les trois sueurs. Ne nous poussons pas du col. Ce n’est pas nous qui battons l’Autrichien, c’est l’Autrichien qui se bat lui-même. Hier soir, quand j’ai vu qu’il rentrait ses panards au château, j’ai poussé un soupir. Sainte-frousse, merci, mon Dieu ! Seulement, gagner le coquetier deux fois de suite, c’est duraillon, croyez-moi.

Angélo fit ses offres de service.

— Je ne vais pas laisser filer le merle blanc.

— Ne me prenez pas pour un foudre de guerre. Je n’ai jamais combattu sur un champ de bataille.

— La bataille c’est pas sorcier. C’est comme de tout, il faut y tremper. Quand on sait que la pluie ça mouille, on sait tout. Seulement, halte au falot ; soyons francs ! Mon autorité est venue d’un mot qui a poussé l’autre parce que j’ai parlé boutique à des gars qui jetaient leur poudre aux moineaux. Donc, avec moi, rien à gratter. Non, les bons comptes font les bons amis. La liste des préfectures, c’est à un autre guichet. Mais si on veut voir du pays et se désopiler la rate, là, j’en promets et j’en tiens.

Le petit bonhomme qui s’appelait Lecca expliqua la situation. Radetzky avait fait rentrer toute la garnison au château. Mais ses magasins d’approvisionnement étaient dispersés dans la ville. Il fallait les occuper, tendre des embuscades dans les rues qui y menaient et tenir bon. « Faire charrier par des corvées, jusqu’à des endroits à nous, le plus de farine, de munitions et de fourrage qu’on pouvait, brûler le reste et surtout ne plus s’embarrasser de pittoresque. Qu’est-ce que vous voulez qu’on foute, par exemple, du palais du vice-roi ou des cent quarante-trois portraits d’archiducs du Palazzo Marino ? On s’est gargarisé de ces prises, mais je n’ai pas mal à la gorge, j’ai le feu au cul.

— Donnez-moi dix hommes qui m’obéiront sans que j’aie besoin d’être grossier, dit Angélo, et je me charge des magasins si vous me dites où ils sont.

— Pourquoi pas ? Dix est un bon chiffre. J’aime les modestes. Quant à la grossièreté, c’est qu’on est lancé plus facilement par un gros mot que par de bonnes raisons. Mais vous êtes libre d’essayer votre méthode, à condition de ne pas revenir pleurer dans mon gilet. »

Pendant qu’on charriait les caisses de balles, Angélo entendit dire autour de lui qu’un très joli garçon qui venait d’entrer avait fait deux ans de campagne en Algérie contre les Arabes, et qu’avec ce lascar on était sûr de son affaire.

« Avec moi, on n’est sûr de rien », se dit-il.

Il passa l’inspection des armes à sa petite troupe et demanda pourquoi les paquets de poudre n’étaient pas réglementaires. On lui répondit que c’était du fulmicoton sans fumée qui venait de France. Il fut très fier de sortir du palais et de traverser la place à la tête de son parti, mais en entrant dans les rues sombres il se dit : « J’ai charge d’âmes. » Presque tout de suite après, un coup de canon venant du château déchira et ébranla la nuit, et les cloches recommencèrent à sonner.

Il décida d’aller d’abord au magasin qui contenait de la farine. Il trouva une barricade dans les parages de cet entrepôt et une foule d’hommes, de femmes et d’enfants, très excités par le canon et qui, ne sachant quoi faire, jetaient du bois dans des feux qui avaient déjà des flammes de cinq à six mètres de hauteur.

— Éteignez-moi ça, dit-il d’une voix qu’il eut la surprise de trouver très forte. Vous donnez des cibles aux artilleurs et vous en donnerez de plus belles encore si des soldats, qui auront la malice de rester dans l’ombre, se glissent par les petites rues. D’ailleurs, vous avez construit vos retranchements à contresens. Au lieu de danser comme des chèvres parce qu’il y a des détonations, regardez la trajectoire des boulets : c’est de ce côté que vont venir les cavaliers avec des sabres et les fantassins avec des baïonnettes. Et puis, il n’en faut pas tant pour rompre des rangs. Tâchez de me trouver un quincaillier ou un taillandier dans les environs et rapportez-moi des sacs de clous. Que les femmes aillent ramasser toutes les bouteilles vides dans les maisons d’alentour. Je vais vous montrer comment on abat les quilles.

Son petit discours fit merveille sur des gens qui en avaient assez de jouer au plus fin avec un peu de frousse matinale et n’attendaient que des ordres. Les femmes trouvèrent immédiatement un saint Jean Bouche d’or dans ce grand garçon qui avait au surplus des moustaches très fines.

Pendant qu’on s’empressait d’obéir à ce qu’il avait dit, Angélo réunit ses hommes sur les marches d’une petite église d’où l’on voyait la rue où se trouvait l’entrepôt.

— Les Autrichiens peuvent avoir laissé une sentinelle dans le magasin, dit-il. Et depuis hier soir elle a eu le temps de charger plusieurs fusils qu’elle doit avoir autour d’elle. En ajustant ses coups, elle peut nous réduire de moitié, si nous nous avançons avec ce que le général de Napoléon appellera un excès de confiance. Ceux qui auront le malheur de rentrer bredouilles entendront raconter comment les Français prennent les redoutes. Je vais donc d’abord y aller tout seul. Quand j’aurai reconnu le terrain, je sifflerai, vous viendrez me rejoindre l’un après l’autre et en prenant les mêmes précautions que moi. Je peux être tué. Dans ce cas, Monsieur prendra le commandement.

Il désigna un homme très brun de visage. « Celui-là a peut-être aussi fait campagne en Algérie », se dit-il.

— Trois d’entre vous resteront ici, poursuivit-il. Deux vont rassembler des corvées et me les amener là-bas pour déménager la farine. Le troisième organisera notre protection. Dès qu’on apportera les clous et les bouteilles, qu’il fasse répandre les clous et casser les bouteilles sur la chaussée cent pas en avant, dans les trois rues qui aboutissent ici. Si nous sommes attaqués, je veux qu’on tue posément, sans se presser, comme on travaille. Qu’on ne crie pas, et surtout qu’on n’applaudisse pas : nous ne sommes pas au théâtre. Si quelqu’un applaudit, c’est qu’il n’a rien à faire, et il y a du travail pour tout le monde. Envoyez-le-moi, je lui ferai porter des sacs de farine.

Là-dessus, Angélo s’enfonça dans l’ombre en rasant les murs. Mais le magasin n’était pas gardé et on pouvait relever très facilement la simple barre de bois qui fermait la porte.

Pendant qu’on charriait les sacs de farine et de haricots dans une écurie du voisinage, Angélo retourna à la place de la petite église. Il trouva les postes de garde bien installés, bien défendus, du silence et de la résolution. L’homme qu’il avait laissé au commandement scrutait les ténèbres qui lui faisaient face, avec le visage entendu d’un maréchal de camp. Il ne manquait que l’ennemi, qui semblait pour le moment vouloir se borner à lancer sur la ville de petits boulets fort ridicules.

— Nous n’allons pas attendre le bon plaisir de ces messieurs du château, dit Angélo. Passez votre commandement à celui que vous jugerez le plus qualifié et amenez-le-moi.

La transmission des pouvoirs se fit avec un cérémonial inventé d’instinct et sur-le-champ, mais qui avait le fini des gestes d’église.

Angélo fit la leçon au nouveau commandant de cette forteresse de meubles, de clous et de bouteilles cassées. C’était un timide qui mâchait de grosses moustaches rouges, mais rassuré de voir qu’on jouait enfin le jeu selon les règles.

— Ce n’est pas du sucre, lui dit Angélo, je vous laisse la responsabilité du déménagement de la farine. Protégez les travailleurs pendant qu’ils sont à leur affaire. Dès qu’ils auront fini, que le magasin sera vide, mettez-y le feu, et avec des matériaux qui flambent bien. Il vous faudra sans doute de la paille arrosée de pétrole. Je veux que toute cette baraque fasse des flammes qui se voient de loin. Il faut que l’ennemi sente les coups que nous lui portons. Quand tout sera bien embrasé, mettez-vous en colonne par quatre et venez me rejoindre dans l’ordre le plus parfait, place Saint-Ambroise, où je vais m’occuper de la chefferie du génie. Ne lambinez pas, j’ai besoin de vous, ou, plus exactement, la liberté a besoin de vous.

Cette chefferie du génie occupait de vastes bâtiments sombres.

« Les Autrichiens ne sont pas fous, se dit Angélo. Ils n’ont pas gardé la farine parce qu’ils peuvent toujours envoyer des fourrageurs et des charrettes dans les moulins des environs, mais cet Arsenal contient de la poudre, et, par les temps qui courent, la poudre ne se trouve pas dans le pas d’un cheval. Il y a sûrement un poste de garde. »

Il s’approcha donc, avec d’infinies précautions. Il vit en effet, au bout de la rue, un petit halo de lumière, sans doute produit par un falot d’ordonnance dissimulé à l’angle de la place. D’autres lueurs rougeâtres bougeaient sur la façade principale de l’Arsenal.

Un des hommes d’Angélo dit que, si on avançait encore de cinquante pas, en file indienne et en rasant les murs, on pouvait se faire la courte échelle et sauter dans le cloître d’un couvent de Théatins. Le couvent avait une église sur la place Saint-Ambroise, on pourrait donc à couvert aller voir ce qui se passait, et même, dit-il, occuper une position stratégique. (Depuis la prise, sans coup férir, du magasin de farine, tout le monde était pour la technique).

Pendant qu’au bout de la rue la sentinelle autrichienne laissait flotter son manteau au-dessus de la lanterne, ils escaladèrent donc en bon ordre et sans le moindre bruit une muraille assez haute et retombèrent dans une cour où il n’y avait pas de cloître, mais une assez forte odeur de cuisine, notamment de friture.

Ils trouvèrent cinq ou six moines qui déjeunaient en trempant de gros taillons de pain dans une poêlée d’œufs. Ces saintes personnes firent ex abrupto les plus grandes déclarations de loyalisme et, prenant à peine le temps de se torcher la barbe, sortirent d’un coffre des fusils, bien graissés, et pas mal de munitions. Ils mouraient d’envie de se servir de tout ça et dirent à M. le Commandant que leur clocher comportait une petite galerie faite exprès pour tenir, et en toute sécurité, la place Saint-Ambroise sous son feu.

En effet, c’était un couloir percé de meurtrières. On pouvait voir, juste dessous, cinq fourgons et trois prolonges d’artillerie que des soldats, faisant le va-et-vient, chargeaient de gargousses et de sacs de balles.

Angélo fit occuper toutes les meurtrières et préparer autant de fusils qu’il fallait pour tenir un feu roulant de plusieurs minutes. Il donna ensuite des ordres précis à voix basse. Il fallait que chacun choisisse une cible ; inutile de tirer à deux sur le même homme, mais tout homme visé devait être touché.

— Il faut, dit-il, qu’à la première décharge nous soyons débarrassés définitivement de l’officier qui commande, des cochers qui sont sur les sièges et du personnage que vous voyez là-bas dans la porte ouverte, tenant un trousseau de clefs à la main. Vous devez ensuite abattre le plus de soldats possible, mais surtout ceux qui voudraient saisir les chevaux par la bride ou se précipiter pour fermer la porte. Sur la prunelle de vos yeux, arrangez-vous pour ne pas blesser les chevaux qui vont nous faire besoin.

Il répéta plusieurs fois qu’il fallait viser soigneusement, comme à l’exercice, et il fit remarquer sévèrement aux moines qu’il ne s’agissait pas d’un jeu.

— J’attendrai autant de temps qu’il faudra, dit-il, pour que vous soyez froids comme des serpents, et prêts à exécuter mes ordres à la lettre et sans fioritures. Nous n’avons rien à faire avec des nerfs en boule ni avec l’hystérie des gens qui, jusqu’ici, ont manqué de distractions. Mettez-vous bien dans la tête que je fais un travail – vous aussi d’ailleurs, et il faut le faire le mieux possible. Ce n’est pas avec du hasard qu’on fait une paire de souliers.

Tout le monde étant glacé par cette petite voix décidée, il commanda le feu. Il n’eut pas besoin de le continuer longtemps. Les soldats épargnés par la première décharge s’enfuirent tout de suite dans la crainte de voir exploser les charrettes.

« Il y a toujours un moment décisif, et probablement le voilà, se dit Angélo en mettant le pied sur la place Saint-Ambroise. Il ne faut pas le manquer, mais je ne sais par quel bout le prendre. Je ne m’habituerai jamais à ces victoires rapides. »

Il trouvait cette grande maison noire très grande et très noire, la porte largement ouverte trop largement ouverte, et les cadavres couverts de sang trop couverts de sang, et surtout trop immobiles.

Il allait probablement commettre une bêtise héroïque, comme par exemple celle de se précipiter tout seul dans la gueule du loup, quand il entendit dans une des rues qui débouchaient sur la place le froissement d’une troupe en marche.

« Il va falloir mourir », se dit-il.

Il sentit avec terreur qu’il allait sans doute être obligé de le faire avec un peu d’emphase, en raison des circonstances.

Mais c’était tout simplement le timide aux moustaches rouges qui, exécutant les ordres à la lettre, venait le rejoindre avec toute la troupe, après avoir incendié le magasin aux farines. Ces subalternes à qui tout avait réussi jusque-là en obéissant aux ordres ne doutaient plus de rien, et c’est à leur suite, quoique à leur tête, qu’Angélo pénétra dans l’Arsenal.

La petite escouade de pionniers qui gardait la chefferie s’était réfugiée dès le début du combat dans un fortin au fond de la cour. Depuis la veille, dans l’armée autrichienne on n’aimait pas mourir. Ne voyant que quelques ombres, d’ailleurs hésitantes, se profiler dans l’ouverture de la porte, elle avait tiré quelques coups de fusil. Mais devant la troupe nombreuse et résolue, elle cessa un feu qui cependant n’avait pas manqué d’efficacité, puisque deux hommes étaient tombés à côté d’Angélo.

Ce dernier s’était emparé du trousseau de clefs. Mais toutes les portes intérieures étaient ouvertes pour la corvée qui était en train tout à l’heure de charger les fourgons. On fit prisonniers deux soldats désarmés qui essayaient de se défiler dans un long couloir et, laissant aux fenêtres des tireurs chargés d’empêcher la sortie du petit poste toujours barricadé, Angélo pénétra dans les ateliers. Il y avait là des roues, des affûts et même un petit canon tout monté.

Cette arme de grand format excita l’enthousiasme. On se voyait déjà en train de la traîner dans les rues. Angélo eut toutes les peines du monde à rétablir l’ordre parmi ces hommes qui avaient appris à l’école que prendre les canons était synonyme de victoire. Il écarta violemment ceux qui s’étaient déjà mis à pousser à la roue.

— Et je n’aime pas non plus les plumes que vous arborez à vos chapeaux. Si vous n’avez que parade en tête, prenez ce canon qui servira tout juste à récolter les applaudissements des imbéciles, et débarrassez-moi le plancher. Je ne veux que des hommes avec moi. Quand nous aurons gagné – si on gagne – vous vous amuserez comme vous l’entendrez. Jusque-là, ça me regarde. Y a-t-il un ouvrier carrier parmi nous ? poursuivit-il quand l’ordre fut un peu rétabli.

Il s’en présenta deux.

— Je vous nomme capitaines, dit Angélo, et à ce titre, brûlez la cervelle du premier qui vous désobéira. Je suis moi-même décidé à brûler la vôtre si, après avoir accepté votre grade, vous n’en accomplissez pas tous les devoirs. Il me faut ici une machine que vous seuls pouvez organiser à la perfection.

Il voulait faire sauter l’Arsenal. C’était une idée beaucoup plus jolie que le canon, et on commença à parler à voix basse.

Les carriers qui avaient l’habitude des explosifs devaient aller reconnaître le magasin des poudres et y exercer leur métier. Cette circonstance, qui les rendait patrons plus que capitaines, leur donna du mordant et de la sévérité. Ils ne demandèrent que deux hommes pour les aider et ils eurent la malice de suggérer qu’il ne fallait pas des enfants de chœur.

On vint dire à Angélo que le fortin agitait un drapeau blanc et demandait à se rendre. Il entraîna donc le reste de la troupe dans la cour.

L’adjudant des pionniers était pâle comme un mort et semblait pressé.

— Nous nous doutons bien de ce que vous allez faire, dit-il. Je suis lombard et je ne tiens pas à m’ensevelir sous les ruines pour le roi de Prusse. Tout ce qu’on demande, c’est qu’on nous emmène très vite, le plus loin possible d’ici. Les barils de poudre ne rigolent pas quand on les chatouille.

Angélo envoya les fourgons, les prolonges et les prisonniers au palais Borroméo avec une escorte. Il aligna ses autres hommes sur la place Saint-Ambroise, les plaça par rangs de taille, les compta, fit vérifier les musettes à munitions et posa quelques questions idiotes sur le ton de la conversation de salon. Il avait remarqué les regards de chien couchant que les soldats du peuple jetaient sur les cadavres des soldats de l’Empereur qui jonchaient le pavé.

« Si tu ne fais pas tout de suite quelque chose de bien bête qui les empêche de penser à la mort toute nue, tu vas être dégommé, se dit-il. N’oublie pas que tu pousses à des efforts sans repos (et à des efforts où il faut s’oublier) de braves gens qui jusqu’ici n’ont jamais travaillé plus de dix minutes sans boire un verre de vin, sifflé un petit air ou repris du poil de la bête en famille. »

Enfin, les capitaines-carriers sortirent de l’Arsenal en continuant à dévider de la mèche soufrée. Ils étaient d’excellente humeur.

— Il y a soixante barils de poudre à canon qui vont jouer la fille de l’air, en fantaisie, à votre commandement, dirent-ils.

Angélo fit d’abord partir tous ses soldats sous les ordres des moustaches rouges, pour la rue Béatrice où il y avait à régler le sort d’un magasin à fourrages.

— Êtes-vous sûrs que ça va sauter ? demanda-t-il aux carriers quand ils furent seuls.

— Mon commandant, dirent-ils, un peu goguenards parce qu’ils parlaient métier et lisaient la passion dans les yeux d’Angélo, si ça ne saute pas, c’est qu’il n’y a plus de bon Dieu.

Ils parlèrent de toutes les précautions qu’ils avaient prises et même de toutes les imprudences qu’ils avaient faites. Ils avaient en outre expérimenté avec un bout de mèche d’un pas de long : elle mettait le temps de compter jusqu’à trois pour brûler. C’était donc de la mèche très vive qui ne peut pas s’éteindre en route. Il y avait un peu plus de deux cents pas en comptant les escaliers et les couloirs, d’ici au tas de poudre.

Angélo alluma la mèche et resta planté sur ses pieds à regarder la petite flamme rouge filer comme un rat et entrer par la porte de la conciergerie.

— Il faudrait se remuer un tout petit peu maintenant, mon commandant, dirent les carriers.

Angélo fut brusquement très heureux de courir.

Ils venaient à peine de rejoindre la troupe qui était partie avant eux quand la chefferie sauta. La détonation, le jaillissement des flammes, l’embrasement général dépassèrent tout ce qu’Angélo avait imaginé. On avait vraiment attaché une casserole à la queue d’un très gros chien ! Des débris de toute sorte retombaient sur les toitures et dans la rue. Il fallut s’abriter dans l’encoignure des portes. Une poutre qui volait avec des ailes rouges vint se poser et cabriola sur les pavés comme sur un tapis de laine. Toutes les fenêtres s’étaient ouvertes sans bruit sur des gens sortis on ne sait d’où (probablement de leurs lits) et qui gesticulaient sans dire un mot. Enfin, les oreilles d’Angélo se débouchèrent et il entendit rouler le tambour du brasier, le crépitement de l’incendie et les clameurs. Ce n’étaient pas des « Hourras ! » On criait au feu avec des voix aiguës et beaucoup de sens pratique.

Angélo eut quelque mal à regrouper ses hommes. Ils entamaient des discussions passionnées avec la population des fenêtres. L’incendie continuant à soubresauter, à être écartelé d’explosions sèches ou extrêmement glorieuses, les flammes s’élancèrent à une grande hauteur. On poussa cette fois des cris d’opéra. À force de se colleter, Angélo arracha néanmoins une grosse partie de sa troupe au spectacle et aux discussions. Les traînards finirent par rejoindre.

Tout le monde, arme à la bretelle, était en train de traverser une grande place déserte bordée de maisons fort nobles quand Angélo aperçut, du coin de l’œil, une masse rouge et noire qui bougeait dans une rue à sa gauche. Aussitôt, il en vit déboucher d’énormes cavaliers, sabre au clair. Ils galopaient de façon comique sur la chaussée glissante, mais ils avançaient vite et ils avaient l’air de peser très lourd. On ne cria même pas « Sauve qui peut ! » Angélo se précipitait derrière le socle d’un lampadaire quand il fut frappé au front par un objet à la fois dur et gluant. Il tomba sans perdre conscience. Il entendait le bruit de casse-noisettes que font les sabres en taillant sur des têtes, et le hennissement des chevaux qu’on faisait volter.

Il restait allongé, la joue collée aux pavés. Une voix dit près de son oreille : « Ils sont partis, mon commandant. Vous en avez pris un coup.

— Je ne crois pas. »

Sa voix sonnait de façon curieuse, et il avait beau écarquiller les yeux, il ne voyait que du rouge.

— Vous êtes plein de sang.

Il s’essuya le visage. Il vit la place déserte, l’aube, les cadavres sur la chaussée. Son sang continuait à couler, brûlant, sur ses yeux. Il essaya de se redresser et se mit à quatre pattes. « Je suis aussi ridicule que les chevaux de tout à l’heure », se dit-il.

— Vous pouvez marcher ?

— Bien sûr, dit-il.

Il donna un solide coup de reins et fit quelques pas très rapides. Il serait tombé, tête en avant, si son compagnon ne l’avait pas retenu à bras-le-corps.

— Il faut débarrasser le plancher en vitesse, dit celui-ci, sans quoi ils vont revenir nous couper les oreilles.

Angélo sentit qu’on le soutenait. Il s’appliqua à faire de petits pas en posant soigneusement son pied à plat. Il avait cinq ou six pensées en tête, notamment celle-ci : en allant très doucement, on peut encore aller très loin. Toutes ces pensées lui faisaient un mal de chien.

Quand il se réveilla, il était couché sur un canapé. Il se dit : « Ils m’ont enfermé dans une de ces quarantaines où l’on meurt plein d’ordures. » Mais il vit autour de lui un salon bourgeois. Une jeune femme très laide, mais d’autant plus décidée à avoir du caractère, trempait des compresses dans une cuvette d’où montait une violente odeur de camphre. Près d’elle, un vieux monsieur chauve, en veste d’intérieur à soutaches et une matrone mamelue qui respirait très vite semblaient un peu pris de court.

Angélo dit gentiment bonjour, et tout le monde fut ravi de cette présence d’esprit. Un homme qui devait être attablé quelque part se dressa et s’avança la bouche pleine.

— Alors, commandant, dit-il, vous revoilà de ce côté-ci ?

— Je reconnais votre voix, dit Angélo, c’est vous qui m’avez aidé.

— C’était juste à temps, dit l’autre. Les dragons sont revenus pendant que je vous traînais. Heureusement que j’ai pu me fourrer avec vous dans un couloir. Ces messieurs-dames ont été très gentils.

Angélo remercia la jeune femme aux compresses. Elle lui répondit, comme il fallait s’y attendre : « Ne vous excitez pas », et elle appuya sur l’épaule d’Angélo pour le faire recoucher.

— Mais je n’ai rien, dit Angélo en résistant à la pression de cette main égoïste. Qu’est-ce qui m’est arrivé ?

— L’officier vous a tiré dessus avec son pistolet, dit l’homme. Le coup a foiré en biais. Il vous a eu jusqu’à l’os mais pas plus loin. Mademoiselle a bien regardé.

— Il ne faudrait pas trop bouger, dit Mademoiselle.

— Il faudrait dormir, dit la dame à la grosse poitrine, et je vous ferai un bouillon de poule.

— Je vais voir si je peux me tenir sur mes jambes, dit Angélo.

— Jeune homme, dit le vieux monsieur, j’ai fait le coup de feu à Mantoue le 29 fructidor et je sais ce qu’il faut penser des blessures à la tête. Vous croirez que vous tenez sur vos jambes, mais en réalité, vous n’y tiendrez pas.

— Cependant, dit Angélo, me voilà debout et, grâce à vos soins, je m’y tiens ferme.

Il fit quelques pas fort assurés. Il se regarda dans une glace, vit d’énormes yeux brillants, des joues mangées de barbe verte et un pansement d’une régularité de broderie anglaise.

— Suis-je ici depuis longtemps ? demanda-t-il.

— Une petite demi-heure, dit l’homme. Dès que vous avez reniflé l’eau sédative, vous vous êtes mis à gigoter. Vous étiez simplement un peu parti. D’ailleurs, les dragons sont encore en train de patrouiller tout autour et ils viennent de charger il y a cinq minutes dans les rues, par là-bas derrière.

L’aube se levait dans un très beau ciel dégagé de nuages, mais noirci par l’incendie. À travers les masses de fumée que le vent rabattait sur les toits, on apercevait le bleu d’un matin calme. Le tocsin sonnait, un gros mortier de la citadelle grondait à intervalles réguliers ; la ville était pleine de clameurs.

« Il faut dire quelque chose de gentil à la demoiselle qui a sans doute sacrifié une pièce de son trousseau pour faire de si jolis festons sur mon front », se dit Angélo.

— Je sais très bien, répondit-elle, que les hommes ont de grandes choses à faire.

Sa voix était jolie, par contre.

— Mais voyons, dit le vieux monsieur, il y a temps pour tout.

— À condition, dit la dame, de manger un morceau et de boire un petit coup.

— Ça, j’avoue, dit l’homme, que votre petit vin blanc, surtout le matin, et Dieu sait si je connais le truc !

Angélo ne se fit pas prier pour manger. Il resta cependant debout, à la fois pour essayer ses jambes et pour faire comprendre qu’il n’avait pas le temps de s’attabler. Il fit honneur à de l’andouillette très poivrée, au jambon qui sentait la violette. Les premières bouchées lui donnèrent une sorte d’ivresse ; il ne pensa plus qu’à se caler les joues.

— Hein ! dit l’homme, je suis connaisseur ! Dame ! La vie, c’est pas toujours drôle.

Le vieux monsieur était très fier de son vin blanc. Il avait une vigne aux environs de Milan, du côté de Serto.

Angélo expliqua qu’il avait reçu l’ordre d’incendier les magasins de l’ennemi et qu’il allait le faire.

— C’est déjà pas mal, dit l’homme. De temps en temps, il y a encore la place Saint-Ambroise qui gicle un bon coup. On a tout de même fait parler la poudre.

Il y avait encore deux dépôts de denrées alimentaires et surtout les magasins à fourrages. Les chevaux sont obligés de manger. Ce serait peut-être moins spectaculaire, mais, détruire le fourrage, c’était en quelque sorte débarrasser la rue.

Malgré la chefferie qui continuait à sauter par morceaux, les fumées déchirées par le rouge vif des déflagrations, Angélo occupa cinq bonnes minutes à calmer l’égoïsme de gens qui avaient trouvé un motif d’intérêt. On lui disait en somme qu’il faisait mauvais dehors. Il monta sur d’assez grands chevaux et parla de patrie. Ils furent tellement fiers d’entendre un peu de spirituel qu’ils abandonnèrent leur proie avec un certain plaisir.

— Ne vous croyez pas obligé de me suivre, dit Angélo à l’homme qui était sorti avec lui. Indiquez-moi seulement mon chemin.

Mais celui-là emboîta le pas ; faisant remarquer toutefois que cette histoire de fourrage, c’était exactement l’histoire à laquelle il ne tenait pas à se mêler personnellement, du moment qu’il n’y avait plus de troupe, c’est-à-dire de responsabilité collective.

C’était un homme trapu, large d’épaules, un peu gros, vêtu d’un paletot sac, coiffé d’un chapeau à bords plats ; il marchait comme un marin.

À la première barricade, le pansement qui commençait à s’étoiler de sang frais fit merveille. Il y avait aussi la veste en velours clair toute tachée par l’hémorragie. Ce sang était très émouvant, porté par un grand jeune homme fort pâle.

Angélo demanda à voir le commandant de la place. Il y en avait un, il y en avait même deux, car celui qu’on désigna s’avança, suivi d’une femme. Celle-ci regarda le sang avec une indifférence affectée et parla comme un homme, malgré de jolies lèvres où elle avait cependant mis un peu de rouge.

— Madame, dit Angélo, ceci est un métier où il faut être apprenti avant de passer maître. Les dragons sont de bons ouvriers. Ils ne tarderont pas à découvrir cette petite rue à laquelle vous tournez le dos.

Il parla des clous et des bouteilles cassées. Ces procédés de combat furent instantanément du goût de tout le monde ; tous avaient vu des tessons sur la crête des murs.

— Enfin, poursuivit Angélo, j’ai l’ordre d’incendier le magasin à fourrages qui est dans votre quartier.

Au matin du deuxième jour de combat, les insurgés s’attendaient à être attaqués, mais n’avaient fait aucun plan pour attaquer eux-mêmes. Ils considéraient avec juste raison qu’ils s’étaient emparés de la ville. C’était maintenant à l’ennemi de jouer, comme dans une partie de dominos. Est-ce que passer son tour était permis ? On posa très sérieusement à Angélo des questions qui tendaient à demander si les Autrichiens n’allaient pas se fâcher.

— Qu’ils se fâchent, dit-il, et qu’ils s’en aillent.

— Ils peuvent tirer à boulets rouges et incendier la ville.

— Milan est assez riche pour brûler et pour renaître de ses cendres.

C’était un peu fort de café.

— Monsieur, dit le commandant mâle, vous avez des ordres et, bien entendu, vous voulez les exécuter. Mais qui vous a donné ces ordres et où sont-ils, qu’on les voie ?

Ces derniers mots eurent un succès fou. On répandait déjà des clous et on cassait des bouteilles dans la petite rue qu’Angélo avait désignée, mais, quant aux ordres, on voulait voir.

« Si je parle du général, ils prétendront qu’ils obéissent à un autre, se dit Angélo. Ne soyons même pas ferme. »

— Messieurs, répondit-il, vous êtes évidemment libres, puisque nous nous battons pour la liberté. Mais, si vous me contestez ce que je ne vous conteste pas, nous allons nous bouffer le nez. Les ordres que j’ai reçus me suffisent et je vais incendier le magasin sans vous en demander la permission. Cependant, comme je vous aime bien et que je connais un peu la musique, je vous préviens que, dès que j’aurai mis le feu à la meule de foin, les cavaliers ne seront pas contents et chercheront à secouer les puces à quelqu’un. Comme vous êtes dans les parages, c’est probablement à vous qu’ils vont penser. Or, malgré toute votre bonne volonté, vous n’avez pas construit, avec ces armoires et ces paillasses, de quoi vous faire respecter.

Il fit une très rapide démonstration de la faiblesse de ces retranchements qu’on pouvait tourner de tous les côtés, et même facilement prendre à revers.

Aussitôt, il ne fut plus question d’amour-propre et on lui demanda quelques conseils. Il s’aperçut que ces hommes valaient mieux que les paroles qu’ils prononçaient. Il ne fallait pas trop leur répéter de tenir jusqu’à la mort : ils étaient capables de le faire. Ces gens qui fanfaronnaient ne pensaient pas du tout à leur peau : ils étaient simplement intimidés par le public. Des femmes qu’ils avaient toujours vues en train de laver la vaisselle se promenaient ici avec des sabres. Des ménagères qui n’avaient jamais pensé plus loin que l’armoire à linge et le pot-au-feu montraient cet extraordinaire visage de prodigue que donnent les grandes passions. C’était un bouleversement dont ils avaient peur de n’être finalement pas les maîtres.

Angélo trouva des volontaires pour l’accompagner. Ils donnèrent tous ensemble l’assaut, avec un très grand courage, à la douzaine de gardes d’écurie en colère qui défendaient le foin. Ceux-là avaient au moins le mérite d’être dans leur rôle.

À midi, tous les magasins à fourrages vomissaient feux et flammes, couvrant les deux tiers de la ville d’une épaisse fumée pleine de braises volantes. Le fond des rues était noir comme de la poix. Le tocsin étouffé semblait s’être éloigné ; il sonnait très haut dans le ciel. On entendait trotter au hasard les pelotons de cavalerie déconcertés.

Angélo retourna au palais Borroméo.

— Nous sommes devenus des huiles, dit Lecca. Vous les avez tellement remués qu’ils nous ont envoyé du monde, et du beau.

Angélo eut la naïveté de croire qu’il parlait des Autrichiens.

— Les Autrichiens sont la cinquième roue de la charrette. C’est mieux : c’est le gratin, et ce sont ces messieurs qui guettent des places. Nous ne faisons pas la révolution tout seuls, mon vieux. Ils étaient même persuadés que nous ne la faisions pas du tout. Ils sont, toute affaire cessante, venus voir si nous étions du lard ou du cochon.

Il prit Angélo par le bras et il le fit monter au troisième étage du palais où il y avait les salons d’apparat.

— Ce sang est-il vrai ? dit-il en désignant le pansement d’Angélo.

Il posait la question d’un air très réjoui.

Le salon du troisième étage, loin de la foule qui envahissait le bas du palais, était le théâtre d’une scène charmante. Malheureusement, la conversation de bonne compagnie qui se tenait dans cette vaste pièce dorée, inondée de glaces de Venise, était gâtée par la fumée, notamment par celle, à la fois noire et ardente, qui provenait des magasins où le fourrage, toujours un peu gras, brûlait sans flammes. D’autre part, depuis cinq heures, les explosions continuant à secouer le brasier de la chefferie du génie, le feu s’était communiqué à de vastes entrepôts de droguerie et de produits pharmaceutiques où des matières sulfureuses s’étaient mises à brûler en répandant des vapeurs acides. Des brandons projetés à grande distance, ou peut-être l’initiative personnelle, avaient incendié l’herbe et les bosquets de la circonvallation ouest où des redoutes bourrées de munitions d’infanterie s’embrasaient en crépitant comme des pommes de pins. Si on aimait ce spectacle, du troisième étage du palais on le découvrait tout entier.

Les trois personnages, manifestement étrangers à la maison, qui entretenaient un quatrième personnage non moins manifestement dans ses aîtres, avaient l’air de ne pas aimer du tout le genre de choses qu’ils avaient sous les yeux.

« Ils ont la tête de gens qui viennent se plaindre que nos chats ne peuvent pas faire l’amour sans crier », se dit Angélo.

En réalité, ces personnages s’efforçaient à la noblesse. Celui qui y réussissait le mieux portait la soutane et montrait sans vergogne des bas violets qu’on lui avait, de toute évidence, prêtés. Néanmoins, on lui donnait du Monseigneur.

Il était en train de parler charité chrétienne à voix haute.

Angélo comprit encore une fois l’avantage de porter une veste qui semblait avoir traîné dans un abattoir. À sa vue, la conversation s’arrêta. Le prélat resta en l’air, comme s’il flottait, malgré son lourd visage de marbre romain.

— Voilà l’artiste, dit Lecca. Il n’est pas méchant.

On fit tout de suite beaucoup de compliments à Angélo, de telle façon qu’il répondit :

— J’ai l’impression que vous avez quelque chose à me reprocher. Parlons ouvertement.

Habitué, et surtout depuis le matin même, à marcher vite en faisant de grands pas, il était entré dans le salon à une allure de chasseur à pied. Tout le monde avait très bien compris une finesse qui n’existait pas. L’ouvertement fit réfléchir, surtout un grand bel homme à la chevelure annelée, aux lèvres en arc de Diane, qui ressemblait à Ugo Foscolo, moins les yeux. Il appointa ces yeux immobiles.

— Vous avez détruit beaucoup d’approvisionnements, dit-il ; passons sur le foin, nous n’en mangeons pas, croyez-moi. On ne fait pas tout avec des coups de fusil. En y réfléchissant, on s’aperçoit même qu’on ne fait rien. Il faut nourrir une ville. Le blé ne pousse pas sur les trottoirs, même arrosés de sang.

Le petit monsieur rond que le prélat avait entretenu de charité chrétienne coupa la parole à Angélo, en s’excusant d’un très joli geste de sa main grasse :

— Je suis un très mauvais maître de maison, dit-il. Lecca, avons-nous encore de ces croissants chauds que les boulangers du quartier n’ont pas cessé de nous apporter depuis ce matin ?

Lecca savait sourire avec une moitié de bouche ; il prit l’air d’un brave type à qui on fait du pied sous la table.

— Nous n’en sommes plus au café, dit-il. Mais j’ai vu arriver tout à l’heure des corbeilles de flûtes de Turin.

Il alla crier un ordre dans la cage d’escalier : « Faites monter des corbeilles de gressins turinois bien craquants. »

— Vous avez raison, Monsieur, dit Angélo au bel homme, on mange beaucoup dans les révolutions. J’ai cassé la croûte dans différents quartiers ; sur invitation d’ailleurs, et pour la dernière fois pas plus tard qu’il y a deux heures. Je n’ai vu nulle part trace de disette. Toutefois, comme moi non plus je ne mange pas de foin, j’ai eu soin, avant d’incendier les baraques, de faire transporter la farine chez l’habitant où elle est en dépôt. Je peux vous indiquer les endroits.

— Gardez-vous-en bien, dit Lecca, car si on ne croit pas votre parole c’est tant pis, et vous seriez homme à vous fâcher carrément. Nous ne prétendons pas que cette farine nous appartient. Elle est au peuple tout entier. Je le proclame le premier, devant Monseigneur qui hésiterait, j’en suis sûr, à faire un faux témoignage.

— J’ai en bas, dit Angélo, un homme qui ressemble à un marin. Il m’a vu en flagrant délit d’honnêteté. Il ne m’a pas quitté d’une semelle. Il était là quand j’ai été blessé.

Lecca goûta cette dernière phrase comme une confiture et fit l’œil mort.

— Quand vous voudrez de la farine, dit-il, passez par moi. Je vous signerai des bons.

— Il n’est pas question de vous demander quoi que ce soit, dit un peu rapidement le Monseigneur. Pas tout de suite, en tout cas, ajouta-t-il. (Malgré toute son attention, il avait laissé couler dans sa voix un petit filet d’impatience.)… Nous ne sommes venus vous entretenir que de fumées, poursuivit-il en désignant les fenêtres. Nous n’avons été remués que par la misère de cette ville en passe d’être étouffée. Nous parlons beaucoup trop d’une farine qui n’est à personne. Les soldats trouveront facilement les dépôts faits chez l’habitant.

— Ils n’auront ni le temps ni l’envie de chercher si on les occupe à autre chose. Occupons-les.

— L’impératif est joli. Mais qui les occupera ?

— Monseigneur veut nous induire en tentation d’orgueil, dit le petit monsieur rond.

— À Dieu ne plaise ! J’ai fort généreusement supposé que cet impératif s’adressait à Milan tout entier. Mais le palais de Votre Excellence est placé de façon un peu excentrique. Vous êtes assez loin des nouvelles venant de Piémont. Elles sont mauvaises. Il ne faut pas compter sur le roi libéral. Nous étions d’ailleurs les seuls, j’imagine, à ne pas voir jusqu’ici que ces deux mots se contredisent. Nous en sommes réduits à nos propres ressources. Elles sont maigres, y compris un tout petit talent de finesse, fort décrié chez les héros, mais qui nous permet de raccommoder tant bien que mal ce qu’on a pris soin de ne pas casser en trop petits morceaux.

On amena à cet instant les gressins turinois. Les hommes qui portaient les corbeilles avaient des visages de coquins.

« Ils n’étaient pas là ce matin, se dit Angélo, ou bien on les cachait. Si le général ne les a pas inventés, il les a choisis. Il est difficile d’être plus ignoble. »

Ils avaient l’air d’être de la police. Personne ne prêta la moindre attention aux jolies petites baguettes dorées qui craquaient en se refroidissant dans les corbeilles et répandaient une odeur exquise.

— Nous avons, hélas, passé l’âge du mécontentement et de la jubilation, continua le Monseigneur. Nous savons qu’il est presque impossible de bien faire le bien. À mon avis, demain ou après-demain, allons jusqu’à jeudi si vous voulez, il faudra traiter. Le peuple dont vous vous servez actuellement pour faire faire vos commissions et abattre l’autorité de l’Autriche ne reconnaîtra plus la vôtre et ne s’amusera plus à venir nous dévisager sous le nez dès que vous serez obligé de lui demander ce que les Autrichiens exigeaient. Le peuple apprend toujours ex abrupto qu’il est fatigué. Voulez-vous des preuves qu’il l’est, qu’il ne le sait pas encore, mais qu’il ne va pas tarder à s’asseoir, ce qui est grave puisqu’il ne s’est dressé qu’hier matin ? Réfléchissez au succès de votre recrutement : ceux qui sont fatigués s’imaginent qu’ils veulent mettre les bouchées doubles. Ils quittent notre service où nous allons notre petit train pour se mettre au vôtre, où tout a l’air d’aller vite. Ils sont pressés. Je suis sûr que l’explosion de l’Arsenal a poussé la ville vers vous. C’est qu’elle croit que vous avez porté le coup de grâce, et que le travail est fini. Vous avez combattu l’Autriche sur des champs de bataille infiniment plus vastes, monsieur le Général, et vous savez bien que le travail n’est même pas commencé. Votre Excellence était avec nous il y a deux mois quand nous avons entamé des négociations avec Sa Majesté le roi de Sardaigne, poursuivit-il en s’adressant au petit monsieur rond. À ce moment-là, les Autrichiens étaient décidés à faire la guerre au libéralisme par simple raison d’économie, et pour s’éviter les frais d’entretenir de l’armée en Lombardie. Ce n’est pas la perte d’un arsenal qui va les ruiner, et ce n’était qu’un dépôt du génie. J’avoue que la poudre a fait du bruit. Il y a une grande différence entre couper les ponts et les faire sauter. Nous avons tué des soldats : c’est affaire de sergents-majors. Nous avons tué des officiers : c’est affaire de tableau d’avancement, et la chancellerie dispose de bijoux fort jolis que les veuves s’accrochent au corsage. Vous mettez le feu aux poudres, cela s’entend de loin, ce n’est plus une affaire de bureau ; la détonation fait sursauter, c’est un sursaut dont on s’irrite. Bref, si j’étais le feld-maréchal, et que je veuille me donner le droit de dresser les potences, j’enverrais un argousin quelconque faire sauter mon propre arsenal.

« Je ne me mettrai pas en colère, se dit Angélo. On t’a prêté des bas violets, tu les trouves à ta pointure, tu veux les garder, mais tu es trop impatient. »

D’ailleurs, tout le monde fit semblant de ne pas avoir entendu les derniers mots, et le prélat ne semblait même pas les avoir prononcés.

Lecca et le monsieur rond répondirent en même temps. Leurs phrases s’embrouillèrent à plaisir pendant tout un petit impromptu. Ils s’arrêtèrent pile, se cédant mutuellement la parole de bonne humeur.

— Allez-y, allez-y.

— Non, non, il s’agissait de la position de mon palais. Je n’ai que l’esprit de l’escalier. C’est de l’histoire ancienne. Je voulais dire (juste deux mots) qu’éloigné en effet des nouvelles du Piémont, je suis par contre au cœur des nouvelles de Milan. Je sais qu’hier soir, à neuf heures, le feld-maréchal a ouvert la porte du château et a rendu à la liberté les prisonniers qu’il avait faits au Broletto. Ils sont rentrés dans le giron de l’église, si je puis me permettre sans aucune ironie pour les choses sacrées une allusion au fait qu’ils sont actuellement chez vous, Monseigneur.

En plus des bas violets et de l’imitation d’Ugo Foscolo, il y avait du côté de la morale un troisième personnage, qui ne soufflait pas mot, mais faisait une grande consommation de moustaches. Il broutait en tout cas les siennes, qui étaient très noires, et lui tachaient les lèvres avec des traces de teinture. Il était très inquiet et cherchait avec une non moins grande avidité des raisons d’espoir sur le visage de ses partenaires. Il s’efforçait jusqu’à en loucher de ne pas regarder du côté d’Angélo, raide comme la justice et dans une attitude plus militaire que nature.

— Nous sommes des soldats, dit Lecca, avec une pointe de vulgarité très étudiée. Quand l’ennemi nous fait risette, nous en profitons pour lui balancer notre poing dans la gueule. Il ne me viendrait pas à l’idée de monter en chaire pour préconiser la méthode ; mais sur un champ de bataille, c’est trop tard pour interdire l’usage des sept péchés capitaux. Vous commandez vos souliers à boucles chez un cordonnier, commandez vos guerres chez un soldat : c’est son métier. Pendant que vous receviez les chanteurs de la chapelle Sixtine que le maréchal a renvoyés du château, je recevais un paysan qui est venu à franc étrier de Bergame. Toutes les routes sont coupées, les ponts détruits, les villages barricadés ; les Autrichiens ne peuvent pas faire passer un ordre. Les jardiniers bergamasques ont frotté les oreilles aux bataillons du régiment archiduc Sigismond qui sortait de leur ville pour venir nous tomber sur le poil. Son commandant, le lieutenant-colonel baron Schneider, a été blessé, renversé de cheval et fait prisonnier. La troupe est allée voir dans la campagne si j’y suis.

— Mais elle est arrivée en bon ordre à Milan, ce matin à trois heures, sous le commandement du colonel Heinzel, répondit le grand bel homme.

Monseigneur ne pouvait pas s’empêcher de rêver un peu avec le soulier à boucle. Il savait, d’autre part, qu’il était très politique de montrer qu’il y rêvait. Il regarda du côté des fenêtres sombres où se pressait une fumée si épaisse qu’elle crépitait sur les vitres comme du grésil.

— Quelle chose horrible ! dit-il.

— Le plus horrible de tout serait la lutte fratricide, dit le petit monsieur rond.

Le vent du nord qui remplissait les rues de fumée et la poussait sur le palais Borroméo dégageait au contraire le château sur lequel luisait le soleil d’un beau jour de mars. Le feld-maréchal Radetzky était passé, sans transition, en quarante-huit heures, de son bureau de travail au champ de bataille. Au milieu de la boue, de l’amas de canons, de caissons, ses quatre-vingt-deux ans avaient fait merveille toute la nuit. Quand la chefferie du génie sauta, il venait juste de fermer l’œil. Il eut un instant la pensée de foudroyer la ville. Mais il manquait de l’artillerie de siège indispensable pour un bombardement. Il ne possédait que douze obusiers et, il est vrai, une quantité assez considérable de fusées. Il n’était plus pour les moyens extrêmes qui, du reste, ici, n’auraient pas résolu la question. L’Empereur ne l’avait pas chargé de détruire Milan mais de le lui conserver. Il aimait les ordres d’où il n’y a pas à sortir.

— Je n’aime pas discuter, disait-il. Je n’aime plus.

Il somnolait comme chaque jour à midi, mais cette fois sur une chaise qu’on avait installée dans la cour du château, à un endroit où le soleil chauffait le mur. On vint lui annoncer une visite du corps consulaire en grand uniforme. Il ouvrit l’œil pour voir le consul d’Angleterre qui enjambait les marmites d’une cuisine roulante avec ses longues jambes en collant rouge sang-de-bœuf. Le consul français prit la parole et protesta au nom de son gouvernement contre les dommages qu’un bombardement pourrait causer à ses nationaux.

— Pourrait causer, dit le feld-maréchal en français. Mais je ne bombarde rien du tout, ajouta-t-il en allemand.

Il ferma les yeux. Il aimait la chaleur du soleil. Les consuls faisaient leur devoir ; il faisait son devoir (d’ailleurs il n’avait pas de matériel) ; ces devoirs ne se contrariaient pas. Tout était parfait. Il rouvrit les yeux. « Question d’humanité », dit-il en souriant, en français, à l’adresse du consul de France. Il indiqua d’un signe de la main que l’entrevue était terminée. Il se frotta le dessous du nez avec l’index. Depuis huit jours, il se laissait pousser les moustaches et les poils naissants lui donnaient des démangeaisons.

Dans la ville, les patrouilles de cavalerie erraient à l’aventure au milieu de la fumée. On n’y voyait pas le bout de son nez. Les hommes toussaient, pleuraient, éternuaient ; les chevaux qui étouffaient se cabraient, ou se lançaient dans des fantasias qu’il fallait contenir à pleins bras. Plus d’ennemis à charger. Par contre un feu d’enfer venant des fenêtres. On perdait la moitié des effectifs pour rien.

Un brigadier de dragons croates mit pied à terre, il s’était aperçu que le bruit des chevaux attirait les coups de fusil. Pas la peine de continuer à se faire descendre comme des quilles, il avait donné l’ordre à son peloton, mais c’était au moment où le dépôt de droguerie avait pris feu ; la fumée était à couper au couteau. Son ordre ne fut pas exécuté. Les autres s’étaient dit : « Qu’il aille se faire foutre ! » C’était chacun pour soi. Il se trouva seul. Un cavalier n’abandonne jamais son cheval. Mais il l’abandonna. La fumée était acide. Il perdait sa respiration ; ses yeux étaient gros comme des œufs. Il courut sous une porte cochère et put reprendre haleine dans de l’air un peu moins épais qui venait d’un grand couloir sombre. Il entendit qu’on tuait son cheval. Comme il sortait et se glissait le long du mur, il se heurta à quelqu’un qui se glissait aussi le long du mur pour entrer. Il n’avait que son sabre, mais il sentit un corsage sous sa main. La femme lui parla comme à un ami. Il était question d’épicerie. Il ne comprit que le mot « lait ». Il répondit : « Ya ». La femme poussa un cri et courut dans le couloir. Il sortit précipitamment de son abri, rasant les murs. Il s’en alla au hasard.

Les troupes qui se trouvaient dans l’intérieur de Milan avaient épuisé leurs munitions. Celles qu’on aurait pu leur envoyer risquaient de tomber entre les mains de l’insurrection. Il fallait escorter chaque convoi et sacrifier chaque fois un certain nombre de soldats. Dans la situation où il se trouvait, chaque homme tué était une grande perte pour le feld-maréchal. Il prit le parti de rappeler toutes les troupes qui combattaient dans les rues. Il ne voyait pas d’intérêt à conserver des maisons d’angles, des palais, ou à charger sur des boulevards. Il envoya des estafettes et des clairons dans la fumée. Il sortit sur le glacis pour les regarder partir. La vaste place du château, avec les tout petits arbustes de trois pieds de haut qu’il avait fait planter l’automne précédent était déserte, ressemblait à un champ, et lui, il était debout dans l’ouverture de la poterne, comme un vieux paysan sur le pas de sa porte. Le tocsin faisait un bruit furieux.

— Vous qui avez de bonnes oreilles, dit-il à l’aide de camp, essayez d’entendre mes clairons sous toutes ces cloches.

Au bout d’un quart d’heure, le jeune officier dit : « Je les entends, Excellence ! »

Il n’y avait guère d’inconvénients à évacuer l’intérieur de la ville. Si la populace commettait des ravages, Milan était assez riche pour les payer. Il y avait encore beaucoup de sujets de l’Empereur cachés dans les maisons. La jeune femme d’un fonctionnaire supérieur du gouvernement de la Lombardie, sa cuisinière, Viennoise comme sa maîtresse, étaient cachées depuis quarante-huit heures sous l’escalier, dans la resserre aux balais. Elles se nourrissaient d’un peu de chocolat que la cuisinière avait dans la poche de son tablier. Des hommes armés circulaient en grand nombre dans la maison. Une immense quantité de pierres avait été transportée sur les toits et aux étages supérieurs. Des fusils étaient entassés sur l’escalier et dans les couloirs. Un peu après l’explosion de la chefferie, une charge de dragons trabans avait dégagé la rue. Le valet de chambre avait fait son apparition. Il avait cherché Madame dans toute la maison. Sa qualité de Français et un large ruban tricolore porté en sautoir lui servaient de passeport. Il avait finalement eu l’idée de regarder dans cette resserre fort bien dissimulée. Monsieur faisait prévenir Madame qu’un ami, un petit banquier natif du Tyrol italien, chez qui il se tenait caché, lui offrait un asile sûr. Seulement, comment y arriver ? Les derniers trabans n’eurent pas plus tôt disparu que des hommes armés pénétrèrent dans la maison en poussant des cris féroces. Le valet de chambre s’inséra assez brutalement entre les deux femmes, ramena vers lui ses longues jambes qui sortaient du réduit. Reconnus comme Autrichiens, ils risquaient d’être pris pour des espions et traités comme tels. « Je m’excuse, Madame », dit-il cinq minutes après.

Les clairons étaient entrés deux par deux dans la fumée épaisse. Avant d’emboucher leurs instruments, ils s’abritaient sous des portes. Beaucoup de cavaliers démontés s’étaient égarés. De la grosse poudre de pontonnier était en train de brûler. Contenue dans des sacs, elle n’explosait pas, elle fusait en répandant le feu autour d’elle et en dégageant une fumée noire. L’énorme chaleur avait fait éclater des barils de soufre. Les clairons avaient une petite voix étranglée comme des coqs. Elle était suffisante pour rallier les soldats perdus. Le brigadier croate qui avait mis sabre au clair courut vers les clairons. Les blessés qui pouvaient marcher dirent : « Le vieux se débrouille ! À lui le pompon ! »

Les pelotons de cavaliers qui n’avaient pas rompu la formation serrée s’étaient réfugiés sur des places. Les officiers pensèrent qu’il était temps de crier de jolis petits ordres, comme sur le terrain de manœuvres. Les cavaliers de deuxième classe exécutèrent le mouvement en rigolant. Ils se poussaient de la botte comme on se pousse du coude.

Il était cependant toujours très difficile de reconnaître son chemin. On allait vers les clairons, mais les clairons allaient au hasard. Un qui arriva à l’angle d’une rue, devant une place, souffla assez vigoureusement dans son instrument en tournant la tête de droite à gauche et de gauche à droite, pour bien répandre son appel. Il finissait sa petite musique quand il distingua, dans les mouvements de la fumée, le porche d’une église, des colonnes, un fronton en chapeau de gendarme. Il reconnut le palais Borroméo. Il détala à toute vitesse.

— Il est à vous ce clairon ? dit le prélat qui descendait les escaliers en tête de sa délégation.

— À qui voulez-vous qu’il soit ? dit Lecca.

— C’est une sonnerie autrichienne et elle venait de fort près d’ici.

— Si je vous fais des politesses – et il me semble que je vous en fais – c’est que vous ne risquez rien, dit Lecca. Nous ne sommes plus au temps du Borgia.

— Je n’aime pas votre incendiaire.

— C’est un bon bougre, dit Lecca.

— Monsieur, disait le petit bonhomme rond à Angélo, dans le grand salon où ils étaient restés seuls, nous vous avons soutenu du mieux que nous avons pu. Si les félicitations d’un soldat d’occasion, qui a cependant assisté tant bien que mal à la bataille d’Arcole, vous sont agréables, vous les avez, pleines et entières.

— Ils ne nous aiment pas beaucoup, dit Angélo.

— Ils ne nous aiment pas du tout : ils nous préfèrent. D’ailleurs, ils sont sans importance. Ils m’ont appelé « Excellence » et je ne suis que comte.

Lecca remonta presque tout de suite.

— Péteux mais obstinés, dit-il. Le Monseigneur, qui n’est qu’un chanoine, est resté en bas sous prétexte qu’il y a un clairon. En réalité, il cherche le fameux marin dont vous avez parlé tout à l’heure. Il espère lui tirer les vers du nez au sujet des dépôts de farine.

— Le marin est mort, dit Angélo.

— Bigre, vous en êtes sûr ?

— Malheureusement oui. Je tenais beaucoup à cet homme. C’est lui qui m’a tiré de dessous les pattes des chevaux quand j’ai été blessé. Il a été tué à côté de moi en courant à l’assaut d’un dernier dépôt de farine qui était solidement gardé. J’aime autant vous donner quelques détails pour calmer votre imagination. Il a reçu trois balles dans la poitrine. Tout le monde tirait sur lui, je ne sais pas pourquoi. Il avait finalement pris goût à notre petit métier. Il n’a pas dit « ouf ». Trois trous gros comme le poing. Les Autrichiens étaient des Hongrois. Ils tiraient avec des balles cisaillées.

Lecca semblait très décontenancé.

— J’ai préféré être précis, dit Angélo d’un ton de voix très naturel. C’est vous qui cherchez le marin.

— Vous n’êtes pas si couillon que vous en avez l’air, dit Lecca en riant très franchement. Je voulais vous éviter la peine d’écrire sur un bout de papier la liste des endroits où vous avez déposé la farine. Nous n’allons pas tarder à claquer du bec tous tant que nous sommes.

— Avouez que ce matin vous vous êtes servi de moi pour votre intérêt particulier, dit Angélo.

— Tiens ! dit Lecca, quand vous en êtes-vous aperçu ?

Le vent avait fraîchi et la fumée se dispersait. Elle n’était plus aplatie sur les toits, maçonnant les rues comme du mortier noir ; le vent la soulevait et l’éparpillait. De grands morceaux de ciel bleu apparurent. Le soleil frappa les tuniques rouges, les casques d’or des dragons. Les cavaliers s’enfuirent, bride abattue, courbés sur leurs chevaux. Les coups de feu éclataient de partout sur leur passage.

Le feld-maréchal donna l’ordre général de retraite pour toutes les troupes qui tenaient le centre de la ville. Point de direction : les remparts et les portes qu’il fallait occuper et conserver. Renforcé par les brigades Maurer et Strassoldo qui y étaient entrées avec deux batteries, le château était assez fort pour repousser toute tentative de la part des insurgés, et même pour bloquer sévèrement la ville.

Maurer, à part sa bonne humeur inaltérable et son agaçante manie de fumer la longue pipe de terre blanche, n’avait pas apporté de trop bonnes nouvelles. Il avait aussi la passion de l’intrigue et il entretenait toute une meute d’espions ; à fort bon compte d’ailleurs : il payait les nouvelles trois sous. Malgré ce prix relativement bas, on lui en apportait, et même beaucoup. Dans le nombre, quelques-unes pouvaient servir. D’après lui, le canton du Tessin rassemblait ses troupes, des volontaires armés inquiétaient la frontière.

— Je l’ai entièrement dégarnie, dit-il en clignant de l’œil (sans qu’on pût savoir si ce clignement d’œil voulait prévenir d’une malice, ou s’il avait été provoqué par la fumée âcre de la pipe neuve qu’il avait tirée tout de suite de ses coffres en arrivant)… en Piémont, ajouta-t-il, la haine de l’Autriche avait atteint son plus haut degré ; les chefs des sociétés secrètes se préparaient à courir au secours de Milan ; les troupes se dirigeaient vers le Tessin, des corps francs se formaient. Il fallait prendre une décision définitive.

— Il n’y a jamais de décision définitive, dit Radetzky. Si on s’imagine en prendre, et si on y croit, on est d’une fragilité inouïe. Si Charles-Albert ne bouge pas, la soumission de Milan est une affaire de jours. La guerre civile est une question de patience : qui dort gagne. Il y a de bons lits au château, des murs épais et des ponts-levis. Mais Charles-Albert attend peut-être précisément la soumission de Milan pour se déranger. Les rois ne poussent jamais à la roue ; ils courent le risque de voir l’attelage s’échapper. Mais, quand les chevaux sont morts, on peut monter sur le siège avant d’en atteler d’autres qu’on a bien en main. Dès que j’aurai reçu les bourgeois de Calais, il fera sonner ses trompettes, et je n’ai plus assez de munitions pour tenir tête à une nouvelle attaque. J’en ai demandé un convoi au général commandant à Vérone. Mais, ce convoi, qui l’a vu ? Est-ce qu’Heinzel qui arrive de Bergame l’a vu, ou est-ce qu’il en a entendu parler ?

Heinzel avait surtout vu le colonel baron Schneider frappé d’un coup de fusil, puis d’un coup de serpette et emporté comme un lapin. Le feld-maréchal se frotta le dessous du nez avec l’index.

L’après-midi devenait très belle. Le mélange de soleil et de vent froid prédisposait à la langueur. Le général baron Rath perdait la moitié de ses effectifs autour de la prison criminelle. Il essayait de se retirer vers les remparts. Il essuyait un feu bien nourri qui partait des lucarnes de caves et des toits. Marchant quelquefois sous une pluie de pierres ou d’eau bouillante, il avait néanmoins pu, jusqu’ici, emporter ses blessés. Mais il ne pouvait plus maintenant. Il fallait faire face à chaque instant. Il ne pouvait pas le faire comme une mater dolorosa : les bras chargés d’hommes sanglants. Il frappa lui-même à la porte d’une église. Il avait massé ses grenadiers trabans en carré. Pendant qu’on opérait le transbordement, il voyait tomber sous ses yeux les meilleurs de ses soldats. C’étaient des lascars et ils restaient calmes. Dès qu’il eut les mains libres, il commanda l’assaut d’une maison. Elle fut prise en un rien de temps, de la cave au grenier ; les hommes se délivraient de leur impassibilité avec une joie sans égale. Les insurgés jetés des toits et des fenêtres s’écrasaient dans la rue. On tua des femmes. Rath avait lui aussi sa bonne gueule impassible. Il s’aperçut qu’après être resté longtemps décimé sans pouvoir répondre, tuer des femmes était excellent. Malheureusement, dans cette maison, il n’y en avait que deux. Il excita ses soldats en poussant ces cris gutturaux qui exaspèrent le romantisme des Croates. Il pensa qu’il était peut-être imprudent de se déchaîner en laissant des blessés aux mains de l’adversaire. Mais il voulait surtout gratter ce qui lui démangeait et il continua à crier de plus en plus fort jusqu’au moment où il fut blessé à l’épaule. Il appliqua sa main sur le trou. Le sang coulait entre ses doigts. Il commanda la retraite par les petites rues qui allaient être un enfer.

Dans le centre de Milan évacué, la tempête révolutionnaire redoubla de fureur. On hissa le drapeau tricolore sur le Palais-Royal. L’archevêque sortit in pontificalibus. On lui baisa le camail à la sauvette. Les rues et les places jusque-là désertes et sonores s’emplirent d’une foule qui poussa des acclamations étouffées. En réalité tout le monde hurlait à pleine gorge. Mais les rues empâtées par la foule n’avaient plus d’écho. On fut désagréablement surpris du peu de retentissement des « hourras ! ». Le bruit circula alors que le général Rath était aux abois, qu’on avait la chance inespérée de pouvoir anéantir tout un bataillon, qu’il fallait courir de ce côté. Tout le monde était délivré de la nécessité d’avoir du courage.

Rath, harcelé sans répit, reculait dans des ruelles tortueuses. Ses assaillants les plus chauds qui ne l’avaient pas quitté depuis sa sortie du Palais-Royal le traquaient avec une témérité inouïe. Il n’était plus question de conquête de la liberté, mais de chasse. Ils perdaient eux aussi beaucoup de monde. Ils ne s’abritaient plus dans les maisons. Ils avançaient pied à pied dans la rue, pour jouir du spectacle : les énormes grenadiers de la garde du vice-roi en train de reculer devant eux. Rath avait combiné un feu roulant très savant et qui ne laissait presque pas de temps mort dans le chargement des fusils. Une merveille de tactique dans la situation où il se trouvait. Les insurgés mouraient sans s’en apercevoir ; leurs blessés couverts de sang restaient debout. Dans des fusillades serrées à ne pas laisser passer un fil, des commerçants, des bourgeois avançaient pour le plaisir d’avancer, jusqu’à ce que le choc des balles les fasse tournoyer comme des toupies. Ils ne s’abattaient qu’après avoir perdu toute apparence humaine. Malgré la merveille de tactique, on en vint plusieurs fois au corps à corps. Les soldats tournaient vers le général des regards étonnés. Rath fit cisailler les balles. Il ne s’agissait plus de romantisme. C’était un travail d’homme. Il avait confiance dans les recettes du métier. Il commandait les replis au moment où il fallait les commander, et à des hommes qui ne voyaient dans l’événement aucune matière à imagination.

Le feld-maréchal apprit par hasard la situation de Rath. Il fit tirer sur la ville à boulets. La foule se dispersa, chercha un abri dans les caves dont à grande hâte on ferma les ouvertures du côté de la rue. Le canon gronda d’abord à coups isolés, puis par détonations presque ininterrompues. Bientôt, Milan se trouva enveloppée d’un feu concentrique partant du château et des murs d’enceinte.

Les deux Viennoises et le valet de chambre français cachés dans la resserre à balais furent effrayés au-delà du possible par les rugissements sourds de la canonnade, et le bruit saccadé produit par le rebondissement des boulets. Malgré le vacarme, le Français, ému par la chaleur des deux femmes (dont l’une sentait encore bon) et par les abandons de leur frayeur, eut l’esprit d’entendre dans le vestibule un bruit de sanglots et de pleurs. C’était une jeune femme, tout affolée par les détonations, suivie d’un giovinetto armé : mari, frère ou amoureux… Elle refusait toutes les consolations que celui-ci lui prodiguait. Les yeux fermés, les bras croisés sur la poitrine, tressaillant à chaque détonation, elle se tenait immobile au pied de l’escalier. À la fin, le jeune homme, obligé de rejoindre une bande d’insurgés, l’embrassa tendrement sur le front et partit.

On apporta de mauvaises nouvelles de Rath au château. Exagérées par l’essoufflement des estafettes qui, la plupart désarçonnées, avaient couru en bottes lourdes, elles présentaient la situation comme désespérée. Les grenadiers trabans étaient arrêtés et cernés aux environs des Messageries lombardes : un quartier tout en ruelles et en culs-de-sac. Le feld-maréchal refusa d’envoyer de la cavalerie pour les dégager. Il avait déjà perdu le tiers de ses hussards, et les pelotons de dragons étaient rentrés élimés jusqu’à la corde. Les hommes étaient écœurés d’avoir été obligés d’abandonner leurs blessés. Le feld-maréchal fit intensifier le feu sur les quartiers avoisinant celui où se battaient les trabans. « Je ne peux pas faire plus », dit-il.

Il était surtout très inquiet du sort des forteresses occupées par de petites garnisons et nullement organisées sur le pied de guerre. Il se voyait obligé d’entreprendre une guerre défensive dans une Lombardie qui manquait de tous les éléments nécessaires. Milan et son insurrection n’étaient plus qu’une circonstance secondaire. Rath n’avait qu’à faire son métier.

Il le faisait. Le sang ne coulait plus de sa blessure. Il savait qu’à force d’être reçus sur les butoirs et décousus, les chiens finissent par vouloir reprendre haleine. Il n’avait jamais perdu le nord. Les soldats avaient confiance en lui. C’est une situation dans laquelle on se fait tuer volontiers. Les renforts que recevaient les assaillants provenaient de cette foule qui avait envahi le centre de Milan évacué avant la canonnade. Ils revenaient de loin et surtout d’un point où tout était fini. Ils s’étaient trouvé des distractions fort agréables avec l’archevêque et les drapeaux. Ils n’avaient plus très envie de remettre sur la lessive. Ils ne comprenaient pas qu’on peut valser avec joie sous le fouet des balles.

Rath se dégagea brusquement et occupa une petite place à cent pas des remparts. C’est là qu’il fut attaqué par ce qui restait de ses premiers assaillants qui, eux, n’avaient rien perdu de leur ivresse. Ils coururent avec tant de furie que les trois rangs artistement disposés furent crevés. Les grenadiers furent même obligés de faire le coup de poing comme on le fait dans les foires. C’étaient des hommes choisis pour leur stature et pour leur force physique. Depuis longtemps, il n’était plus question de combat pour la liberté ou pour l’Empereur. La rixe corps à corps enchanta tout le monde. Rath tira son sabre et se mit à tailler à grands coups en poussant des cris qui n’avaient plus rien de romantique, ni de tactique, et qui exprimaient simplement des sentiments personnels.

Le feld-maréchal regardait à la lorgnette. Il vit les derniers flocons de la fusillade dispersés par le vent. Il interrogea du regard son aide de camp. Oui, lui aussi avait cessé d’entendre le bruit de pièce de drap qu’on déchire, que font les feux de peloton bien commandés. Enfin, après un grand moment qu’on pouvait dire de silence, malgré plus de cent cloches qui sonnaient le tocsin à toute volée, monta un hourvari d’acclamations et de « hourras ! » nettement autrichiens. Rath venait d’entrer dans les remparts.

Le soleil se couchait. De longs nuages effilés, tout en braise, s’enflammaient. Le ciel de cette journée de vent était d’un bleu intense. Il réfléchissait la lumière comme un miroir. Les rayons obliques et même les reflets coururent dans les rues désertes. La canonnade continuait. Les combats avaient cessé. Tout le monde était descendu dans les caves. Le général-major baron Rath reprenait du poil de la bête dans sa casemate.

La nuit tomba. En cherchant à se cacher, les insurgés trouvaient les cachettes des civils autrichiens. Quelques policiers déguisés, mais bien connus, furent étripés Morti popolarmenti. On fouilla les recoins, les dessous d’escaliers, les resserres à balais, la plupart du temps simplement pour le plaisir de faire peur, surtout quand il s’agissait de femmes. Néanmoins, il ne fallait pas trop compter sur la générosité d’hommes faits, qui cherchent à se distraire à la maison pendant qu’il tonne dehors. Tout en n’allant jusqu’au meurtre que sept fois sur dix, ils s’efforçaient toujours de vexer et d’humilier. Ils s’étaient crus vainqueurs sans combats supplémentaires pendant plus de deux heures, et ils servaient maintenant de cible à une centaine de bouches à feu.

Plutôt que de se faire arracher les oreilles par ces gens à qui on avait ainsi retiré le pain de la bouche, beaucoup de sujets autrichiens se risquèrent dans les rues à la faveur de la nuit pour aller se réfugier chez des amis. Un fonctionnaire de la chancellerie d’État qui, jusque-là, était resté accroupi au fond d’une penderie, courut chez un Tyrolien italien avec qui il avait eu affaire. Il fut introduit auprès d’un vieux couple. Il eut une seconde de frayeur intense : il ne reconnaissait pas le client qu’il n’avait vu que deux fois. Philémon et Baucis étaient, l’un, un sexagénaire avancé, à la physionomie douce, ouverte et bienveillante (ce qui ne voulait rien dire) ; sa femme, environ du même âge, était une Milanaise. « Je me crois aussi bonne Italienne que tous ces tapageurs, dit-elle, mais j’ai toujours tenu et je tiendrai toujours à l’Autriche. Mon mari a déclaré son adhésion au nouveau gouvernement. Vous êtes donc en sécurité et vous resterez avec nous tant que cela vous plaira. » Là-dessus, elle lui donna à souper et lui prépara un lit dans un petit cabinet.

Le canon du feld-maréchal faisait peu de dégâts avec beaucoup de bruit. Les artilleurs avaient l’ordre de ménager le Dôme, les églises et les édifices publics. En revanche, ils pouvaient s’amuser sur les maisons des principaux chefs de l’insurrection. Des boulets frappèrent dans les fenêtres du palais Borroméo. Il y avait d’énormes caves où tout le monde s’était réfugié. On se disait : « Le maréchal se met au lit tous les soirs à huit heures et demie précises. On ne tirera pas pendant qu’il repose ». Mais à dix heures, le père Radetzky ne s’était pas couché.

— Il faut que le gouvernement provisoire se constitue ici, avec Casati, vous, moi, à la rigueur un quatrième, dit Lecca.

— Avez-vous la liste des dépôts de farine ? dit le petit monsieur rond.

— Sans un pli. C’est un gars qui se fout de tout.

— Je ne suis pas de votre avis. Il ne comprend pas tout. Ou alors, il comprend trop. Qu’est-ce qu’il y avait sous son pansement ?

— Un accroc en chair et en os. Ces types-là font toujours du vrai : je les connais.

— On aurait dû s’occuper de lui.

— Inutile. On commence à mourir un peu de mort naturelle depuis cet après-midi.

Le feld-maréchal pensa d’abord à se porter sur l’Adda, mais, outre que cette ligne ne constituait pas une position militaire suffisante, les nouvelles qui lui parvinrent à six heures du soir de l’intérieur du Royaume lui firent abandonner ce projet. Tout le pays autour de Bergame était en ébullition. À Lodi, l’archiduc Ernest qui commandait en personne avait été étrillé en bataille rangée par des paysans commandés par un notaire. C’est tout juste s’il conservait, et comme un pendu sa potence, un pont sur l’Adda. On ne résiste pas à la rage. Le feld-maréchal se décida à se retirer sur Vérone. Il fit part de cette résolution à son état-major. Il fit rentrer Strassoldo et Maurer envoyés en brigades d’observation. Ils arrivèrent à onze heures du soir à Milan sans trop de dégâts, mais éberlués. Ils se demandaient si, le cas échéant, ils auraient, pour vendre du drap, le brio que les drapiers avaient tout naturellement pour faire la guerre.

On prit, aussi secrètement que possible, toutes les mesures nécessaires pour le départ. Les généraux Clam et Vohlgemuth reçurent l’ordre de nettoyer les édifices d’où les insurgés pourraient inquiéter la marche des troupes. Ce qui préoccupait le feld-maréchal, c’était le manque de moyens de transport. Il craignait de laisser ses blessés et ses malades aux mains de l’ennemi. Mais, s’il emportait les blessés et les malades, il était obligé de laisser en plan les objets de valeur appartenant à l’État. Les objets de valeur, mon Dieu, on pouvait encore se faire une raison, mais il y avait la caisse centrale qui se trouvait au Palazzo Marino.

Il ne s’agissait pas de se laisser influencer par son bon cœur. On tombe vite dans des excès regrettables.

La construction massive du Palazzo Marino, soigneusement verrouillée, ne pouvait s’ouvrir qu’à l’aide du canon : tous les employés étaient en fuite ou cachés. Cette difficulté n’était certes pas insurmontable mais, une fois la caisse reconquise, où la placer ? Sur les fourgons de munitions ? C’était peut-être le seul moyen. Mais, dans les circonstances actuelles, le feld-maréchal tenait à ses cartouches comme à la prunelle de ses yeux. Au fond, les cartouches servent à garder l’argent. Si on perd l’argent…

— Parlons clair, dit Maurer.

— Ne compliquons pas ce qui est déjà très compliqué.

Il était partisan de charger les soldats. De cartouches, bien entendu. Trois kilos supplémentaires par fantassin, six pour les cavaliers. Cette méthode donnait de la place dans les fourgons.

Clam se chargea de l’effraction. Il fit avancer une pièce de campagne au grand galop. Il s’attendait à une résistance à la Rath, et son détachement était composé de gaillards très décidés, tous volontaires, et que cette attaque à main armée enchantait.

La prolonge d’artillerie fit un bruit infernal sur le pavé des rues désertes. Les conducteurs s’égosillaient à engueuler les chevaux pour les garder nerveux. Non seulement personne ne se montra, mais le Palazzo Marino et tous ses environs étaient manifestement dédaignés par les insurgés. Il y avait dans cette baraque lugubre plusieurs millions de florins. Ce désintéressement inquiéta Clam beaucoup plus que ne l’auraient fait des assauts furieux. Ces rues désertes, ces maisons vides, ces millions dont il était manifeste qu’on se fichait comme d’un pet de lapin, avaient la figure du mépris. Les volontaires qui n’étaient cependant pas des fillettes et connaissaient la valeur de l’or, même dans les sentiments, se sentirent un peu honteux, comme attachés à un travail indigne de l’intérêt d’un homme.

On braqua le canon. On fit voler la porte en éclats au quatrième coup. On poussa la pièce d’artillerie par la brèche. On la roula dans les couloirs de la monnaie. Il fallut la descendre à l’aide de cordes dans un escalier de cave. Pendant qu’on exécutait toutes ces manœuvres, quatre escouades de chasseurs d’élite, judicieusement embusqués dans la rue et dans la porte d’entrée, étaient prêtes à faire face à Dieu le Père en personne. Chaque soldat avait trois fusils et deux hommes pour les charger. Ils étaient en outre munis de ces boîtes explosives remplies de grenaille dont les pontonniers se servent dans les combats de barques sur les fleuves. C’était chasser le papillon avec des mortiers de siège. On ne voyait pas un chat. Clam commença à comprendre pourquoi il suffisait d’un notaire pour flanquer la pétoche à tout l’archiduc Ernest.

On tira à bout portant sur la porte de la chambre forte. La détonation en vase clos fit saigner les oreilles des artilleurs. Il fallut tirer quatorze fois. Le sous-sol s’était empli de fumée âcre. En haut, les chasseurs de garde étaient furieux. Ils se demandaient si on n’allait pas bientôt en finir avec tout ce bruit inutile. Enfin, on emporta quatre millions de florins en lingots d’or et d’argent. Les soldats insistèrent pour sauver le canon. Ils s’attachèrent à ce travail comme à une occupation enfin honorable. L’expédition rentra ensuite au pas.

Le feld-maréchal parla de servitude militaire.

Il avait heureusement autre chose à leur dire. Vohlgemuth était déjà parti dans la ville pour exécuter sa mission de nettoyage. Clam rassembla toute sa colonne sur la place d’armes et passa une revue très hargneuse. Tout le monde en fut réconforté. Les artilleurs reçurent l’ordre d’incendier quelques maisons dans les parages où Clam et Vohlgemuth avaient à travailler. Il ne s’agissait plus de lingots d’or, et Clam fut assailli de toutes parts à peine sorti du château. Après avoir bataillé pendant plus d’une heure pour, à la lettre, se frayer un passage dans des rues bouleversées, il donna de la tête dans la colonne Vohlgemuth, arrêtée elle-même dans sa progression et cernée par des façades bourgeoises qui crachaient le feu comme des chattes.

Du côté de la place Borroméo, on avait vu la manœuvre du feld-maréchal sans en comprendre aucune des raisons. Les Autrichiens venaient donc d’envoyer de nouveau deux colonnes de grenadiers dans les rues de Milan, se disait-on. On ne prêta aucune attention particulière au fait que des généraux commandaient ces colonnes, et paraissaient intéressés au plus haut point par le pâté de maisons qui avoisinait la gare du chemin de fer et tout ce qui conduisait à la Porte Romane. On crut que c’étaient simplement des voleurs de pommes. Sans plan préconçu, sans demander d’ordre à personne, et d’ailleurs sans prévenir personne, des groupes assez importants, puis très importants d’insurgés se glissèrent dans les rues, puis dans les maisons, puis dans les étages. À mesure que les grenadiers de Vohlgemuth démolissaient et brûlaient les barricades des rues, on en construisait d’autres dans les escaliers, sur les paliers, dans les salons et jusque sur les toits. Dès que le général, agacé par le feu qui lui tuait pas mal d’hommes, voulut se rendre maître des maisons qui lui barraient la route, il se heurta, à l’intérieur des immeubles, à une résistance artisanale bien organisée sur ce plan-là. Il entra dans des buissons de coups de fusils. Ils éclataient de tous les côtés, frappaient à bout portant, faisaient des blessures si horribles que les soldats, sans aucune vergogne, se mirent à hurler de terreur. Ils combattaient en effet dans l’obscurité la plus complète un ennemi invisible, et c’est seulement dans l’éclair jaunâtre des décharges qu’ils voyaient à la fois la mort et la couleur de leur sang gaspillé. Ils refluèrent en désordre sur la petite place et Vohlgemuth se trouva dans la situation où s’était trouvé Rath dans le courant de l’après-midi.

Mais maintenant il faisait nuit, et cette boucherie éclairée par la lueur des incendies ne prédisposait pas à la fanfaronnade qui précède toujours de peu les relèvements tactiques.

C’est là-dedans que Clam arriva. Il y eut un peu de désordre et, trompé par l’ombre dansante des flammes, les soldats se fusillèrent entre eux. Mais le général hongrois gueula comme un ours. Il avait à faire payer à quelqu’un son humiliation du Palazzo Marino. Il n’avait pas envie de porter toute sa vie le surnom de monte-en-l’air. Il ne pensait qu’à ça depuis deux heures.

Il pénétra lui-même, avec un groupe de ses soldats, dans la maison d’où les grenadiers de Vohlgemuth venaient d’être repoussés. Stimulés par cette voix qui parlait comme sur le champ de manœuvres, et dans leur langue natale, les Hongrois profitèrent de l’intervalle entre deux décharges pour se jeter dans le corps à corps. Un long moment après que le silence se fut rétabli dans la maison dont il ne sortait plus que des cris prolongés comme des grincements de porte, les troupiers apparurent aux fenêtres et signalèrent par de grands gestes que c’était fini. Ils sortirent enfin tellement contents d’eux-mêmes qu’ils traînaient par le collet, comme preuve de leur victoire, les petits cadavres mous de boutiquiers et d’artisans qui avaient encore leurs tabliers. Ces soldats, et dans cet appareil, ne ressemblaient plus à des moutons égorgés mais à des bouchers. Ce changement de situation était très appréciable et portait en lui-même beaucoup d’espoir.

Des escouades de nettoyeurs furent composées sur-le-champ, dans l’ombre. Clam regretta de ne pas avoir prévu depuis longtemps, dans le fourniment des soldats, des sandales de teille, comme en portent les bergers pauvres dans la puszta. Voilà ce qu’il fallait pour se glisser sans bruit jusqu’à proximité du bonhomme à égorger. À défaut de sandales de teille, il fit toutefois débarrasser les nettoyeurs du harnachement compliqué qui sanglait les grenadiers. Comme tous les soldats qu’on délivre d’une partie de l’uniforme, les Hongrois de Clam et les Viennois de Vohlgemuth commencèrent à trouver qu’on leur facilitait bien les choses. Tuer sans hausse-col et sans responsabilité est plein de charme. Ils commencèrent à rigoler dans leurs moustaches et à se pousser du coude. Enfin, les équipes commandées par de simples soldats – ce qui les rendait prêtes à tout – s’éloignèrent en file indienne des incendies qui éclairaient trop le théâtre, pour aller commencer le boulot dans les parties les plus obscures de la bataille.

Avant de barrer les couloirs et les escaliers de barricades, les insurgés s’étaient autant que possible préoccupés de mettre à l’abri les enfants, les femmes âgées et les femmes sensibles. D’autres femmes naturellement combattaient avec eux et, sur le sort de celles-là, il n’y avait pas à s’en faire. Mais les très blondes, ou celles qui ont ce joli bas de visage qu’on aime tenir dans les mains, préféraient être cachées. On les avait fourrées dans les greniers. Elles avaient tout de suite inventé l’art de se dissimuler sous les vieilleries. D’autres, au contraire, parmi les plus épouvantées, s’étaient assises près d’un petit bout de bougie allumée. Dans les moments tragiques, les imaginations vives se dépensent follement comme des soleils de feu d’artifice, puis laissent leur monde dans le noir. C’est le moment où les peureux deviennent indifférents.

Une petite bonne de quinze ans, Tessinoise aux yeux ardents, chevelure noire, mais trop jeune pour transposer dans les sentiments, était allée se coucher dans sa mansarde. « Intrépidité », avait dit son patron quand il l’avait vue prendre son bougeoir. Lui, il avait entassé tables, chaises, et renversé l’armoire à glace en travers de la porte. Sa femme serrait un fusil dans ses bras mais dit timidement : « Ne vous en allez pas, Giovanina. » On entendait les voisins de palier charrier des meubles. La fusillade crépitait du côté de Vohlgemuth. Des fusées incendiaires tombaient sur la Porte de Côme. Mais Giovanina prit son bougeoir et monta se coucher. Elle se déshabilla, car il fallait faire comme si de rien n’était, sinon elle serait obligée de hurler, et à quoi bon ? Quand les patrons ont décidé de foutre le feu à la baraque, c’est que tout est consommé.

Elle tirait cependant le drap jusqu’à son menton quand elle entendit du bruit juste au-dessus de sa tête. La tabatière qui donnait sur le toit s’ouvrit, elle vit descendre une paire de petites bottes et deux longues jambes de pantalons en velours. Un homme sauta dans la chambre. Il était jeune mais blanc comme un linge sous une barbe sale. Un pansement taché de sang lui entourait le front. Le sang n’était pas pour effrayer la petite fille ; encore moins les bottes et un garçon. Elle avait des répliques pour tout ça, surtout dans sa chambre. Elle fut grossière avec ingénuité.

— Qu’est-ce que tu fiches là ? lui dit Angélo en riant. Ce n’est pas le moment de faire la dame. Tu n’entends pas les Hongrois qui tirent des coups de fusils ?

Ils faisaient mieux que tirer des coups de fusils : ils défonçaient la porte de la rue à coups de hache. Deux autres garçons étaient descendus par la tabatière. Ils dirent à la fille de passer sa jupe en vitesse, de mettre ses bas et de cesser de faire l’andouille. Ils parlaient une langue très rassurante. Ils sortirent tous les trois sur le palier. Elle sauta sur ses vêtements.

Des coups de feu avaient éclaté dans les étages inférieurs, puis des cris de rats, puis les Hongrois s’interpellèrent paisiblement comme dans une maison hongroise. On accédait à la mansarde par un escalier en échelle de meunier. Angélo et ses deux compagnons se placèrent le long de cet escalier, le dos au mur. Ils n’avaient pas de fusils mais des couteaux de charcutier.

Les soldats de Clam montaient en parlant de café et de schnaps. C’était tout ce que pouvait comprendre Angélo. Le premier n’eut même pas le temps de crier. Le second poussa un faible cri au moment où il basculait par-dessus la rampe. Les couteaux, très pointus, très aiguisés, ne faisant absolument aucun mal, entraient comme dans du beurre. Les trois hommes ne frappaient qu’au ventre. C’est seulement le froid de l’acier pénétrant dans cet endroit d’ordinaire chaud qui surprenait les soldats. Ils ne criaient pas, ils gloussaient. Les corps allèrent s’écraser en bas, dans le vestibule, avec un bruit enfin en rapport avec les circonstances.

Cette bataille de bonne compagnie continua cependant encore un petit moment sans hâte, sans bousculade, pleine de gloussements effarés, puis les Hongrois redescendirent précipitamment les escaliers. On les entendit battre le briquet.

Les trois hommes retournèrent à la mansarde sur la pointe des pieds. Ils firent passer la petite fille par la tabatière et montèrent sur les toits. Les incendies donnaient un peu de lumière. Les tuiles baignées de rosée glissaient. Il fallait marcher à quatre pattes.

Clam et Vohlgemuth nettoyaient les maisons avec méthode. Ils étaient d’accord pour convenir tous les deux qu’ils ne perdaient pas trop de monde, surtout si on tenait compte de l’efficacité du travail. Le jour révélerait peut-être des pertes plus importantes, mais le résultat obtenu justifierait tout. Ils tenaient déjà solidement la totalité des immeubles bourgeois avoisinant la gare ; et dans les rues se dirigeant vers la Porte Romane, les étages tombaient les uns après les autres à la cadence d’un toutes les dix minutes, montre en main. On avait encore une bonne heure de nuit devant soi.

Le long d’une cheminée, Angélo trouva les crampons de fer qui servaient d’échelle aux ramoneurs. Ils descendirent par là jusque sur le toit d’un petit hôtel particulier. Il y avait de la lumière sous les vitres d’un ciel ouvert. Des soldats assis autour d’une lanterne gardaient les combles.

Angélo combattait depuis bien avant minuit. Il avait défendu d’abord des salles à manger, comme tout le monde mais, dès le premier corps à corps, il avait compris qu’un fusil ne sert pas à grand-chose entre quatre murs. Il était allé s’équiper dans une charcuterie avec quatre ou cinq copains. Deux de ces copains étaient, par la suite, restés en route. Un avait eu la malchance de donner du couteau sur la plaque de ceinturon d’un Hongrois très costaud ; à en juger par le petit cri qu’il avait poussé ensuite, il avait dû être saisi par le cou et étranglé. Le second était tombé dans la rue. Les autres, on ne savait pas : ils s’étaient peut-être dégoûtes, ou égorgés sans histoires, ils étaient étendus sur quelque palier.

Malgré le plaisir de tuer dans l’ombre qui charme toujours les âmes passionnées (surgir comme la justice) on ne pouvait pas détruire l’armée autrichienne avec trois couteaux. Depuis quarante-huit heures, Angélo se répétait : « Ne faisons pas de folie ! » Il ne pouvait s’empêcher d’admirer, sans les comprendre parce qu’ils étaient en hongrois, les ordres brefs qui retentissaient dans les rues.

Un des trois hommes surveilla les soldats à travers la vitre du ciel ouvert. Les deux autres et la petite fille se glissèrent sans bruit jusqu’à une lucarne noire. Angélo siffla doucement. Celui qui était resté aux aguets les rejoignit. « Ils n’ont pas bougé », dit-il.

Angélo descendit le premier dans la maison par la lucarne. On lui fit passer la petite fille. Ils étaient dans un débarras. À travers le mur de brique on entendait la conversation de soldats.

La maison était bien tenue, même les portes des combles ne grinçaient pas. Ils se penchèrent sur la cage d’escalier. Il suffit de risquer sa peau dans l’ombre pour avoir l’ouïe fine. La fillette était tellement silencieuse que, seul, celui qui la tenait par la main savait qu’elle était là.

En bas, la rue était éclairée vaguement par une barricade qui finissait de brûler un peu plus loin. Dans l’ouverture de la porte se tenait une sentinelle.

Elle fut tuée très simplement, sans aucun bruit. C’était un travail parfait qui satisfaisait l’esprit.

Angélo s’éloigna à regret d’un coup aussi pur d’intention.

Les copains et la fillette n’avaient pas non plus envie de courir.

CHAPITRE VII

Dès l’aube, Angélo retourna au palais Borroméo. La canonnade avait cessé, les combats n’avaient pas repris, le tocsin ne sonnait plus.

— Voulez-vous me rendre un grand service ? lui dit Lecca.

— Puis-je garder les yeux ouverts ?

— Vous pouvez même les écarquiller. Un cabriolet est sorti cette nuit par la porte Tosa. Il va à Vérone. Il contient un homme et un portefeuille. L’homme, je m’en fiche ; le portefeuille, j’en fais cadeau, mais j’aimerais avoir les papiers qui sont dedans. Et, quand je dis « j’aimerais », je suis plutôt modeste.

— Je ne vois pas pourquoi vous envoyez ce garçon après ces papiers, dit le petit monsieur rond. Ce sont des détails.

— Il n’y a pas de détails, répondit sèchement Lecca.

— Il se trouve qu’aujourd’hui j’ai le goût de la balade, dit Angélo. À quoi reconnaît-on votre bonhomme ?

— À ce qu’il a des passeports.

— Et quel moyen de persuasion souhaitez-vous me voir employer pour que ce personnage qui a des passeports ait l’amabilité de me remettre son portefeuille ?

Lecca prit le temps de réfléchir.

— Autrement dit, poursuivit Angélo : le cas échéant, entendez-vous me désavouer en tout ou en partie ?

Lecca se moucha comme un bon papa.

Angélo réussit un superbe regard candide.

— Souvenez-vous, mon garçon, que j’ai déconseillé toute l’affaire, dit le petit monsieur rond.

— Je l’ai évidemment conseillée, dit Lecca. Tout le monde court des risques en ce moment. Mais je ne vais pas plus loin.

— Peut-être pourriez-vous aller toutefois jusqu’à me prêter un cheval pour une promenade ? Je peux être quelqu’un qui a besoin d’air et pour qui vous avez des bontés…

— Il est de notoriété publique que j’ai de fort bons chevaux, dit le petit monsieur rond, notamment un balzan de roi nommé Sultan que je ne prête jamais. Il aura donc fallu qu’on me l’ait « chipé », s’il est prouvé qu’on l’a vu monté par quelqu’un d’autre que moi. En place de bonté toujours un peu ridicule, vous pouvez avoir appris l’existence de ce balzan (c’est tout à fait dans l’ordre des choses) et avoir cru que la liberté vous autorisait à prendre des libertés. En tout cas, avec un cavalier comme vous devez l’être, ce cheval est capable de rattraper cinq heures de retard. Mes remises sont dans la petite rue, derrière le Palais.

Il ajouta que, par la plus extraordinaire des chances, il avait eu besoin de ses palefreniers ce matin, et les remises n’étaient pas gardées.

Angélo descendait les escaliers quand Lecca courut après lui et passa son bras sous le sien.

— Venez, on va casser la croûte, dit-il.

Il le mena chez un boulanger, dans une rue voisine. Il y avait affluence ; le mitron cligna de l’œil en voyant Lecca et il les fit passer dans l’arrière-boutique.

— On prétend que notre gouvernement est formé, dit-il, et que vous en seriez ?

— Nous en serons tous, si c’est une république, dit Lecca, mais reste à savoir. Donne-nous à manger, qu’on prenne des forces.

Il y avait naturellement abondance de pain, mais aussi de salami, d’anchois, d’huile, d’olives noires et de chianti.

— Le comte Borroméo est une planche pourrie, dit Lecca à voix basse quand il fut seul avec Angélo. Question de politique, il m’enterre cent fois, bien entendu. Il lui faut des prête-noms pour recevoir les mornifles à sa place, sans quoi il nous aurait balancés dans les trente-sixièmes dessous depuis longtemps. Qu’on lui fasse danser n’importe quel pouvoir à portée de la dent, et il sautera sur l’hameçon comme un brochet, imaginez que cette nuit, à un moment donné, je ne sais pas qui (peut-être un malin) a fait courir le bruit qu’on avait pris Radetzky et qu’on le lui amenait. Il est sorti comme un fou en criant : « Place, place au maréchal ! » Si je n’avais pas ma police, je serais un idiot. Vous vous souvenez des trois phénomènes qui n’aimaient pas la fumée ? Ce n’est pas la seule chose qu’ils n’aiment pas. C’est cette bande noire qui a fait partir le cabriolet. Avec qui, je l’ignore, mais avec quelqu’un qui va à Vérone, muni de tous les passeports : les autrichiens et les nôtres. C’est vieux comme le monde : traiter carrément avec Radetzky ou que Radetzky traite carrément avec nous, dans un sens comme dans l’autre, c’est encore un peu chaud, mais, par Vérone, des deux côtés on a des pincettes. Le type qui va les prendre a forcément des accréditifs. Souvent les accréditifs sont signés. Si ceux-là ne le sont pas, il y a le style. Si on a pris la précaution de ne pas avoir de style, nous pouvons aller jusqu’à y mettre celui qu’il faut. On ne finira pas le boulot à Milan sans être obligé de discuter. Je peux alors sortir dignement ces papiers de ma poche et dire : « Messieurs, vous êtes des va-de-la-gueule et des pignoufs. Voici la preuve ! » Moi, en tout cas, je suis capable de le faire. Borroméo, non, mais moi, oui. Si on était assez bête pour lui donner de telles armes, Borroméo traiterait en dessous et il n’y aurait que des dindons de la farce, sauf lui. C’est pourquoi, un conseil d’ami : au revoir, avant de passer au Palais, arrêtez-vous ici et faites-moi prévenir. Nous causerons. Autre chose, de vous à moi, maintenant que personne ne peut m’entendre : le type du cabriolet peut vouloir défendre mordicus son portefeuille. Il faut le souhaiter. Il faut même l’inventer si les souhaits n’y font rien. On tue dans le feu de l’action ; il y a toujours un distinguo.

Angélo sortit par la Porte Tosa qui était tombée entre les mains des insurgés pendant certains combats de la nuit. Des cadavres étaient encore sur la chaussée. Le cheval en profita pour faire un peu de fantaisie.

— Ce n’est plus le corso, mon petit vieux, lui dit Angélo, c’est le boulevard de la liberté.

La bête était de trop bonne race pour ne pas goûter à l’extrême la gentillesse de son cavalier. Elle se rassura et se permit même de jouer avec sa peur comme une grande personne.

Angélo était d’excellente humeur. Il avait un joli souvenir. Il s’était réveillé ce matin même dans une chambre où tout le monde dormait sur les paillasses d’une barricade de salon. La petite fille, pelotonnée contre lui, ronflait, la bouche ouverte. Ses paupières fraîches étaient comme des violettes.

Maintenant, il respirait l’air blanc du printemps.

La route déserte portait les traces d’un grand charroi. C’était par là que le colonel Heinzel avait amené les troupes de Bergame.

« Dans ces terrains plats coupés de haies, on te voit comme le nez au milieu de la figure, se dit Angélo. Si tu veux t’amuser longtemps, sacrifie à la prudence. »

Les lilas et les aubépines étaient en fleurs. Un tendre ciel vert-de-mer luisait sous le grêle rideau des peupliers lombards. Le contour confus des Alpes montait sur l’horizon du nord. Un chemin de terre mena Angélo jusqu’à un village dont l’entrée était barrée et gardée. Il demanda à être conduit à celui qui détenait l’autorité : c’était un rouquin assez jeune mais fort capable.

— Vous êtes signalé, lui dit-il. Ce qui prouve que nous nous gardons bien. Nous avons des petits garçons postés dans les arbres et, si vous ne les avez pas vus, c’est qu’ils aiment beaucoup ce travail. Sans le pansement que vous avez à la tête, et votre veste tachée de sang dont le messager m’a déjà parlé trois fois depuis qu’il a couru jusqu’ici, ou s’ils avaient aperçu quoi que ce soit de militaire dans votre équipement (et ils n’ont pas les yeux dans leurs poches) on vous aurait arrêté depuis un bon moment. Il paraît que vous vous baladiez.

— Je cherchais quelqu’un pour me renseigner, mais pas le premier venu, dit Angélo. Vous allez le faire. Je viens de Milan.

— Avons-nous un gouvernement ?

— On y travaille, dit Angélo, mais vous et moi, nous ne voulons certainement pas changer un cheval borgne contre un aveugle.

Il reçut en échange les renseignements les plus circonstanciés sur la situation de la région. Il n’y avait plus un seul fantassin à Bergame où les habitants étaient maîtres de la ville. Mais les corps de cavalerie cantonnés dans la région des lacs de Côme et d’Iseo tenaient toujours le pays. Ils ne fourrageaient pas encore jusqu’ici, mais autour de Bergame on n’avait plus un poil de sec. Toutes les nuits ce sont des coups de pistolets et des galopades. Il fallait qu’Angélo se méfie en avançant.

Ces considérations militaires rappelèrent au rouquin que, depuis trois jours, il était général en chef dans son village, avec le droit de faire une croix sur l’aigle des papiers officiels. Il voulut à toute force signer un passeport à son client.

— Sans quoi, vous pourriez avoir le doigt pris entre deux pierres.

Angélo arriva à Bergame à trois heures de l’après-midi sans avoir vu l’ombre d’un cavalier autrichien. La ville était très agitée. Il en fit le tour par les collines du nord.

Il serait resté volontiers dans ces collines charmantes, couvertes de jardins en terrasses et parfumées par le printemps ; mais, malgré le soleil encore haut et les lilas, des hommes et des femmes, chargés de baluchons, se hâtaient vers les faubourgs. Ils avaient la tête de ceux qui sauvent leurs pendules et leurs boîtes à sel à la force du poignet.

Il se laissa glisser dans la plaine et prit la grand-route tracée au cordeau. La nuit était noire quand on l’arrêta à l’entrée de Brescia.

— Ce que vous nous racontez est peut-être vrai, dirent les gardiens de la barricade, mais il faut venir le répéter à notre commandant.

On fit passer Angélo par une chicane et on le conduisit sous escorte jusqu’à une maison fort noble qui soufflait par ses fenêtres beaucoup de fumée de bougie. Il y avait là, semblait-il, une sorte d’état-major important et une grande animation d’ombres sur le perron. On mit à Angélo une lanterne sous le nez et, après l’avoir bien dévisagé, on le poussa, avec un peu plus de brutalité qu’il ne fallait, dans un vestibule, devant un personnage qui tenait toute la place avec une dignité de roi, et un costume à la fois civil et militaire.

— Contrairement à ce que prétendent ces hommes, dit Angélo, ils ne m’ont pas arrêté. Je me suis présenté de moi-même et j’ai demandé le passage. Ils m’ont dit qu’il fallait venir vous répéter ma demande. C’est ce que je fais.

— Ils ont raison, c’est moi qui commande, dit le personnage en regardant du côté d’une grande glace où il se voyait reflété.

— Veuillez donc commander qu’on me laisse entrer dans cette ville.

— Pour quoi faire ?

— Manger et dormir. Je ne vois pas ce que je pourrais faire d’autre.

— Moi non plus, dit le personnage. Conduisez-le à l’Auberge royale.

Angélo prit ce « conduisez-le » pour une formule de grand seigneur en herbe. « Le peuple s’amuse », se dit-il. Mais les hommes qui l’avaient déjà poussé un peu fort l’encadrèrent étroitement dès qu’il fut en selle. L’un d’eux prit même le cheval par la bride.

La ville offrait un spectacle étrange. L’ordre avait sans doute été donné d’illuminer les maisons. Aussi, sur tous les balcons, à toutes les fenêtres, on apercevait des bougies, des flambeaux, des lampions vénitiens. Cette abondance de lumière dans les hauteurs contrastait avec l’obscurité et le vide des rues hérissées de barricades. Arrêtée à chaque instant, la petite troupe était obligée de les tourner en passant sous les arcades des maisons. Il fallait chaque fois donner le mot, discuter et expliquer qui était celui-là qu’on emmenait sur un cheval.

Angélo entendit un de ses hommes d’escorte dire : « C’est un type qui avait pris la poudre d’escampette. »

Il lui toucha l’épaule :

— Si tu continues à mentir, ton nez va s’allonger, dit-il.

L’autre se mit à proférer des injures contre les Tedeschi, mais il se calma quand il s’aperçut que celui qu’il insultait semblait ignorer sa présence.

Il fallut presque trois quarts d’heure de comédies de ce genre avant de pénétrer dans la cour de l’Auberge royale. Angélo fut très étonné de trouver là pas mal de gens rassemblés et qui avaient de sales têtes. Les visages exprimaient la haine affamée. L’hôtelier, entouré de ses garçons et d’une foule de badauds, reçut Angélo d’un air sévère, pour ne pas dire insolent. Sans un mot, il le mena dans une chambre de la maison, assez propre. Dès qu’ils furent seuls, il lui dit, avec une profonde révérence, que le vice-roi et son auguste épouse, se rendant à Vérone, avaient passé la nuit dans cette chambre.

— Je m’en accommoderai donc, dit Angélo, mais pour qui me prends-tu ?

— Nous savons bien, dit-il, que vous êtes un prisonnier autrichien de haut rang. On nous a fait prévenir par un messager des portes de la ville.

Leur tête-à-tête fut interrompu par des hommes armés jusqu’aux dents. L’hôtelier changea aussitôt de ton et de tenue. Il tâcha cependant de débarrasser Angélo de cette compagnie mais il ne put empêcher que deux de ces personnages – dont l’un était le menteur à qui Angélo avait touché l’épaule – stationnassent devant la porte de la chambre qu’ils ordonnèrent de laisser grande ouverte.

« Voilà l’envers de la médaille, se dit Angélo. Voilà ce que voient nos ennemis, et pourquoi ils nous méprisent. Il est évident qu’il faudrait me payer bien cher, et en monnaie dont ils n’ont pas idée, avant que je consente à dire un mot de raison devant ces trognes. »

Il se promena dans la chambre en affectant l’insolence la plus marquée.

Enfin, la foule des curieux qui encombrait le couloir se rangea avec précipitation, et un officier apparut. Celui-là avait évidemment l’habitude de l’uniforme. Il était en plus décoré d’une écharpe tricolore. Il congédia tout le monde, surtout les deux sentinelles, et il ferma la porte.

— Je suis plus humilié que vous, dit-il. Le poste de la route de Bergame vient de m’envoyer un papier pour m’annoncer qu’il a reconnu et arrêté le comte O’Donnell en fuite. Cette garde nationale meurt d’envie de jouer un rôle. Vous êtes le comte O’Donnell comme je le serais à dix lieues d’ici, si je tombais entre les pattes de ceux qui cherchent à être des héros à bon marché. Vous n’imaginez pas jusqu’où on va dans cet ordre d’idée. Les gens se nomment eux-mêmes généraux. Je n’ai pas encore vu d’amiral, mais ça m’étonne. En tout cas, j’en connais qui se sont collé quatorze galons d’or sur la manche. Pourquoi quatorze ? Parce qu’ils ont vu les copains s’en coller treize. Il ne faut pas être sorti premier de Polytechnique pour comprendre que vous êtes tout simplement un des nôtres.

— En êtes-vous si sûr ? dit Angélo, mais il regretta son insolence tout de suite. Après les grandes coquetteries habituelles où il fut surtout question d’être ostensiblement modeste, les deux hommes finirent par parler comme des camarades.

— Ils meurent d’envie de pendre et d’étripailler. C’est la première fois qu’ils goûtent au divertissement des rois, dit l’officier.

Angélo raconta l’histoire du cabriolet.

— Je n’y crois pas trop, dit-il. Tout le monde jette sa gourme. Si nous étions philosophes, il y aurait de quoi rire au spectacle que donnent actuellement les habiles. Mais, si nous étions philosophes, nous ne descendrions pas dans la rue.

L’officier, par contre, prit le cabriolet au sérieux.

— Les habiles dont vous parlez vont jusqu’à tirer joyeusement dans le dos de leurs amis. C’est pourquoi, malgré tout, je ne peux pas m’empêcher de trouver assez sympathiques les chiffonniers qui montent la garde devant votre porte ouverte. Vous étiez le lapin de leur civet et ils ne voulaient pas vous perdre de vue. Mais ils ne regardaient pas plus loin que l’intérêt de leur appétit immédiat, quitte à faire ce qu’il faut pour avoir leurs deux repas par jour, mettons trois. Les habiles se cherchent des rentes et pensent à ce qu’ils mangeront dans dix ans. Si vous n’étiez pas effrayé, ou, pardonnez-moi, si vous n’étiez pas ennuyé par deux ou trois cents mètres à parcourir dans des rues occupées par ces amateurs de lapin au sang, je vous proposerais de venir parler du cabriolet au gouvernement provisoire. Il siège en réalité à deux pas.

Angélo répondit que rien ne lui ferait plus plaisir que de se dégourdir les jambes.

Les membres du gouvernement provisoire étaient réunis en séance. Plus exactement, ils siégeaient sans désemparer depuis trois jours et trois nuits, de peur d’un « ôte-toi de là que je m’y mette ». Leur séance consistait uniquement à occuper les lieux : une vaste salle dont six candélabres ne pouvaient éclairer ni les murs ni le plafond. La table nue sur laquelle brasillaient ces bougies semblait être posée au milieu d’une nuit sans limite.

Au premier coup d’œil, Angélo reconnut qu’il était en présence de véritables notabilités. Brescia n’était pas Milan. Ici, la ville continuait à refléter dans sa physionomie deux époques de son histoire : l’élément municipal du temps de sa grandeur, quand elle était parmi les villes libres lombardes, et les influences vénitiennes, depuis sa vassalité à la sérénissime république de Saint-Marc.

L’histoire du cabriolet emportant un traître tomba comme marée en carême sur des hommes qui cherchaient vainement à se justifier dans cet appareil grandiose.

Le tribut à l’indignation républicaine payé, on s’occupa des détails où il y avait peut-être de quoi gratter. Est-ce qu’on pouvait porter la main sur cet homme du cabriolet ? Neuf fois sur dix, les traîtres sont brûlants.

— Un grand bonhomme ne court pas de risques : donc, il ne court pas les routes. Ils ont envoyé un petit ambitieux.

— Pas forcément petit.

— On lui a beaucoup promis et il y a cru. Vous appelez ça grand ?

— Il n’y a pas forcément cru.

— Mais il est parti pour faire quarante lieues et passer trois ponts !

— C’est un homme de confiance, Messieurs, voilà ce qu’il faut dire. Il va trahir comme ses patrons le lui ont commandé. Ensuite, il trahira ses patrons comme le lui commande son intérêt. Nul mieux que lui ne connaît l’importance des papiers qu’il transporte. Nous courons après. Lui, il les a dans sa poche. Ils y resteront.

— Il ne rentrera pas vivant à Milan. Si Monsieur le manque, dit un des notables en désignant Angélo, si nous le manquons, ses amis ne le manqueront pas. C’est dans le contrat. On dirait que vous ne vous êtes jamais servis d’hommes de confiance.

Enfin, on commença à dévoiler quelques batteries et notamment cette fameuse habileté. Un grand bel homme qui semblait n’avoir du doigté que pour se rouler la pointe des moustaches posa la question que tout le monde avait sur les lèvres :

— Est-ce que ce cabriolet existe ?

— C’est ce que je me suis demandé avant même de partir de Milan, dit Angélo.

— Je ne suspecte pas votre bonne foi. On a peut-être voulu détourner votre attention. Ce qui vous classe assez haut. Ou détourner la nôtre. Vous a-t-on parlé de Brescia ?

— En aucune façon.

— Comment avez-vous fait pour passer ? Les ponts sont gardés.

— J’ai pris des chemins de traverse. Je ne suis venu à la grand-route qu’après Bergame.

— Avez-vous traversé Rovato ?

— Je me suis détourné de Rovato comme de Bergame. J’étais à cheval, je pouvais me permettre ces fantaisies. Mais le cabriolet, s’il existe, ne le pouvait pas.

— Il avait combien d’avance sur vous ?

— On m’a dit cinq heures. On ne cherchait pas à me dorer la pilule.

— En admettant qu’on ait été franc, ce qui étonnerait tout le monde, le cabriolet aurait dû arriver ici à six heures du soir. Je compte les détours que vous avez faits.

— Vous ne les comptez pas assez larges, dit Angélo. Je m’aime bien, et je n’accepte des ordres que dans des conditions très particulières. J’ai sur la sincérité de ce qu’on m’a dit les mêmes doutes que vous. Je me suis donc permis de flâner à tous les bosquets de lilas, et j’ai cueilli des bouquets.

Les bouquets étaient difficiles à placer dans une combinaison. Ces messieurs restèrent un moment embarrassés.

— Il se trouve, dit l’un d’eux, au regard craintif, que votre plaisir (je ne le discute pas !) a servi votre intérêt. Nous n’avons pas songé à mettre des sentinelles près des fleurs. Vous avez peut-être perdu moins de temps que vous ne croyez. Mon collègue compte deux lieues à l’heure pour le cabriolet, c’est beaucoup.

— Je ne compte pas deux lieues à l’heure, j’en compte trois. J’ai dit qu’il était arrivé à six heures, mettons sept. Si vous pensez qu’on lui a fait perdre du temps à chaque pont, je ne le pense pas. Il ne faut qu’un peu d’usage pour savoir qu’un poste de garde bien méchant s’achète en tout temps quarante sous.

Plusieurs voix protestèrent en prononçant le nom de Rovato. Le bourg de Rovato était gardé par des gens de Brescia, par conséquent incorruptibles.

— La relève a eu lieu il y a une heure, dit l’officier. Mon adjoint qui commande à Rovato est en bas sur la place. Faisons-le venir, il sait peut-être quelque chose.

— Nous avons en effet arrêté un cabriolet à quatre heures de l’après-midi, dit l’adjoint. Le voyageur était un homme d’une soixantaine d’années, fort peureux. On me l’a amené et je l’ai interrogé. C’est un nommé Sanviti Bernardo, un peu marquis, d’après ce qu’il dit. Il prétendait être de Parme et aller à Rizzato chez le Ferraroli. Déclarations qui ont trois chances sur dix d’être justes car, pendant que je le gardais, on a fouillé sa voiture, ouvert ses bagages, et on a trouvé une lettre du comte Ferraroli invitant le marquis, en termes amicaux et fort pressants. Nous avons trouvé également un carnet de quittances commencé en 1845, semblant prouver que le marquis est propriétaire de quatre immeubles à Parme, dont il tire des locations régulières. L’homme a le visage entièrement rasé, sauf deux petites côtelettes grises et peu fournies qui descendent jusqu’au bas de l’oreille. On voit très bien ses pensées. Il était vert de peur, et il n’a repris des couleurs que pendant que je l’interrogeais. Il allait au-devant de mes questions et semblait rassuré d’être entre nos mains. Cette absence totale de caractère m’a mis la puce à l’oreille. Je lui ai dit que les avant-postes autrichiens étaient à Lonato, c’est-à-dire à peine à trois lieues de l’endroit où il se rendait. Cette nouvelle a produit un gros effet. Il m’a supplié de lui donner un papier lui permettant de rentrer sur-le-champ à Milan. J’ai répondu que je n’en avais pas le pouvoir. Je lui ai conseillé de pousser jusqu’ici, de se loger à l’auberge Gambero et qu’on verrait pour le papier. Je l’ai gardé encore plus d’une heure et, comme il continuait sans défaillance à trembler véritablement de peur, je l’ai mis en route. Il a dû arriver ici entre huit et neuf heures.

On donna immédiatement l’ordre aux officiers d’aller à l’auberge Gambero.

— Amenez-nous le bonhomme. Faites-lui goûter en route quelque chose de vraiment dangereux dont on vous laisse le choix. Enfin, effrayez-le, dérangez-lui la cravate et même un peu plus. Qu’il soit prêt en arrivant.

« Voilà un gouvernement qui va gouverner, se dit Angélo. Il faut lui faire comprendre qu’il ne doit pas mélanger les torchons et les serviettes. Voyons si j’ai bien interprété certains regards de ce jeune officier qui me parlait avec tant d’honnêteté à l’Auberge royale. »

— Un instant, Messieurs, dit-il. Pendant que nous discourions gentiment il y a cinq minutes, un membre de l’honorable gouvernement réuni autour de cette table s’est éclipsé du côté de ce que maintenant, avec des yeux mieux habitués à l’ombre, je vois être une fort jolie porte. Il est peut-être allé simplement verser de l’eau : je sais que l’appât du gain produit quelquefois de curieux effets sur la vessie. Il est peut-être sorti pour tout autre chose. Dans ce cas, je voudrais éviter que vous fassiez erreur dans vos comptes. Vous vous êtes un peu déshabillés devant moi, c’est sans aucun intérêt, mais vous préféreriez croire le contraire ne serait-ce que par amour-propre. Vous allez me considérer désormais comme un témoin gênant. Mais, quand vous connaîtriez cent façons de vous débarrasser de moi, j’en connais cent une pour prendre soin de ma personne. Toutes extrêmement désagréables pour les autres. Rien que pour essayer de déranger ma cravate, il faut payer plus cher que pour s’emparer de l’hôtel de ville de Brescia.

— Nous ne méritons pas vos soupçons, dit l’homme aux moustaches effilées, quand les officiers, tous les deux fort rouges, furent sortis. Vous avez remarqué le départ de notre collègue, à plus forte raison vous avez vu que nous ne nous sommes pas concertés. Ce qu’il est allé faire (s’il est allé faire quelque chose), il l’a pris sous son bonnet. C’est d’ailleurs un homme pondéré qui est marchand drapier depuis plus de trente ans et qui a fait prospérer son commerce.

— Je n’ai rien contre les marchands drapiers, dit Angélo ; c’est même chez eux que, jusqu’ici, j’ai acheté mes étoffes.

— Loin de vouloir nous débarrasser de vous, j’exprime le sentiment général en disant que nous nous entendrons toujours. Si nous sommes dégommés, les mauvais prendront notre place. Et je suis sûr que vous êtes pour les bons.

— Les papiers ne m’intéressent pas, dit Angélo.

« Ils vont se demander à perte de vue ce qui peut bien m’intéresser, se dit-il, mais du diable si j’ai la moindre envie de parler de mon cœur avec des gens qui font prospérer “leur commerce”. »

On l’interrogea en effet avec une extrême gentillesse ; on parla beaucoup d’idées généreuses, mais comme de toupies à un gamin.

La fort jolie porte s’entrebâilla sans faire de bruit. Le marchand drapier vint reprendre sa place avec un naturel un peu marqué. Il fut sur ses gardes dès qu’il entendit prononcer de grands mots et des regards furtifs lui conseillèrent la prudence. Il se tint debout, à la limite de l’ombre.

— Ces messieurs vous demandent un peu de discrétion, mais pas trop, dit Angélo. Est-ce qu’il fait bon dehors ?

Enfin, l’officier rentra. Il n’y avait pas de cabriolet à l’auberge Gambero. On était en train de pousser les recherches, car un poste de garde avait le souvenir bien précis d’un homme fort pâle et tremblant de peur, qu’on avait laissé entrer sans autre forme de procès, en raison même de sa frousse, vers les neuf heures du soir. Toutefois, il se passait quelque chose de grave, et l’officier regarda Angélo avec des yeux égarés.

— Le bruit absurde que vous êtes O’Donnell continue à courir, Monsieur. On parle de vous avec une violence extrême dans les cafés du Corso. J’ai eu beau déclarer ce que tout le monde sait : qu’O’Donnell a cinquante ans, qu’il est petit et gros, et qu’il n’a rien à faire ici. On n’en démord pas. J’ai donné ma parole d’honneur, on m’a répondu grossièrement. Il aurait fallu gifler trois cents personnes. Les moins frénétiques disent qu’O’Donnell ou pas, il faut faire un exemple, et les plus calmes parlent de part du feu. On les a travaillés depuis tout à l’heure, cela ne fait aucun doute. Je désapprouve ce procédé qui est des plus bas.

— Je vais aller voir ça, dit Angélo.

— Je vous supplie de n’en rien faire. Je n’oublierai jamais les paroles que vous avez prononcées tout à l’heure. Je ne suis pas un assassin, et, si je savais que la victoire de mes idées exige que je le devienne, je me brûlerais la cervelle.

Il s’exalta jusqu’à prononcer des phrases un peu emphatiques où des mots fort beaux étaient cependant placés avec beaucoup de bonheur.

— Il faut malgré tout que j’aille me coucher, dit Angélo. Je me suis battu hier. Je suis fatigué et je n’ai pas mangé ce soir.

— Vous allez venir dans ma chambre qui est ici même, dit l’officier. Je vous donnerai mon lit. N’essayez pas de me prouver que vous êtes capable d’aller affronter ce peuple imbécile si facile à tromper. Je vous garderai toute la nuit pour me contenter en accomplissant un véritable geste de révolution. Je ne le fais pas pour vous. Comprenez que vous ne pouvez pas refuser.

— Cela m’est difficile, en effet, dit Angélo, mais je ne vous cache pas que je vais être inquiet pour mon cheval que j’ai laissé seul à l’auberge. Votre rue n’est-elle pas capable d’aller crier des insultes à cet animal ? C’est un être sensible pour qui j’ai la plus grande estime.

— J’y ai pensé, dit l’officier avec, enfin, un sourire. Deux de mes amis d’enfance qui ont nos idées montent la garde près de lui, dans l’écurie. Je suis sûr qu’ils lui ont déjà parlé avec des mots tendres.

— Ces mots tendres me décident, dit Angélo.

Il était heureux.

— Allons, tout va bien, dit l’homme aux moustaches effilées. Demain, personne ne pensera plus à ce pas de clerc. Au fond, nous aimons beaucoup votre façon de voir les choses ; nous avons besoin de sentiments, et puis, vous nous ramenez trente ans en arrière.

Il s’excusa, et il fit des excuses au nom de tout le gouvernement provisoire au sujet du pansement et de la veste tachée de sang pour lesquels, dans le feu de la conversation, dit-il, personne n’avait encore songé à féliciter l’honorable cavalier de Milan.

L’officier conduisit Angélo par les couloirs du Bargello.

— Je ne vous précède, Monsieur, dit-il, que pour vous montrer le chemin. Si vous vouliez me faire plaisir, vous marcheriez à mon côté.

La chambre, taillée dans des murs énormes, était minuscule et ne contenait qu’un lit de sangle. Par une petite fenêtre grillagée, elle donnait sur la place de l’église, illuminée comme le reste de la ville par des lampions. L’officier fit voir à Angélo des groupes d’hommes et de femmes qui avaient l’air de prendre gentiment le frais.

— Ils vous attendent, dit-il. D’autres sont cachés au bas de l’escalier et, sous la voûte de la grande cour, ils sont au moins une vingtaine. Les femmes sont armées de ces horribles bâtons avec lesquels on assomme les rats.

— Je n’ai pas d’armes, dit Angélo, sauf un petit pistolet, et il y a longtemps que je n’en ai pas vérifié l’amorce.

— Voilà une phrase qui me paie de la honte que j’endure depuis deux heures. C’est bien le marchand drapier qui a combiné toute cette cochonnerie : j’en ai la preuve. On l’écoute parce que, étant le fils de son père, il a toujours payé ses traites ; c’est ce qu’on appelle faire honneur à sa signature ; et on considère dans le public que c’est le fin du fin de la probité. Il s’est adressé à tout ce qui tremble à l’idée que les Autrichiens sont à trois lieues d’ici. Faire l’homme à cent contre un, pour qui se sait lâche, quel gâteau ! Votre cadavre pendu sur le corso aurait représenté une grande victoire : l’image de leur force virile.

— Je ne sais pas ce que je représente, dit Angélo, mais cette révolution semble avoir un furieux besoin de me voir pendu. C’est la deuxième fois qu’on me le propose avec une insistance gênante. À trois, je ferai une croix.

L’officier alla chercher de quoi manger. Il ramena non seulement deux bouteilles de bon vin piémontais, mais encore des victuailles extraordinaires, notamment un pâté de canard qu’on avait paré avec la tête et la queue de l’animal ; il y avait aussi des tranches de gigot de chevreuil à la poivrade.

— Rien n’est trop bon pour le peuple. On est fou de ces choses-là depuis deux jours. On veut se coller de la nourriture dans le colback comme si la fin du monde était pour demain. Un traiteur de la ville basse, qui a compris le cœur de la foule, est en train de faire fortune avec des grives sur canapé qui, en cette saison d’ailleurs, ne sont pas bonnes. Mais on s’en fiche, tout est permis.

Après avoir mangé de fort bon appétit, les deux hommes se tirèrent mutuellement les bottes. Angélo refusa le lit de sangle.

— Prenez-le sans scrupules, dit l’officier ; nous sommes deux copains, mon adjoint et moi. Nous avons installé notre quartier général dans cette partie du Bargello où, du temps de Brescia libre, on enfermait les prisonniers politiques. Je vais aller chercher une paillasse dans la cellule à côté. Faites-moi la grâce de dormir dans mon lit. Vous êtes mon hôte.

« … À la mort de mon père, dit-il quand il eut soufflé la bougie, nous avons gardé indivis, ma sœur et moi, le domaine où nous sommes nés tous les deux. Je cultive la vigne et le blé. Je vis en famille avec ma femme, deux petites filles et cette sœur qui a une âme semblable à la mienne. J’ai besoin d’une conscience pure pour goûter sans arrière-pensée les matinées qui sont si belles autour du lac de Garde. Il y a une dizaine d’années, j’ai fait, comme volontaire, une campagne d’Afrique, et j’étais avec le général Trézel à La Macta. Je veux avoir voix au chapitre quand on fait des lois qui peuvent effacer mon bonheur et celui de ma famille d’un trait de plume. Si nous perdons nos espérances politiques, notre vie n’a plus de sens. Peut-être vous étonnez-vous de me voir associé à des coquins ? C’est qu’ils plaisent à la majorité et que je n’ai pas le choix. »

Le lendemain, Angélo refusa catégoriquement le petit bout de conduite que l’officier voulait lui faire jusqu’à l’auberge.

— Excusez ma franchise, dit-il, je n’ai pas l’habitude d’être chaperonné. Il me faut toujours faire face en personne. C’est mon lac de Garde. Si je perds ma propre estime, adieu les matinées qui sont si belles !

Il congédia de la même façon les hommes qui montaient la garde près de son cheval. Il demanda de l’eau chaude pour décoller son pansement qui commençait à tirer. Il lavait sa blessure devant la glace de la grande salle quand il entendit du brouhaha dans la rue et il vit que des badauds s’attroupaient devant l’auberge.

— J’ai l’ordre de vous empêcher de partir, dit l’aubergiste.

— Alors, enlève ton tablier, nous allons lutter à mains plates.

— Moquez-vous de moi tant que vous voudrez, répondit l’autre, mais cette fois il ne s’agit plus de vos amis de l’hôtel de ville. C’est le général Allemandi qui vous arrête et vous pouvez numéroter vos abattis.

Ces amis de l’hôtel de ville mirent Angélo d’excellente humeur.

La blessure qui n’était pas belle intéressa les femmes de chambre. Elles la regardaient en se mordant les poings. Elles ne perdaient pas de l’œil ce beau brun qui allait avoir un sort tragique. Elles fournirent très volontiers deux petits mouchoirs propres et un foulard pour refaire le pansement.

Cependant la foule avait grossi et pénétrait même dans la cour. Tous ces gens semblaient indécis quant à la conduite à tenir. Un officier d’Allemandi arriva ; on poussa par acquit de conscience quelques cris isolés de « Mort au tedesco ! »

— Le commandant général des colonnes mobiles lombardes veut vous voir, dit l’officier sans s’embarrasser de politesse.

— J’en suis flatté, répondit Angélo après un silence calculé.

L’officier était un jeune homme pâlot et émacié, à la barbe en pointe. Une énorme écharpe tricolore et de nombreux rubans de même couleur recouvraient sa poitrine ; une petite giberne de cuir jaune ballottait sur son ventre ; une plume d’autruche couronnait son chapeau.

« Sans ces ornements ridicules, c’est le type même de l’homme malheureux que j’ai toujours envie de serrer dans mes bras, se dit Angélo avec un peu de tendresse amusée. Il ne sait plus quoi faire maintenant qu’il a été insolent ; moi non plus d’ailleurs. Si nous fondions en larmes ? »

— Montrez-moi le chemin, dit-il, je vous suis.

Allemandi avait servi l’année précédente sous les ordres du général Dufour, dans la guerre du Sonderbund. Il savait par cœur ce qu’une ville doit à un état-major. Il avait installé ses quartiers à la loggia. Le soleil du matin jouait gentiment sur la façade du palais dans la jolie galerie à deux arcades.

Le général fut d’emblée aussi grossier que son estafette. Il avait le verbe haut, il parla d’allées et venues suspectes et il accumula sur la tête d’Angélo des quantités de menaces. Quand il les eut toutes exprimées avec force gestes et une voix qui se cassait au sommet de l’emphase, il lui resta le ridicule de reprendre haleine.

— Il n’y a pas grande différence de tempérament, dit Angélo, entre vous qui êtes Tessinois et moi qui suis Piémontais. Vous seriez certainement étonné si j’affectais d’être impressionné par cette accumulation de condamnations à mort, alors qu’en général une suffit.

— Vous n’y entendez rien, dit Allemandi. Vous en êtes encore aux échafauds. Nous ne faisons plus monter nos condamnés à mort sur des estrades. Si vous croyez que je n’ai que la vie à vous prendre, vous vous fourrez le doigt dans l’œil. Vous êtes assez bête pour me montrer que vous êtes fier. Voilà également une chose qu’on tue.

Il était véritablement en colère. Son visage dont il avait pris le plus grand soin se décomposait.

« Il y a une sale bête sous ces joues bien rasées et même poudrées avec du talc », se dit Angélo.

Allemandi parla du cabriolet, réclama les papiers, prononça le mot « déballage » et répéta :

— Déballez-moi votre sac.

— Je n’ai pas de sac ; du diable si c’est un langage !… dit Angélo, mais il fut mécontent de sa voix qui avait légèrement tremblé, et il n’acheva pas sa phrase.

« Ces deux petits salauds en plumes d’autruche vont venir te fouiller », se dit-il dans le silence qui suivit.

Il n’y avait pas à sa portée d’arme qu’il pût saisir.

Allemandi quitta la pièce sans donner aucun ordre, comme si la suite des événements allait de soi. Angélo resta en tête à tête avec deux officiers assez sales qui se curaient les ongles.

« Il va falloir se colleter, se disait-il. Ils comptent sur une bataille laide. Même si tu en tues un – et il le faut – ce sera avec tes dents. D’ailleurs, après ces deux-là, il en viendra vingt ou cent. S’ils te cassent simplement un bras et qu’ils continuent à le tourner, tu ne pourras pas t’empêcher de crier, de pleurer, et même de lécher leurs bottes, s’ils veulent. Et ils voudront. »

Il était terrorisé à l’idée qu’on ne pouvait pas tout avec du courage.

« Eh ! bien, commençons », se dit-il.

Il ne songeait certes pas à insulter de propos délibéré des gens qui ne lui avaient encore rien fait. Il se crut assez insolent en allant, comme chez lui, s’asseoir dans un fauteuil.

Pendant plus d’une heure, il fut torturé par son imagination ; elle lui montrait le détail d’humiliations sans ressources.

Enfin, Allemandi rentra.

— Nous avons tous été roulés, dit-il. Le voyageur du cabriolet était tout le contraire d’un poltron. Je viens d’apprendre que ce matin, à l’aube, il a forcé nos avant-postes, pistolet au poing. Vous êtes cocu comme nous, jeune homme.

« Laissez-le filer, dit-il aux officiers, il est libre. »

Angélo se posa très sérieusement la question suivante : « Faut-il lui faire payer les tortures que je viens de subir dans ce fauteuil ? »

Il s’en alla à regret.

La place était pleine de monde. Angélo, qui devait se frayer le passage entre les groupes de gens du peuple et de paysans armés, reconnut tout de suite certaines figures patibulaires qui, la veille au soir et ce matin même, avaient attiré son attention dans la cour et devant la porte de l’Auberge royale. Pour l’instant, ces piliers de manifestations étaient le nez en l’air et semblaient surtout intéressés par la navigation de quelques nuages, fort étincelants d’ailleurs. Rien de bon et de doux comme la physionomie de ces badauds, rien de moins sanguinaire. Des officiers d’Allemandi, accoudés à la balustrade de la loggia, échangeaient, avec les loustics de la foule, des plaisanteries sur le ciel, notamment qu’il serait bien désagréable de dire adieu à un temps pareil. Ils parlaient « d’arme à gauche » et de « goût du pain ».

« Ces sous-entendus astucieux ont l’air de te concerner », se dit Angélo. (Il ne pensait pas du tout au petit pistolet chargé qui se trouvait dans sa contre-poche. Il ne se permettait qu’un peu d’ironie à cause des souffrances endurées dans le fauteuil.) Ces gens-là n’ont jamais pu se payer le luxe d’un peu de passions chères, se disait-il. Maintenant, ils mettent les bouchées doubles. »

Il était parvenu au milieu de la place quand il fut insulté d’une injure bien molle par une sorte de commis d’administration. L’audace donnait du caractère à cette physionomie faite pour n’en pas avoir. Angélo voulut passer outre, mais il fut retenu et même tiré violemment en arrière pendant que d’autres saletés bien immondes étaient chuchotées à son oreille. Il essaya de se dégager, mais il tomba dans des bras très gros. Cette force physique était cent fois supérieure à la sienne ; il n’y avait pas moyen d’y résister. Tout se passait dans un silence fort impressionnant. On n’entendait que les mots : « Par ici, par ici », répétés cent fois comme un pépiement d’oiseaux, et quelques ordres brefs disant de « pousser le cochon dans les petites rues ».

Plus porté que poussé, soulevé par les gros bras roux qui lui encerclaient la poitrine, ne touchant les pavés que de la pointe des pieds, Angélo était obligé de se dandiner de façon fort ridicule. Le grand gaillard qui le tenait à bras-le-corps le faisait avancer en lui donnant des coups de genou dans le cul.

En raison même de l’absence de tumulte et des mouvements concertés, il était clair qu’on pouvait à chaque instant commettre une imprudence avec sang-froid. On commençait à voir apparaître, au-dessus de la foule, des fusils, des baïonnettes, des piques, des fourches. Un fusil déchargé par hasard pouvait devenir le signal du massacre.

Les femmes d’ailleurs étaient déjà devenues des furies. Haletantes, l’œil égaré, comme sur le point d’assouvir d’impérieux besoins, elles tendaient vers le visage d’Angélo des mains aiguisées. On les repoussait en disant : « Attendez ! Attendez ! » On ne voulait pas s’amuser sur la place publique : les petites rues étaient bien plus propices.

Les balcons et les fenêtres y étaient bondés de femmes et de jeunes filles. Angélo ne souffrait pas ; il ne trouvait absolument pas une idée. Comme il n’avait rien d’autre à faire qu’à continuer à se dandiner bêtement à chaque coup de genou, il engagea un court colloque de regards avec une jeune femme appartenant manifestement à la société qui ne descend pas dans la rue. Son visage, sa gorge, son corps étaient abandonnés à la passion. On aurait pu allumer un cigare à ses yeux ardents.

— Quel spectacle pour vous ! dit Angélo.

— C’est celui qui me convient. J’en suis enchantée, répondirent les yeux.

Elle le toisait avec une haine qui finissait même par être assez flatteuse.

Il était donc en train de penser, – sinon tout à fait à l’amour, – que tout ce monde suait abondamment, quand une douleur aiguë lui perça l’épaule. Il venait de recevoir le premier coup de couteau et sa veste se teignit de sang frais.

Une voix rauque cria : « Pas la main du peuple, la main du bourreau ! Le peuple commande, le peuple a des juges, écartez-vous ! C’est un exemple, il faut qu’on le voie. Poussez-vous ! Lâchez-le ! Le peuple a tous les droits. Il faut qu’on le sache. Attendez ! Ne gâchez pas le travail. »

C’était un homme qui agitait un sabre nu, et qui semblait avoir pris à tâche de parler sans arrêt. Il perça la foule, il était suivi par quatre ou cinq déserteurs du régiment Archiduc Albert, encore en uniforme blanc, mais agrémenté de rubans tricolores.

On lâcha Angélo.

Il avait lu dans les Girondins de Lamartine que les victimes de Septembre qui essayaient de se protéger devant les massacreurs mouraient lentement, dans des douleurs atroces ; celles qui accueillaient les coups expiraient tout de suite et sans souffrir, disait le poète. Il profita donc de sa liberté relative pour joindre ses mains derrière le dos.

— Je vais vous tirer d’affaire, chuchota l’homme au sabre.

— Foutez-moi la paix, répondit Angélo.

— Hé ! Monsieur, dit l’autre, vous n’êtes pas le seul à avoir de l’amour-propre.

Ce personnage avait du tour de main : il continuait à affirmer à haute voix que le peuple était roi, pendant qu’il lui carottait son os.

Il y avait maintenant autour d’Angélo une trentaine de déserteurs lombards, et l’uniforme autrichien qu’ils portaient encore semblait leur avoir conféré le droit de faire respecter une loi, quelle qu’elle soit, en l’occurrence celle de l’homme au sabre.

Celui-ci commanda quelques mouvements d’armes. On vit les fusils de l’armée grimper sur les épaules des soldats ; on entendit claquer les mains sur les crosses. C’était également un joli spectacle. On cria « bravo ! » ; les balcons applaudirent. Encadré de soldats qui marchaient au pas cadencé, Angélo fut conduit à une maison bourgeoise au fronton de laquelle flottait un grand drapeau italien tout neuf. Les soldats déposèrent leurs armes dans un râtelier de bois blanc qui devait être cloué au mur du vestibule depuis quelques heures à peine ; des glaces et des tableaux dépendus pour lui faire place étaient encore entreposés contre les meubles. Une grande porte vitrée donnait sur un jardin. Pour manifester une volonté quelconque, même imbécile, mais bien montrer qu’il n’entendait obéir à personne, Angélo, toujours les mains derrière le dos, se dirigea délibérément vers le jardin.

Une pensée dominait tout : « N’importe qui, s’il est plus fort que toi, peut te forcer à être lâche : c’est-à-dire tuer ton âme. La force physique y suffit. S’il est ignoble, il peut te forcer à l’être. Et il sera ignoble car, s’il ne l’était pas, il te respecterait.

« C’est pire, poursuivit-il. C’est la foule qui va commander. La foule servira toujours d’instrument à un caprice. (Ce caprice peut être une idée ou une constitution.) Et c’est à ce caprice qu’il faudra que tu te plies.

« L’alternative ne laisse aucun espoir. Devenir commun, abandonner tout idéal personnel, ou mourir, et dans des souffrances physiques organisées pour faire renier toute dignité : tout cela sera fait au nom du “bon tyran”.

« Mourir sale, quelle abomination ! » se disait-il.

Il souffrait de raisonner normalement et d’imaginer cependant des choses horribles. Il en était à penser que le peuple n’est pas forcément le nec plus ultra, quand il entendit craquer les graviers du jardin. C’était un monsieur comme il en avait tant vu depuis vingt-quatre heures.

— Il faut désinfecter la blessure qu’on vient de vous faire, lui dit cet aimable gentilhomme. Les gens qui sont actuellement dans la rue frappent avec les couteaux qui leur servent aussi à couper des nourritures assez fortes, et notamment des fromages pourris. Le dernier bonhomme qu’ils ont tué est devenu tout bleu.

— Je n’ai pas peur de mourir, même bleu, dit Angélo, mais j’ai peur de mourir bête. C’est le petit moment de trois secondes dans lequel, avant de casser ma pipe, j’aurais la certitude de la bêtise générale, qui m’effraie.

— Mon cher, on dit que pour vivre en paix dans le pays des borgnes, il faut tenir un œil fermé. Avouez que ce n’est pas bien compliqué ! Et cela suffit, je puis vous le garantir. Le garçon boucher qui vous tenait dans ses bras s’y prenait avec vous comme avec ses cochons ou avec sa promise. C’est un bon garçon que je connais comme ma poche, et qui ne ferait pas de mal à une mouche en temps ordinaire ; mais, que voulez-vous qu’il comprenne à votre silence hautain ? Vous lui en demandez trop. Quant à celui qui vous a frappé de son couteau, c’est un gentil petit clerc de notaire à qui je confierais volontiers ma fortune, sauf ma fortune politique. Vous tendiez la gorge. Il ne comprenait rien à cette façon de lui témoigner du mépris. Il ne voyait que la gorge et une occasion qu’il n’a jamais eue. Rien ne ruine comme la misère.

Cet homme charmant avait une de ces figures « qui commandent le respect et assurent la sympathie ». De nobles traits embellis par l’expression d’une grande douceur, la physionomie fine, spirituelle, animée d’un regard vif ; rien d’exagéré, sauf la vivacité du regard. C’était la seule chose dont on pouvait s’inquiéter, surtout quand on remarquait qu’elle ne se montrait jamais sans réserve.

Angélo avait d’autres chats à fouetter ; il était en plein dans l’art d’aimer.

— Et pourtant, Monsieur, dit-il, je n’ai pas le cœur sec. Je fais des rêves, comme tout le monde, et surtout celui de donner à votre garçon boucher et à votre chevalier du couteau le caractère qui permet le bonheur. Je ne pense pas que vous soyez de ceux qui imaginent l’âge d’or dans un partage plus exact des haricots. Qu’on les partage, c’est entendu, mais qu’on partage également l’âme. Là aussi les uns en ont trop et les autres pas assez.

Il parla du peuple comme un Romain de sa maîtresse, c’est-à-dire fort mal. D’ailleurs, il n’était pas taillé pour raisonner.

— Nous voilà loin des quelques gouttes d’alcool qu’on veut simplement verser sur le trou que le clerc de notaire a fait à votre peau. À quoi bon prendre les choses au tragique si on ne pense pas d’abord à soi-même ? Venez donc. Tout compte fait, si le monde est monde, c’est que les égoïstes s’en sont occupés.

L’homme charmant fit monter Angélo au premier étage.

— Évidemment, dit-il, on peut toujours fermer boutique et laisser vendre la bonne parole par les autres, si le métier vous semble petit. Mais alors, on ne tarde pas à faire la figure que vous faisiez tout à l’heure.

Les pièces du premier étage (il y en avait trois, orgueilleusement ouvertes en enfilade) assez petites, mais agrandies par des glaces, étaient à usage de bourgeoisie locale. Elles contenaient par conséquent le portrait du premier de la maison qui avait eu dix francs pour se faire peindre, le panneau de stuc travaillé, le dessus de cheminée à pampilles, et, dans les encoignures, la fausse colonne de vrai marbre à entablement de bois supportant le pot de verdure.

Une femme jeune et jolie, mais engoncée dans la graisse, nettoya avec beaucoup d’application la petite plaie d’Angélo. Un lard épais et l’espoir des combats lui donnaient le geste et le souffle courts. Elle avait à côté d’elle, en charpie, de quoi étouper l’égorgement de plusieurs bœufs.

— Constatez que ma fille n’a pas peur du sang. D’ailleurs, vous ne saignez plus. Vous avez eu de la chance d’avoir affaire à un couteau aiguisé de frais. Personne n’a peur du sang dans cette maison.

L’homme au sabre vint regarder la blessure. Il avait passé un veston d’intérieur.

— Voilà votre sauveur : c’est mon gendre.

Angélo s’excusa des mots un peu vifs avec lesquels il l’avait accueilli tout à l’heure.

— Je vous avais confondu avec ces fripouilles.

— Ce ne sont pas des fripouilles. Je les connais tous. J’ai été sur les bancs de l’école primaire avec eux. Mais aujourd’hui, tout est permis. Savons-nous seulement ce que nous ferions nous-mêmes si nous avions conscience que tout est permis ? Nous ne sommes simplement qu’un peu plus difficiles à persuader que la route est vraiment libre. Question d’éducation plus que de tempérament. Il nous appartient de les éduquer.

Il était manifestement très fier de sa petite démonstration dans la rue. Il prononça le mot de mission. Son discours avait tendance à parler par-dessus toutes les têtes.

« À qui s’adresse-t-il ? se dit Angélo. Y a-t-il derrière moi quelqu’un de très grand ? »

Il était heureux de retrouver un peu de blague. Il écoutait avec toutes les marques de l’attention la plus flatteuse celui qui lui permettait ce bonheur. En vérité, il venait aussi de s’apercevoir que son bras fonctionnait comme avant. Il avait eu peur de ne plus pouvoir manier l’arme blanche.

— Voilà le raisonnement d’un talent exceptionnel. Voilà l’œil clairvoyant fixé sur l’avenir, dit l’homme charmant. Le spectacle d’aujourd’hui, poussiéreux ! Des exaltés battent le pavé ; grand bien leur fasse. Le pavé de Brescia n’est pas en silex : ils n’en tireront pas d’étincelles. Limitons les dégâts autant que faire se peut et, surtout, quand il s’agit de gens comme vous dont l’intelligence – permettez-moi le mot – se lit sur la figure. Regardons plus loin. Il va falloir un gouvernement central et on élira un représentant de Brescia. Il est bon de pouvoir dire un jour d’élection qu’on s’est employé à calmer la vindicte populaire, qu’on a tiré l’innocent des griffes de… Mon gendre s’appelle Dossi. Souvenez-vous de ce nom. J’ai trop de respect pour la liberté de tout un chacun, surtout en matière politique, pour vous dire : « Souvenez-vous aussi du moment où vous n’auriez pas donné deux sous de votre peau. » Dossi ! et il est avocat ; comme moi d’ailleurs, dont il a pris la suite. Nous avons besoin de talents éclairés et modérateurs. Notre place est au premier rang d’une troupe qui, sans nous, ira Dieu sait où ? Qu’ai-je dit tout de suite quand j’ai vu qu’on gagnait ? J’ai dit : « Il faut faire un drapeau, le plus grand possible. » Ma femme et ma fille ont passé toute la nuit à coudre les couleurs de l’étendard qui flotte à présent sur ma façade. Mes deux fils ont acheté des uniformes de déserteurs. Ils les ont revêtus, Monsieur. Ils ont ainsi racolé une vingtaine de ces malheureux garçons qui, hier encore, bien contre leur gré il faut le dire, servaient l’Autriche et apprenaient à obéir sans discuter. Des esprits soi-disant bien informés m’ont dit : « Vous ne pourrez pas les tenir ; la liberté les prendra comme la colique. » On s’illusionne toujours sur le désir de liberté. Ce n’est pas une nécessité physiologique. On n’y est pas poussé d’un coup. Il faut l’inventer pour l’avoir. Ceux-là l’inventeront dans quatre ou cinq jours ; d’ici là il aura passé de l’eau sous les ponts. À l’heure qu’il est, ils sont bien contents de recevoir toujours des ordres. D’ailleurs, je les nourris convenablement.

Ce discours amusa Angélo. Il avait complètement oublié les gros bras du garçon boucher. Il se disait : « Cette naïveté est charmante. Au fond, nous nous prenons tous réciproquement pour des imbéciles. » Il avait fini par remarquer le jeu de la vivacité contenue dans ce visage par ailleurs tout à fait digne d’une statue laurée. « Il ne sait pas encore jusqu’à quel point je peux gober, mais, pour peu que je prenne mon air godiche… Il avait plus de qualité tout à l’heure dans le jardin. Il a même prononcé sur la misère quelques mots très justes. C’était une belle entrée. Est-ce qu’il se laisse aller maintenant parce qu’il voit sa fille me tripoter l’épaule ? En tout cas, il me méprise gentiment, et sans que je puisse m’en fâcher, puisqu’il avoue devant moi qu’il fait son petit Médicis. »

La jeune bourgeoise grasse prenait également un peu de plaisir avec les belles épaules d’Angélo.

— Comment vous remercier ? dit-il. Soyez assurée, Madame, que je me souviendrai de la légèreté de votre main. On payerait cher pour être blessé si l’on était sûr ensuite d’avoir vos soins.

Et il fit remonter le col de sa chemise.

« Je traite peut-être son pansement un peu à la légère, mais bah ! elle ne s’en aperçoit même pas », se dit-il.

Une détonation assez forte ébranla les échos de Brescia qui est bâtie entre des collines. Le ciel fut secoué comme un drap et on entendit le sifflement d’un boulet.

— Il y a encore quelques détachements d’Autrichiens au château et, de temps en temps, ils bombardent un peu la ville.

Personne ne semblait beaucoup se soucier de ce canon qui cassait des tuiles. Cependant, la rue où restaient encore quelques rumeurs de foire s’apaisa.

— J’ai une petite requête à vous présenter, dit Angélo.

Il regarda la jeune femme grasse avec ce qui pouvait bien passer pour les feux d’un peu de passion ; depuis qu’elle ne lui caressait plus l’épaule, elle ne savait plus quoi faire.

— Vous avez dû, poursuivit-il, acheter les déserteurs armes et bagages, et il y a peut-être dans ce matériel un sabre semblable à celui avec lequel Monsieur m’a délivré. Si vous vouliez me le prêter, je le passerais dans ma ceinture et il me servirait de caution pour aller d’ici jusqu’à l’auberge où j’ai laissé mon cheval.

— C’est très dangereux, dit le jeune avocat.

— Je ne pense pas, dit Angélo, pour la bonne raison que ces jours-ci on classe ex abrupto du bon côté quiconque est ostensiblement armé. Ensuite, vous avez ma parole que je me contenterai de traîner le sabre ; j’ai l’impression que cela suffit. Mon témoignage sur votre savoir-faire modérateur n’aura de sens que si je rentre à Milan vivant !

— C’est à considérer, dit l’homme charmant. Qui pouvez-vous toucher à Milan ?

— Le pair ou l’impair, suivant le numéro qui sortira.

— C’est-à-dire ?

— Jamais de noms propres. (« Suis-je assez jésuite ? se disait Angélo. Mais c’est la monnaie de singe qui convient. »)

On alla lui chercher plusieurs sabres et on eut la malice de vouloir le faire choisir.

— Donnez-moi n’importe lequel, je ne suis pas un guerrier.

« Ceci n’est même pas un mensonge, se dit-il une fois dans la rue. Je suis un civil qui n’entend plus se laisser marcher sur les pieds, même pour le bon motif. Qu’ils y viennent maintenant ! »

Mais personne ne vint. Les boulets continuaient à siffler de temps en temps au-dessus des toitures. La rue était à peu près vide.

Il fut étonné d’arriver presque tout de suite sur la place de la Loggia. Il avait l’impression qu’il s’était écoulé beaucoup de temps entre sa sortie de chez Allemandi et le coup de couteau. En réalité, le bourgeois qui se prenait pour Médicis et le général des milices n’étaient séparés que par un petit pâté de maisons.

Les officiers n’étaient plus accoudés à la balustrade. Sur la place déserte, après chaque coup de canon, des vols de pigeons s’abattaient.

Des groupes d’hommes se tenaient encore sous les arcades. Angélo prit plaisir à les traverser pour entrer chez un marchand de tabac acheter des petits cigares. Il s’attarda sur le seuil de la boutique pour tirer quelques bouffées. On le regarda avec indifférence. Il n’était même pas question de sabre.

« Et voilà comment, une fois repus, ils digéreraient ta mort parfaitement inutile, se dit Angélo. J’ai mieux à faire qu’à être leur Marie-salope. En tout cas, ça ne sera plus gratuit. »

Il avait maintenant un peu de colère.

L’aubergiste fut presque muet et courtois. Il n’eut que la maladresse de refuser l’argent. Il reçut un écu en pleine figure. Il se baissa pour le ramasser.

Une fois à cheval, Angélo se fit quelques reproches de cette insolence, mais il se dit : « Tu perds toujours trop de temps à donner du lard aux cochons. »

À la sortie de la ville, la sentinelle ouvrit instinctivement la barrière devant ce cavalier mélancolique qui venait au pas et semblait quitter Brescia à regret.

Malgré l’indifférence d’Angélo, le cheval prit une allure coquette. La journée s’annonçait orageuse. Un très haut édifice de nuages se construisait du côté de Mantoue. Des vapeurs bleues dormaient sur la plaine. Le soleil piquait comme un taon, mais un léger souffle frais réjouissait la chaleur. Le printemps avait écrasé de la craie d’or sur les collines. L’air était parfumé de lilas et de genêts. Les chevilles fines du vent traçaient des sillages luisants dans les prés.

Angélo avait la faiblesse de se dire : « À quoi sert la vertu ? Si l’Autriche m’avait mis la main au collet, elle m’aurait fourré dans une de ses prisons où l’on finit par cracher son cœur. Le Piémont voulait me pendre en guise de papier tue-mouches. Le garçon boucher qui sait maîtriser les porcs et n’y a gagné que de gros bras voulait faire joujou avec ma gorge ouverte.

« Aujourd’hui comme avant, il va falloir caresser les puissants. Or, cela ne m’amusait pas ; pourquoi cela m’amuserait-il maintenant ? Je ne cherche pas à porter les chemises amidonnées du nouveau régime. »

Il croyait être en train de raisonner politique.

Au fond, il était jaloux. La révolution se donnait aux premiers venus. Il aurait voulu qu’elle restât sage puisqu’il ne désirait pas lui-même en tirer profit. Il ignorait qu’il y a des nécessités.

Il évita Ospitaletto en faisant un détour à travers champs. Les saules sentaient le miel. De retour sur la route, il rejoignit quelques hommes armés de fusils, avec la baïonnette au canon, qui marchaient au pas de promenade. Ils étaient très intéressés par le printemps et ils saluèrent avec amitié ce cavalier qui portait un sabre nu passé dans sa ceinture.

C’étaient des petits boutiquiers de Brescia, et sans doute de la même rue, car ils s’interpellaient par leurs prénoms pour s’extasier sur les fleurs des champs et sur le bon air qu’il faisait. Angélo resta avec eux et ils lui donnèrent du pain et du saucisson. Ils regardaient avec appréhension du côté où les nuages étaient le plus noir. Ils se demandaient s’il ne tonnait pas ; ils tendaient l’oreille. Ce n’était qu’un chariot qui roulait dans le chemin pierreux de quelque ferme.

Angélo expliqua pourquoi il y avait des chances qu’il ne pleuve pas avant le soir. Ils furent très touchés de ces explications et se firent répéter ce qu’il venait de dire sur l’air chaud qui montait et sur l’air froid qui venait prendre sa place. Ils étaient prodigieusement intéressés ; on voyait bien qu’ils n’auraient pas donné leur place pour un boulet de canon. Ils allaient prendre la garde à un pont sur l’Oglio, au-delà de Chiari, pour une durée de cinq jours. Ils avaient très envie de voir un gros orage, mais sans se mouiller. Ils s’extasiaient sur tout. Angélo qui, dans sa jeunesse, avait fait un petit herbier sentimental, désigna quelques fleurs par leur nom.

En vue des premières maisons de Rovato, Angélo dit qu’il allait leur fausser compagnie et faire le tour de l’agglomération parce qu’il n’aimait pas les formalités.

— C’est très simple, dirent-ils, ne vous en faites pas. Mettez-vous à notre tête. Vous n’avez besoin de rien dire. Vous êtes notre capitaine. Une fois en rangs derrière vous, nous allons passer tous ensemble comme une lettre à la poste.

En effet, ils traversèrent Rovato sans inconvénient. On les regarda même avec beaucoup de sympathie.

Ils n’allaient pas garder le pont principal sur l’Oglio qui, depuis le début de la révolution, était tenu par une garnison de Chiari très à cheval sur ses prérogatives, mais une sorte de passerelle forte au-dessus de Palazzolo, capable de supporter des voitures légères, et où le gouvernement de Brescia avait l’espérance de poser un pion important.

On allait montrer à ceux de Chiari qui se sont toujours crus sortis de la cuisse de Jupiter qu’en réalité ils dépendent naturellement de Brescia. Ils prirent donc l’embranchement de Palazzolo avec Angélo qui préférait cette route parce qu’elle le rapprochait des montagnes où il est toujours plus facile de se cacher, si besoin est.

Il était un peu plus de midi. Le petit vent frais avait cessé de souffler. Le ciel s’était presque entièrement couvert, sauf une petite tache de bleu qui persistait du côté de Bergame. Il faisait très chaud. Le cheval d’Angélo éternua à maintes reprises. On s’arrêta pour casser la croûte à côté d’un ruisseau.

Malgré tout le plaisir de la balade, on arriva à la fameuse passerelle, et il fallut penser au sérieux. Le pont léger mais très solide enjambait la rivière à l’endroit même où elle sortait de la montagne, c’est-à-dire dans un lieu romantique. Ces rochers très noirs et dessinés comme sur les gravures qu’on aime contempler du douillet de son lit, par-dessus l’édredon, étaient ici en chair et en os.

— Ceux qui vous ont envoyé n’ont oublié qu’une chose, dit Angélo ; c’est que vous n’êtes que cinq. S’ils voyaient le pont comme nous le voyons, ils se rendraient compte que c’est insuffisant pour le garder comme il faut. J’ai servi ; voulez-vous que je vous donne un conseil ?

Il les fit passer de l’autre côté et installer leur poste de garde sur les rochers inquiétants. De là, dissimulés dans de hauts genêts et des cestes, ils dominaient un quart de lieue de route.

Le soir venait, et avec lui l’orage. Après un coup de tonnerre très sec et qui n’en finit plus de rouler dans les échos de la montagne, une averse assez raide se mit à tomber. Ils allaient se mettre à l’abri sous le pont, faute de mieux, quand ils trouvèrent par hasard une grotte dans le pied d’un des rochers. C’était un trou creusé par les hautes eaux, mais le cantonnier qui devait venir vérifier périodiquement les câbles en avait agrandi l’ouverture. On pouvait même y abriter le cheval. Ils s’entassèrent là-dedans. Ils n’étaient qu’au bord de l’orage ; il s’abattait avec violence dans les environs. La pluie n’arrivait que par rafales de grosses gouttes semblables à des vols de moineaux, mais le tonnerre ne cessait de retentir et la foudre de cravacher le crépuscule, puis la nuit.

— Restez avec nous, dit celui qui avait soi-disant le commandement de l’escouade. Outre que nous ne sommes que cinq, comme vous dites, j’avoue que, par un temps pareil, je ne me sens rien venir pour aller crier : « Halte-là ! » à quelqu’un qui, s’il voyage maintenant, n’a pas peur et se foutra de moi comme de sa première chaussette. Ce n’est pas un travail de père de famille.

Angélo comprenait très bien ce raisonnement. Il dit qu’il attendrait volontiers la fin de tout ce tapage en leur compagnie ; que lui non plus ne mourait pas d’envie d’aller se balader dans les éclairs. Il distribua quelques-uns de ses petits cigares. Les six petites braises rouges mirent un peu de confortable dans le trou. Le cheval en avait vu d’autres et ne bougeait pas.

L’orage tourna longtemps autour de ces flancs broussailleux en continuant à faire beaucoup de bruit.

Malgré les éclairs qui jetaient sans arrêt une grosse lumière jaune, on regarda l’heure à une montre en soufflant sur les braises d’un amadou. Il était dix heures. Presque au même instant, le cheval allongea le cou et caressa l’oreille d’Angélo avec son museau froid.

— Nous avons de la visite, dit Angélo. Venez avec moi. Surtout ne tirez pas. Vous risqueriez de tuer un copain ou quelqu’un qui ne fait de mal à personne. C’est peut-être un fermier ou un berger des environs. Nous verrons bien.

Ils remontèrent à la route en bombant le dos pour rester cachés dans les genêts. Entre deux éclats de tonnerre, ils entendirent rouler des cailloux sur la pente de la montagne.

— Une troupe, dit le caporal.

— Non, un homme seul, murmura Angélo, mais il mène un cheval par la bride.

Enfin, la lueur d’un éclair lui montra un dragon autrichien.

Quand le soldat arriva à sa hauteur, il sauta sur lui, et malgré le casque et les buffleteries, il eut assez de bonheur pour le ceinturer du premier coup et lui immobiliser les bras.

— Je le tiens, dit-il, ne tirez pas.

Il n’avait peur que de ses compagnons qu’il entendait piétiner et souffler comme des chats.

— Prenez le cheval.

Il pensait aux sacoches où il y avait sans doute des papiers. Le soldat n’essayait pas de se dégager et ne disait pas un mot.

On le fit descendre jusqu’à la grotte. Les hommes avaient de la bougie dans leurs musettes. On en alluma. C’était un jeune aspirant. Il regarda tout le monde en clignant des yeux.

— Je parle italien, dit-il.

— Mais comprendrez-vous l’italien que nous allons parler ? dit Angélo. Nous ne vous ferons pas de mal, Monsieur, mais nous voulons des renseignements.

Les fontes du cavalier et sa giberne ne contenaient que des papiers rédigés en allemand.

— On ne m’a pas dit de me faire tuer pour rien. Je suis un fourrageur. J’ai perdu mon parti dans l’orage et je me suis égaré. Nous éclairons l’avant-garde de Clam. Les pelotons sont à deux lieues d’ici et il y a une heure que je les ai entendus forcer le pont de pierre de Chiari. Les renseignements que je vous donne ne vous serviront pas à grand-chose.

— Si cela doit apaiser votre conscience, dit Angélo, sachez qu’il y a des situations…

— Ne vous décarcassez pas, dit le jeune officier. C’est la guerre.

Il prenait sa mésaventure du bon côté. Il était d’ailleurs sympathique, rougeaud et visiblement décidé à ne pas se compliquer l’existence.

Il ne voyait pas pourquoi il faudrait cacher ce qui faisait assez de bruit. Le feld-maréchal était sorti de Milan et se retirait sur Vérone. Les dragons étaient passés sous le commandement de Clam qui, avec une brigade légère, flanquait la gauche du vieux en train de filer par la ligne droite avec armes et bagages.

— Radetzky a quitté Milan ?

— Et comment ! La canne à la main, mon petit lapin ! Ça c’est un type !

— Vous n’avez plus rien à garder ici, dit Angélo aux Brescians. Je n’ai évidemment pas de conseils à vous donner mais, à votre place, je rentrerais tout de suite en emmenant ce jeune homme, même si la route de ce matin me pétait un peu aux jarrets. Vous avez son cheval, vous pouvez vous reposer un après l’autre.

Le jeune officier pria Angélo d’expliquer également à ces messieurs qu’ils n’avaient pas à s’en faire, que lui était un bon garçon.

— Je crains les amateurs comme la peste, dit-il. Ils ne savent pas que, quand une balle est lâchée, c’est coton pour la faire revenir. Ça ne se siffle pas comme un chien. Ce serait dommage si, pour un oui pour un non, ils se mettaient dans l’idée que je veux leur fausser compagnie.

Après avoir fait des adieux très républicains à ses compagnons qui, malgré les tonnerres et le prisonnier, se révélèrent sensibles aux mots, Angélo, tirant son cheval par la bride, erra pendant plus d’une heure sur le flanc de la montagne. Les éclairs n’avaient fait surgir autour de lui que des solitudes peuplées de grands pins ; le chemin s’était perdu dans les cystes. Enfin, des nuages déchirés surgit la lune, et il vit les premières terres de la plaine et un petit hameau enveloppé de brouillard.

Naturellement, tout le monde était barricadé. Cependant, comme il semblait être décidé à défoncer une porte en frappant sur elle avec une pierre, une voix mal assurée essaya de lui faire peur. Il demanda la route de Bergame.

La lune lui permit de galoper. Un coup sonna à une horloge pendant qu’il traversait la ville basse, déserte : une demie, ou une heure du matin. Il reprit la vive allure au-delà de Bergame.

Il voyait bien devant lui. Il avait mis son cheval à la cadence militaire ; les cavaliers de métier reconnaissent ce bruit entre mille, surtout dans les solitudes de la nuit. De loin, son pansement pouvait passer pour un casque. S’il restait quelques dragons d’arrière-garde par-ci par-là dans les champs, ils le prendraient pour une estafette.

Il n’était plus qu’à trois lieues de Milan et le jour allait se lever quand il entendit sur sa gauche un bruit semblable à celui du tonnerre lointain. Mais le roulement était continu et c’était celui d’une canonnade. S’étant encore un peu avancé, et malgré l’aube qui commençait juste à poindre, il vit à l’horizon du sud la palpitation de lueurs couleur de soufre et le tracé de trajectoires enflammées. Angélo remarqua toutefois que ces trajectoires partaient toutes du même point, et qu’il n’y avait pas de réponse. Les canons étaient donc tous du même côté. En tout cas, l’affaire avait l’air de chauffer.

Il arriva à Milan avec le jour. La ville était blême, même verte, sans bruit ni fumée. Elle semblait déserte, comme Bergame, comme tous les villages traversés ; ou épuisée. Sur les circonvallations de la Porte Tosa, Angélo vit trois cavaliers qui, comme lui, s’apprêtaient à entrer dans Milan. L’aube brouillant leurs silhouettes, on les distinguait mal ; néanmoins, ils semblaient un peu raides et compassés. Ils allaient au pas. Angélo les rejoignit avant la Porte. C’étaient un enseigne et deux hommes du 4e lanciers sardes. L’armée piémontaise arrivait. Il les dépassa sans les saluer.

CHAPITRE VIII

Angélo resta huit jours dans une auberge, à manger et à dormir. Il s’était roulé nu dans des draps, avec juste un petit couvre-pied en laine et, quand il en avait assez d’être couché sur le côté droit, il se mettait sur le côté gauche, sur le dos ou sur le ventre. Il se faisait monter de petits plats par le patron.

En arrivant de Brescia, il n’était pas allé « rendre compte » ; il s’était contenté de rendre le cheval au garde d’écurie. D’ailleurs, le palais Borroméo paraissait désert. Après les trois cavaliers qu’Angélo avait dépassés, l’avant-garde piémontaise avait fait une entrée en fanfare. C’était même purement et simplement l’entrée d’une fanfare : une cinquantaine de clairons gonflant les joues, autant de tambours roulant la caisse et un grand tambour-major jetant la canne à la hauteur du premier étage.

Les rues se remplirent d’une foule qui mourait d’envie d’embrasser et embrassa les tambours, les clairons ; embrassa les chevaux, les cochers, les officiers qui arrivaient en calèche. On pavoisa les maisons avec toutes sortes de drapeaux, de rubans, d’étoffes vertes et rouges.

Une compagnie d’infanterie, fatiguée, l’air maussade, forma les faisceaux sur la place du Dôme. Les soldats n’avaient pas l’air très liants. Ils réclamèrent du vin.

Le bruit circula que le roi de Sardaigne arrivait, et de tous les côtés à la fois. La foule courut, Porte Tosa, Porte Romane, Porte Tessinoise, pour voir chaque fois des officiers très dandylike qui descendaient lentement de cheval et regardaient d’un air absent on ne savait quel horizon, à travers les rues de Milan.

On prit le général Bentz pour ce qu’il n’était pas. Il entrait au château, un peu lourdaud, marchant comme un ours. Les acclamations le surprirent comme il mettait le pied sur le pont-levis. Il se retourna vivement : « Qu’est-ce que c’est encore ? » dit-il. La place était noire de monde. Les dolmans bleus d’un peloton de hussards dansaient au-dessus des têtes.

Une véritable musique militaire avec trombones et même contrebasses à cordes qu’on traînait sur de petits chariots essaya de descendre le cours du Jardin. Comme elle ne jouait pas, elle eut le plus grand mal à se frayer un passage à travers la foule des badauds, des excités parmi lesquels on pouvait remarquer des jeunes femmes de la plus haute bourgeoisie, en grande toilette, les joues empourprées, agitant au-dessus de leur tête de petits mouchoirs parfumés, des fleurs en papier, des chapeaux à plume, des fichus. Les musiciens, embarrassés de leurs instruments et du coupe-choux qui s’embronchait dans leurs jambes, perdaient leur képi dans les embrassades. Le chef fit frapper des coups de cymbale. La foule s’écarta et se rangea gentiment sur les trottoirs. À la satisfaction générale, les soldats jouèrent une marche en marquant le pas sur place. Cette danse qui faisait osciller les jolis plumets des képis retrouvés et les sons bien ronds qui sortaient des cuivres donnèrent de l’âme à toute la rue. On chanta le Mourir pour la patrie de Mercadante.

Le général Passalacqua attendait vainement sa musique devant Santa Maria delle Grazie. De guerre lasse, il se décida à entrer dans la ville sans tambours ni trompettes, avec ses trois officiers d’ordonnance. Les quatre cavaliers furent rapidement entourés de jeunes filles du peuple habillées du dimanche. Elles criaient avec des voix aiguës. Les chevaux commencèrent à s’agiter. « Allons, allons », dit le général, qui n’aimait pas les fantaisies équestres.

Les deux premiers bataillons du 14e régiment Piémont-royal de la brigade commandée par le major Bès campèrent hors des murs, dans les prairies. Ils couvraient la route de Melagnano. La petite ville avait été incendiée et pillée la veille au soir. C’était la canonnade dont Angélo avait aperçu les dernières fusées à l’aube. On craignait un engagement immédiat de ce côté-là. Le 4e régiment d’infanterie à qui on avait donné de toute urgence un drapeau sarde orné d’écharpes tricolores poussait des reconnaissances sur une route qui sentait le chiffon brûlé.

Des bivouacs du Piémont-royal, on entendait la rumeur des rues, les flonflons de la musique et le cri des femmes que le fantassin reconnaît de loin. Un caporal qui avait décidé qu’on s’appelait « pas de chance » arracha la barrière d’un jardin et se mit à la dépecer à coups de hache pour faire chauffer la soupe. Il était de très mauvaise humeur. Il imagina qu’un pékin lui disait de ne pas tout casser et qu’il lui répondait : « Et ta sœur, qu’est-ce qu’elle casse ? »

L’horizon du côté de Melagnano était embourbé de fumées rousses. Le reste du ciel fut pendant toute la journée étincelant et limpide, la chaleur presque aussi lourde que celle de l’été. La rue sentait le cuir, le drap d’uniforme, la chaussette russe, la poudre de riz détrempée par la sueur et le camphre, car on avait sorti des redingotes bien conservées et même historiques.

« Ce qu’on appelle armée piémontaise aujourd’hui n’est composée que d’officiers de luxe », se dit Angélo et il regarda les soldats. Ils étaient maigres, fatigués et surtout mélancoliques. Ils ne se déridaient pas. Pour faire moderne, les jeunes déesses de la Haute étaient venues agacer la compagnie qui campait sur la place du Dôme. Elles avaient été mal reçues, c’est-à-dire timidement. Les montagnards de Coni ne comprenaient pas les prérogatives des libérateurs ; ils regrettaient d’ailleurs l’air frais des Alpes. Les demoiselles retournèrent à leur monde. Elles furent remplacées par des bonniches qui obtinrent quelques sourires gris.

Angélo entra chez un pharmacien pour faire panser convenablement sa blessure de la tête.

— Vous vous êtes battu ces jours-ci, Monsieur ?

— Non, dit Angélo, je suis entré un peu brutalement dans une porte.

— Une porte en fer, sans doute ? dit le pharmacien en lavant la plaie.

Mais il montra qu’il avait compris.

Angélo dormit d’abord vingt-quatre heures d’affilée. Après ce tour de cadran, il se sentit un peu moins amer et tout à fait d’accord avec un lit très confortable. Il frappa avec sa botte sur le plancher de la chambre et il fit monter le patron.

— Vous n’êtes pas obligé d’avoir confiance en moi, lui dit-il. Voilà deux louis d’avance. Si nous sommes contents l’un de l’autre, nous y trouverons chacun notre compte. Je veux dormir et manger : un point c’est tout. Dormir, c’est mon affaire ; manger, c’est la vôtre. J’aime les abats. Faites-moi des rognons, des ris, du foie en brochette, des tripes avec de la tomate et du fromage. Quand j’en aurai assez, je vous le dirai et nous passerons à un autre genre d’exercice. Je veux de l’eau fraîche, du vin d’Asti et vous m’achèterez cinq paquets de petits cigares.

— C’est tout à fait dans mes cordes, dit le patron. Monseigneur peut roupiller comme un Suisse, je m’occupe de lui.

À un point tel qu’une femme de chambre dodue entra sans frapper et murmura d’une voix de gorge :

— Dites donc, jeune homme, vous ne vous en faites pas du tout…

— J’ai dit dormir, répondit Angélo en entrouvrant un œil.

Elle sortit sur la pointe des pieds. Elle avait vu les épaules nues. Ce monsieur ne devait pas être en peine d’avoir gratuitement ce qu’elle vendait.

— C’est une erreur qui ne se reproduira plus, dit le patron en montant les brochettes de foie d’agneau. Je vois maintenant ce que c’est : vous voulez une sérieuse mise au vert. Ne me jugez pas sur un impair, je suis votre homme. Et savez-vous pourquoi ? C’est que je voudrais me purger exactement comme vous. Le monde est monde et c’est bien ce que je lui reproche. Si je n’étais pas obligé de faire marcher la boîte, vous verriez ça. Le fait est qu’actuellement, ça ne marche plus. Ça court. Ça serait dommage de se négliger.

— Tenez-moi compagnie pendant que je mange. Servez-vous un peu de vin. Et quelles sont les nouvelles ? dit Angélo.

— Les vraies ou les fausses ? il y en a pour tous les goûts. L’armée autrichienne a cessé d’exister. Quarante mille prisonniers se sont courbés devant la grande épée de l’Italie. Radetzky a eu les deux jambes fracassées ; il a été attaché à la queue de son cheval et traîné aux applaudissements de l’armée. Vérone s’est rendue. On s’est emparé de tous les drapeaux, canons et bagages de l’ennemi. Le nombre des morts n’est pas encore connu. L’armée piémontaise a bougé avec beaucoup de précautions. On a vu partir avant-hier de fortes patrouilles dans la direction de Lodi. Elles sont retournées précipitamment hier soir. Il paraît que l’armée autrichienne occupe les ponts sur l’Adda avec beaucoup d’impolitesse et de résolution. Les soldats parlaient de brutalités.

Au bout de trois ou quatre jours, Angélo prit plaisir à se balader un peu, toujours tout nu, dans sa chambre. La chaleur était venue d’un coup. Les moellons froids sous la plante des pieds et les petites langues de vent soufflant à travers les persiennes le caressaient agréablement. Il retrouvait ensuite avec plaisir sa couverture de laine, ses petits cigares et l’ivresse du sommeil. Le patron en était à des fricassées de tête de veau et parlait de coq au vin.

Après le coq au vin, son inspiration sembla fléchir. Il était d’ailleurs très occupé.

— Ils sont tous comme vous, en train de se faire passer quelque chose qu’ils ont sur le cœur, dit-il, avec de petits moyens, mais c’est tout comme. Eux, c’est du gros rouge, du bœuf en daube et un doigt de cour sous les jupons de Martha. S’ils pouvaient se payer du sommeil !… Mais c’est du luxe.

On entendait chanter les soldats et la fille crier avec une conviction très bien imitée. Chacun de ses cris provoquait de gentils « hourras » où il y avait également beaucoup de bonne volonté.

Angélo se fit acheter des chemises propres. Enfin, il s’habilla dans l’idée d’aller un peu se requinquiller en vêtements convenables. Sur sa veste de velours, le sang n’était plus qu’une saleté.

Les rues étaient pleines d’officiers en train de se faire admirer. Les plus maigres et qui avaient consacré beaucoup d’argent à leur uniforme étaient solitaires et marchaient d’un pas très viril, comme pressés de se rendre à un rendez-vous important. Les plus aristocratiques ne jetaient même pas un coup d’œil sur les femmes. Ils avaient l’air de dire qu’ils allaient désormais s’occuper d’un travail jusque-là mal fait. Ils composaient néanmoins leurs mouvements de dos, de fesses et de nuques, comme les paons mâles. D’autres se promenaient par groupes de quatre ou cinq, avec des audaces moins raffinées. Tous, le doigt à la moustache comme à une détente de fusil.

Angélo alla chez un tailleur chic se commander une veste à la planteur vert myrte et des pantalons en drap fin. Il essaya des bottes. Il acheta un chapeau pour porter à la main : son front n’était pas encore guéri. Il en avait assez des feutres à la Verdi ; il prit un Bolivar à bords durs.

On l’aurait beaucoup étonné si on lui avait dit qu’il sacrifiait lui aussi à la parade. En réalité, il ne voulait pas faire « ancien combattant ». Il en voyait partout qui arboraient fièrement des haillons sanglants. Est-ce que tous ces gens-là ne pouvaient pas prendre cinq minutes pour se débarbouiller et mettre du linge frais ? Il ne se souvenait pas d’avoir jamais rencontré autant de héros. Avec le quart des vertus qu’on voyait briller dans tous les regards, il y avait de quoi construire cent Italie.

Il se fit raser la barbe. Pendant qu’il était sur le fauteuil, des vivats éclatèrent dans la rue. Il sortit sur le trottoir, la serviette au cou, avec les autres clients et le barbier. C’était une troupe de jeunes Napolitains conduits par la princesse Belgiojoso. Cette belle femme avait maigri mais avec ses longues jambes, elle faisait encore vaillamment bouillonner ses jupons populaires. Toutes les voitures étaient arrêtées sur le passage du cortège. La princesse portait elle-même, déployé, un grand drapeau aux couleurs italiennes. Dans les fenêtres et sur les balcons s’agitaient d’innombrables mouchoirs.

« Je suis vraiment sur le théâtre des opérations », se dit Angélo.

— Vous avez foutu un fameux coup de pied à l’armoire à glace, lui dit le patron quand Angélo rentra à l’auberge dans son costume neuf. Parlez-moi de ça ! Et qu’est-ce que vous allez faire de votre vieille veste ? Donnez-la-moi. Vous savez que, sur le velours, le sang ne s’en va plus.

— Quel bonheur, dit Angélo, je la ferai encadrer !

— Sans blague ! C’était mon idée, dit le patron. Je reconnais que, dans les familles, ça peut rendre des services, surtout si on veut que le lit conjugal n’empiète pas sur les prérogatives, mais, dans le commerce, et dans le mien en particulier, vous n’imaginez pas jusqu’où ça peut aller. Je vous en offre quarante sous.

« Tu es toujours trop raide, se dit Angélo. Pourquoi cette veste ne ferait-elle pas une bonne enseigne de cabaret ? »

Il la céda pour des pieds de porc farcis.

Il prit ses repas dans une petite salle réservée qui donnait sous une treille, dans la cour. Pendant qu’il mangeait, la femme de chambre dodue vint rigoler devant la fenêtre avec le garçon qui livrait la bière.

« Elle n’est pas mal, se dit-il, et elle sait présenter une fort jolie gorge. C’est mieux que de marcher drapeaux déployés devant des jeunes gens qui vont se faire saler les côtes. J’ai été injustement grossier l’autre jour. »

Quand le brasseur eut fini de rouler ses barriques, Angélo appela la demoiselle.

— Vous ne me reconnaissez pas, lui dit-il, parce que j’ai fait raser ma barbe. Je suis celui qui voulait dormir. Je vous l’ai dit sans ménagement et je le regrette. Faites le tour par la cuisine et venez me pardonner en buvant un verre de vin avec moi.

Elle s’appelait Lucia. Elle était d’Alagna, au pied du Mont-Rose. À part les quelques phrases fanfaronnes qui étaient les outils de son métier et qu’elle prononçait avec un bon accent, elle parlait lentement, et de sentiments naïfs, comme les filles de la montagne.

— Pourquoi as-tu été si aimable avec moi ? lui dit-elle un matin où l’on entendait roucouler les pigeons. J’ai par chez nous un amoureux bien tendre aussi, mais il n’a pas tes yeux noirs, cette peau si fine avec lesquels on a le droit d’être brutal. Je n’ai pas compris tout ce que tu m’as dit mais c’était très doux de l’entendre. Les hommes ne me font pas la cour, d’ordinaire.

— C’est qu’ils se trompent sur ce qu’ils veulent, ou alors ils ne veulent rien, dit Angélo.

— Oh ! si, dit-elle, ils veulent ce que tu as mais ils peuvent se fouiller !

Angélo se disait : « J’ai besoin d’un peu de conversation acide. Il faut aller voir ma mère. Peut-être qu’elle est encore à La Brenta. »

Il acheta un cheval et l’essaya sur le Corso. Ce cavalier vert fut très remarqué. Il avait l’air bourru ; il s’était enfoncé le Bolivar jusqu’aux oreilles pour cacher le pansement qu’il portait encore. Il fut honoré de beaucoup de salutations d’ombrelles qu’on abaissait pour le regarder passer.

Le matin du départ, Lucia l’attira dans un coin de l’écurie et lui dit :

— Je vais te parler comme à un frère. Une dame te le cacherait, mais moi, je te l’avoue : tu es exactement ce qu’il faut à une femme. C’est rare et ça se paie. Fais-toi craindre.

Elle s’arrangea pour verser quelques larmes.

Angélo prit la route de Suisse. Des nuages gonflés de lumière voyageaient aussi. Le printemps était dans sa fleur. Les trembles brasillaient comme des miroirs à alouettes. L’argent des feuilles était si lisse qu’il reflétait le bleu du ciel. À la place des montagnes encore couvertes de brumes, ces reflets portés par d’innombrables rangées d’arbres installaient un horizon sans limite.

Angélo resta longtemps au pas, tout au plaisir d’être balancé par le cheval. Les feuillages glissaient à côté de lui, avec les murmures et les lueurs d’un ruisseau qui court sur des galets. Dans les hauteurs, les villages s’enroulaient en coquille de limaçon autour de vieux clochers couronnés de lilas d’Espagne. Sur les premiers ressauts de la plaine, les bourgades étaient au soleil des arcades crépies de pourpre et pavoisées de lessives. Des fermes, toute paille dehors, couvaient des moutons et des charrettes bleues dans de petites bauges de terre rose. Il n’y avait pas de vent, mais les friches, couvertes de bourrache, de coquelicots, de pâquerettes, de centaurées, s’éteignaient quand passait l’ombre des nuages, puis se rallumaient comme des braises sur lesquelles on souffle.

Angélo, bercé par le craquement de la selle neuve, le cliquetis de la gourmette, le bruit sourd des sabots dans la poussière, apercevait, du haut des levées de terre, au-delà des arbres, le vert noir du trèfle, le vermeil du blé en herbe, le violet des labours, le blond des avoines, la braise des landes, l’écaille des toitures, les carreaux bleus des rizières qui allaient se fondre dans le gris de l’horizon. Le cheval mâchonnait son mors et pointait les oreilles.

On était allé attacher, sans le moindre respect pour les événements politiques, des drapeaux de toute sorte, même de simples jupons de couleurs vives, ou des étoffes dont les rayures étaient gaies, à la cime des peupliers les plus hauts. À l’entrée des chemins qui conduisaient aux domaines naguère occupés par les Autrichiens, des capotes de soldats, des casques, des armes blanches cassées étaient abandonnés dans l’herbe.

La cloche d’un monastère sonna.

Angélo mit son cheval au trot.

Il mangea sous une treille, dans un petit bouchon de campagne, après l’embranchement de Parabiago. Une grosse femme lui fit de la fricassée de gorge de porc sur des charbons de bois.

Pendant que, jambes croisées, il fumait un petit cigare, il vit passer des traînards de l’armée piémontaise.

Il reprit sa route. Au bout de quelques lieues, le paysage changea. Les nuages soulevés découvraient les montagnes. On voyait l’ouverture sombre des vallons. Les bouleaux et les trembles avaient disparu, remplacés par de grands chênes au sommet desquels flottaient de petits drapeaux rageurs et réglementaires. La terre ocre, couverte de cailloux, dissimulait dans sa couleur des maisons basses construites en galets, sur les murs desquelles courait une irisation exactement semblable à celle de l’herbe.

Angélo approchait, avec le soir, de ce qui semblait être une agglomération de ces maisons silencieuses quand il fut dépassé par un cabriolet qui marchait grand train. Quelqu’un se pencha hors de la capote et lui cria des mots incompréhensibles.

En arrivant sur la place du village, il s’entendit appeler de la porte d’une auberge.

— Entrez ! (C’était Lecca.) Je ne vous ferai pas l’injure de vous donner des explications, dit le général.

— Moi non plus, dit Angélo.

— Je vous ai reconnu tout à l’heure à votre veste verte. On m’en avait parlé.

— Personne ne me la connaît.

— On vous a vu sur le Corso. Vous ne passez pas inaperçu, mon vieux. Les dames vous ont à l’œil… Quand on m’a décrit le phénomène, j’ai dit : « C’est lui. » Du diable si je pensais vous rencontrer. J’avais cependant des reproches à vous faire. Pourquoi ne m’avoir pas dit qui vous étiez ? Si je l’avais su, nous n’en serions pas où nous sommes. J’étais trop seul, obligé de me méfier de tout le monde. Il ne m’a manqué qu’un fidèle Achate.

— Je ne vois pas ce que mon nom aurait changé ?

— Tout. Dans le boulot qu’on était en train de faire, il ne faut jamais croire à ce qui crève les yeux. On voit des types courageux : il faut toujours se demander pourquoi ils le sont et quelle est leur idée de derrière la tête… C’est au moment où l’on a le plus besoin d’eux qu’ils vous claquent dans les doigts parce qu’en réalité ils se sont toujours occupés de leurs oignons et pas des vôtres. Un nom, mon vieux, c’est énorme ! C’est une marque de fabrique. Qu’est-ce qui fait qu’on va acheter du fer chez un tel plutôt que chez tel autre ? C’est que là où on va, de notoriété publique il n’y a jamais eu de paille. Non, si j’avais su, vous auriez vu le travail !

— Celui que j’ai vu n’était pas mal, dit Angélo.

— Ne soyez pas méchant. Comment vous en êtes-vous tiré finalement avec ces papiers, qui d’ailleurs existaient ? J’étais résolu à vous défendre, si vous les aviez rapportés, à vous faire un rempart de mon corps. À ce propos on m’a raconté sur vous des trucs épatants.

Le général était très à son aise. Les paysans regardaient avec admiration la croix de Napoléon qu’il portait sur sa redingote. Il avait réussi, grâce à elle, à faire servir du vin et, ma foi, pas mauvais, dans ce caboulot qui semblait être surtout approvisionné en grosses mouches bleues.

— Avez-vous finalement réussi à mettre le prince en boîte ? demanda Angélo.

— Comment, vous ne savez pas ? Mais, premièrement il n’est pas prince !

— Je sais. Il ne s’en cache pas. Il me l’a dit.

— Ah ! Il vous a fait le coup, à vous aussi ? Il fait des pieds et des mains pour qu’on lui donne un titre qu’il refuse ensuite avec orgueil. Enfin, c’est très compliqué. Et il n’est pas le seul. Ils sont tous à se démancher le tracassin pour trouver moyen de péter plus haut que leur derrière. Mais, avec son système de prince, à lui le pompon. Il est en réalité je ne sais quoi, disons rentier, et il passe pour être un modeste que la vox populi replace par force à son rang : le premier, bien entendu. Mais, ce qui m’étonne c’est que vous ne sachiez pas ce qui m’est arrivé ? Pendant trois jours, j’ai été général en chef des forces du gouvernement provisoire de Milan !

— C’était une situation.

— C’était une situation dans laquelle je pouvais faire beaucoup. Mais vos petits copains piémontais sont arrivés.

— On les a assez attendus.

— Je ne leur en veux pas. Ils ont été corrects. J’ai vu Passalacqua. C’est un type bien. Il est, je crois, chef d’état-major ; c’est du moins ce qu’il prétend, et il doit y avoir du vrai parce que je l’ai vu donner certains ordres qu’il aurait mieux fait de garder pour lui, mais c’est une autre histoire. Le fait de savoir tourner sept fois sa langue dans la bouche !… Il m’a dit…

« J’ai vu Bentz aussi. Sorti de la cuisse de Jupiter, celui-là. Installé au château, réclamant à cor et à cri les appartements du feld-maréchal, gueulant comme un veau. Qu’est-ce que c’est, ce type-là, vous qui êtes son compatriote ? Mais je ne vous ai pas dit le plus beau : Passalacqua qui a avalé son sabre et l’autre, le mal embouché, aux prises avec les Milanais, qu’est-ce que je dis ? avec la quintessence des Milanais, ceux qui avaient réussi à sortir du lot en se roulant réciproquement dans la farine. Et ça alors, mon vieux, en fait de vacheries, qu’est-ce que j’ai vu ! Enfin, le gouvernement, quoi ! »

— Le Piémont est pauvre. Nous manquons sûrement de finesse mais nous avons du caractère.

— Tu parles ! Vous êtes gentil. Appelez ça caractère si cela vous convient ; chez moi ça s’appelle un solide appétit. Je sais très bien que ce n’est pas pour nos beaux yeux… Un vieux singe… mais doucement les basses, un peu de pudeur ! Pas tout le premier jour. Un enfant de quatre ans… Ce n’est plus de la finesse, mon vieux. Ça s’apprend sur les bancs de la maternelle. Ils n’avaient qu’un mot à dire. J’étais là, moi. Ils ne l’ont pas dit. Je leur aurais montré comment ça se goupillait. Au lieu de ça : la fraternité des armes ! La fraternité, mes enfants, ça se discute, comme tout.

Angélo fit une déclaration de républicanisme.

La nuit était venue.

— Allons pisser, dit le général.

Le ciel limé de vent était blanc d’étoiles. À l’horizon du sud, des lueurs roussâtres palpitaient.

— Restons dans cette baraque, dit Lecca, nous sommes les maîtres. Les gens du bistrot n’ont jamais vu de veste comme la vôtre (moi non plus d’ailleurs !) et ils m’ont entendu dire que je suis général. Ils vont nous soigner comme des coqs en pâte. L’autre patelin est au tonnerre de Dieu ; on m’a prévenu à la poste. Je vous ai, je vous tiens. C’est une aubaine. Le hasard fait bien les choses. J’ai beaucoup à vous dire et du sérieux. En un mot comme en cent, j’ai foutu mon froc aux orties. Dites donc, hein, je suis allé à Moscou avec le bicorne et j’en suis retourné. À changer de maître, tant qu’à faire… Mais il faut que je vous fasse venir ça de loin. Mangeons d’abord.

Les paysans étaient terrorisés à l’idée de servir un repas et de préparer des lits à ces deux messieurs qui parlaient familièrement des grandes choses. Enfin, ils se résignèrent.

« Me croit-il particulièrement doué pour être dupe ! se demandait Angélo. Est-ce ce qu’on appelle une âme de chef ? Des gens comme lui ont baladé l’armée française aux quatre coins de l’Europe mais ils étaient servis par des paysans semblables à ceux qui viennent de nous servir un si bon dîner sur une nappe blanche. Etc. »

— Voilà Pavie, dit le général en repoussant l’assiette sur laquelle il venait de manger son fromage. Voilà Lodi. Et cette bouteille est Vérone. Je vous parle à cœur ouvert. Savez-vous ce que faisait Bentz quand je suis parti de Milan ? Il engageait ses fantassins là ! Il fourrait son train des équipages ici. Il envoyait sa cavalerie aux fraises de ce côté, et ses pontonniers, ses pontonniers et tout le bazar… Il y a cinq cours d’eau à traverser pour une campagne de grande envergure ; qui ait de la gueule ; une campagne dont on puisse dire : c’est tapé. Ses pontonniers, savez-vous où ils sont ? Moi non plus. Il n’y en a pas ! Je n’en ai pas vu. Et quand je dis je n’en ai pas vu, c’est le spécialiste qui parle. Je suis allé sur les lieux. On a chanté victoire. Nous avons pris Lodi. Nous, d’abord, c’est beaucoup. Mardi dernier, un type qui s’appelle Manara – qu’on m’a dit être le fin du fin du héros parce qu’il a laissé soi-disant femme, fille et les joies de la vie (tu parles ! Comme si ça n’était pas justement les joies de la vie pour le signor Manara de bazarder femme et fille contre un bon quelque chose ; enfin, passons) – le type, donc Manara, m’a amené cent vingt-neuf jeunes gens armés de couteaux de cuisine (je ne blague pas) en vue de poursuivre les Autrichiens. Je cite ses propres paroles. Cent vingt-neuf, pas un de plus. Il avait appelé ça : Armée des Alpes. Enfin, bon. Nous avons pris Lodi. Je réponds : « Parfait, je vais voir. En route ! » Sur quoi je tombe tout de suite ? Des mules qui s’en retournent, et, dans les cacolets, des morts ! Je dis : « Qu’est-ce que c’est que cette nouvelle méthode de balader ces braves gens ? Ils sont mieux allongés par terre ! – Ah ! me dit-on, mais c’est des officiers ! – Ah ! je réponds, et vous croyez qu’ils vont resservir ? » Je n’avais pas fait deux lieues que cette fois c’est une charrette avec un grand type allongé sur de la paille : le général La Marmora qui vient de se faire enlever le menton. S’il ne l’avait pas porté si haut, la balle lui serait passée sous le nez. Voilà ce qu’on gagne. Près d’un pont, une compagnie, l’arme au pied, le sergent la pipe au bec. « Qu’est-ce que vous foutez là ? – On a pris un pont. – Et alors ? – On le garde. » Qu’est-ce qu’ils veulent faire d’un pont ? Des conserves ? Les Ostrogoths sont à Pampelune. On a pris Lodi pourquoi ? Parce que les Autrichiens s’en foutent de Lodi. Ce qui les intéresse, c’est Vérone. Lodi se prend tout seul. Deux fourriers avec des crayons et des cartables. Le père Machin, là, comment l’appelez-vous ? Radetzky, c’est loin d’être une andouille. Si on se borne à le suivre, il fait front avec son arrière-garde. Vous croyez que, si on ne le force pas, il va engager une bataille rangée avec ses calèches pleines de vaisselle, de femmes et d’enfants qu’il traîne après lui depuis l’évacuation de Milan ? Il pousse tout ça le plus vite possible vers les forteresses, le quadrilatère lombard, Peschiera, Vérone. Une fois là, mes enfants, vous pouvez courir, et en sens inverse. La cavalerie qui est ici, c’est là qu’elle devrait être. Et pas pour jouer de la trompette. Lanciers, dragons, hussards, cuirassiers même, tout ce qui a un canasson entre les jambes : je lance tout, cinquante escadrons en fourrageurs extra-légers, pas de vivres, débrouillez-vous, du sabre, de la cartouche, et au galop. Il n’y a pas trente-six ordres à donner. Foncer, et dans le flanc jusqu’à ce qu’on dise merde. Mon infanterie, je ne vais pas lui faire perdre son temps à charrier du général dans des charrettes. Marche ou crève. Dans quatre jours elle est ici. Alors, là, on rigole. J’amène mon artillerie… Qu’est-ce que vous en dites ? Parlez-moi de vous.

— Vous m’embarrassez, dit Angélo. Je ne suis pas un stratège. Je ne suis pas non plus de votre avis sur mes compatriotes. Ce sont de braves gens et des gens braves. Il me semble que vous avez raison sur la tactique. Mais c’est le roi qui commande. Pour s’en débarrasser maintenant, il faudrait être fou, c’est-à-dire ne pas calculer. Or, nous sommes aussi Italiens que les Milanais. N’est-ce pas ce qui légitime notre idée de l’unité, d’ailleurs ? Supprimez Charles-Albert, et tous nos généraux vont faire des comptes d’apothicaire, nos officiers vont prendre parti, on combinera jusqu’aux avant-postes. Nous serons encore plus loin de votre charge à tombeau ouvert. Pour ma part, votre procédé est celui que je préfère. J’aimerais charger.

— Parlez-moi de vous, répéta le général.

— C’est un sujet que je connais encore moins bien que le précédent. Certaines choses me font plaisir, d’autres me laissent froid ou m’ennuient. Je m’efforce de faire plus souvent les unes que les autres.

— L’Italie ?

— Je l’aime.

— Ajoutez « beaucoup » et fermez boutique ?

— Non. Je l’aime sans restriction. Je me demande seulement si elle sera aussi belle que ce qu’on croit.

— Soyez ministre, vous la pomponnerez. C’est le moment de planter des jalons.

— Je n’ai pas l’âme d’un planteur de jalons ; ni d’un ministre.

— Diable ! Être plus, c’est beaucoup, mais ça me botterait encore mieux. On peut les planter pour vous, ces jalons. Les Piémontais en ont pour six mois. Après, ratiboisés ! Si on s’en lave les mains, la guerre risque de finir sous les murs de Turin. Ce qu’il faudrait (pas tout de suite, mais dans quelque temps), c’est un type à qui le peuple puisse penser quand il rêve. Cincinnatus ; mais bel homme, parce qu’il y a des dames et des enfants. À quinze ans, les enfants réclament des gibernes quand un zèbre leur plaît.

— Je ne me vois pas dans le rôle de Cincinnatus. Je ne me vois dans aucun rôle.

— Si le public vous y voit, ça suffit. Il ne s’agit pas de se décarcasser. Il ajoute toujours ce qui manque.

— Il ne me convient pas d’être fabriqué de cette sorte. Je ne blâme personne. Je ne suis pas moi non plus un monstre de vertu. Si vous avez besoin d’un cavalier pour votre fameuse charge, je suis votre homme. Le reste m’ennuie. Un point c’est tout.

— Vous avez beaucoup d’amis dans l’armée piémontaise.

— Vous m’étonnez.

— C’est un fait. On m’a parlé d’une affaire récente où vous avez joué un rôle en or. Si le mot de rôle ne vous plaît pas, disons que vous vous êtes bien conduit ; pour moi, c’est kif-kif. Les lanciers disent que vous avez envoyé ad patres quelqu’un qui se faisait passer pour un lancier. La formule est jolie et maintenant qu’ils l’ont trouvée, ils voudraient se justifier devant vous. Un type devant qui un corps de cavalerie veut se justifier, c’est pas rien !

Le lendemain matin, on attelait le cabriolet. Angélo était déjà en selle. Le général vint à sa botte.

— Alors, vous fuyez ? dit-il. Pauvre France !

— Je ne fuis pas, je vais chez moi, à La Brenta.

— La Brenta ! Mais, dites donc, c’est à Venise !

— Ma mère a été très heureuse un jour sur les rives de La Brenta. Depuis elle a donné le nom à notre terre ancestrale. Nous sommes très habiles dans la famille quand il s’agit de prolonger notre bonheur.

— On m’a parlé précisément de votre mère…

Angélo sourit à l’idée d’une conversation de finesse entre sa mère et le général.

— … j’avoue qu’elle me fait peur. Et c’est de quel côté votre… pseudonyme ?

— Dans la montagne, sur les bords, non pas d’un fleuve patricien mais d’un torrent qui s’appelle Mastallone, comme un voleur de grand chemin.

— Bon. Eh bien, moi je vais en Suisse, tâcher de parler à quelqu’un de compréhensif. Malheureusement, pas de votre taille.

Angélo le laissa filer. Il coucha, le soir, dans une belle bourgade sévère qui vivait, sans faire de bruit, au milieu d’une forêt d’yeuses. Le jour d’après, en descendant vers le petit lac d’Orta, il traversa des champs de narcisses. Enfin, il entra dans un corridor de la montagne. Cette vallée, comme celle d’Aoste, abritait encore quelques lépreux, ou, tout au moins, des gens qui faisaient courir ce bruit pour vivre à l’abri de la police dans des cabanes de pierre sèche. Les jardins qui entouraient ces cabanes étaient fort beaux. Les tapis de fleurs de toute sorte et, notamment, de pois de senteur démesurés en feuillages et en couleurs marquaient sur les pentes abruptes de minuscules emplacements de liberté.

En retrouvant ces lieux, Angélo respira l’air du pays, et même un peu plus.

Les petits vignobles, soutenus par des murettes, escaladaient les flancs de la montagne. Les canaux de bois couraient sur le sommet des rochers, tout ruisselants d’eau blanche. Les forêts étaient pendues aux parois des vallons, comme des toisons de bêtes. Les bruits les plus légers frappaient des échos profonds.

Les villages couverts d’écorces ou de pierres plates, dissimulés dans les pierrailles, dressaient la tige mince de longs clochers transparents.

Quand le chemin quittait le fond de la vallée pour passer au-dessus de gorges trop étroites ou d’effondrements, Angélo apercevait en bas des hommes et des femmes penchés comme des fourmis sur le foin de printemps. Dans les hauteurs de la montagne, il entendait chanter un muletier solitaire qui avait peur en plein jour. Il rencontrait des calvaires avec des Christ du Midi, à barbe rouge, pleins d’orgueil physique, comme constamment nourris de viande et sur lesquels les saintes blessures avaient l’air de traces de fard. Il connaissait tous les ex-voto beaucoup plus réalistes qui, à la corne des bois, dans les champs, au bord de la route, faisaient la croix à l’endroit où quelqu’un d’ici-bas avait été frappé de mort subite, accident ou assassinat.

C’est ici qu’il avait eu ses premières idées.

Il ne trouva pas sa mère à La Brenta. Elle était partie pour Turin.

CHAPITRE IX

Angélo passa plusieurs jours dans les voluptés de la paix.

« Le mot n’est pas trop fort, se dit-il. C’est à la lettre le plaisir que j’éprouve en compagnie de femmes passionnées pour le présent, comme cette petite montagnarde de Milan qui, en fin de compte, m’a fait une déclaration honorable. Je respire en leur parlant. Quelle révolution pourra jamais me donner des plaisirs semblables ? »

Il était amoureux de tout ce qu’il voyait.

« Mais, poursuivait-il, une révolution peut me priver de ce bonheur qui ne gêne personne. Il suffit d’un calculateur comme ce Borroméo qui veut être prince à tout prix, ou simplement du garçon boucher de Brescia qui a ses idées sur les façons de rire et qui pourrait bien avoir l’esprit un jour de faire tomber son couteau entre deux montants de bois. »

Il faisait des promenades dans les rochers qui soutiennent le château. Ces granits entassés sur plus de cent cinquante mètres de haut dominent une gorge où bouillonne l’eau du Mastallone et un bois de hêtres célèbre dans la région. Ces arbres, enracinés dans des prés spongieux, poussent leurs rameaux jusqu’à des hauteurs qui donnent le vertige. Les ramifications extrêmes, souples comme des fils, étaient roses de printemps et constellées de petits bourgeons vernis.

Comme tous les amants, Angélo voyait plus qu’il n’y en avait. Le vent remuait cette dentelle de soie brillante de soleil, mais il fallait être bien naïf pour en avoir des bouffées d’orgueil.

Un après-midi, Angélo monta sous les combles. Il y avait là des chemins qu’il suivait, chaque fois qu’il venait à La Brenta, notamment un étroit escalier qui permettait d’accéder à la plate-forme d’une tour. Il entendit les cris d’un cocher qui excitait ses chevaux, sur le raidillon du château. Il mit le nez à une meurtrière et il vit déboucher sur la terrasse, en bas, un coche de voyage d’où descendirent un homme aux jambes fines et une femme ballonnée de jupes. Il reconnut Carlotta et son mari.

Carlotta s’habillait toujours d’étoffes légèrement citron. Cet artifice suffisait à donner un sang charmant à ses joues. Elle avait le plus beau teint pâle de tout le Piémont. Elle savait aussi que ce rien d’acidité faisait valoir ses cheveux bruns coiffés à la duchesse de Berry. Sa bouche un peu large et sur laquelle la moindre émotion tremblait, contrastait de façon piquante avec ses yeux d’un beau noir qui paraissaient ennemis des sensations réelles. C’était une âme altière par contrat, mais disposée par nature à la tendresse ; hélas ! disait-elle.

Son mari, le comte Gianpaolo d’Aché, s’appliquait à souligner de vêtements étroits une sveltesse élégante. Malgré ce qui devenait ainsi de la maigreur, il avait le visage poupin d’un blond, mais d’un blond spirituel pour un homme. Fou d’honneur, il allait le chercher dans des endroits où il était seul à en trouver. Quand il entrait dans un salon, on mettait la conversation sur la pluie et le beau temps. Cette précaution n’empêchait pas de vilaines affaires. Ceux qui croyaient le comte d’Aché gêné aux entournures par l’étoffe qui moulait ses os déchantaient rapidement. Il se précipitait aux rencontres avec une bravoure inconsciente, sans rien perdre d’un regard enfantin et comme sincèrement repentant. Il aimait beaucoup ses longues moustaches souples.

— Vous voilà défiguré, dit-il, en regardant la blessure d’Angélo. Les plaies au front ne s’effacent plus et la cicatrice restera vilaine. Elle va rougir comme un stigmate à la moindre émotion. Vous allez être une horreur.

Carlotta mit ses gants devant ses yeux.

— As-tu perdu beaucoup de sang ? dit-elle.

Carlotta avait passé une grande partie de son enfance, et celle qui compte pour le caractère, au château de La Brenta. Sa mère, Mme de San-Martino, était, disait-on, l’amie de cœur de la duchesse Pardi. Autant la duchesse était constamment au service de nerfs exquis et redoutables, autant la mère de Carlotta était dans un perpétuel négligé d’odalisque. « Une femme n’a pas d’amie, disait la duchesse, elle n’a que de la clientèle. Caroline de San-Martino se fournit chez moi de tout ce qui lui permet de venir à bout de son mari. »

Ce mari, lugubre à force de prudence, se fit tuer le 5 février 1831 à Modène en criant : « Vive la liberté ! » sous les fenêtres du prolégat pontifical. Bien qu’on ait trouvé le cadavre ceinturé des gibernes du simple soldat, la police voulut avoir le fin mot d’une imprudence si insolite. On découvrit que San-Martino fréquentait les ventes de carbonari depuis de nombreuses années ; qu’il n’y avait jamais dit un mot plus haut que l’autre mais qu’il avait, sans aucun doute, résolu au couteau (et peut-être même « avec les dents ») pas mal de situations délicates, notamment l’expédition d’un inspecteur général des armées autrichiennes dont la mort jusque-là avait été attribuée à un écart de cheval sur le pavé glissant de Turin. Le bruit courut que Coriolano de San-Martino était un ambitieux. Le parti contraire en fit un héros populaire.

— Le fin mot, je le sais, dit la duchesse, mais il n’est pas pour ce roi affamé qui mange le maïs de ses poules.

— Tu devrais me le dire, répondit Caroline. Ma situation est horrible. Il y a une cour à Turin et c’est le seul endroit au monde où il soit permis à une veuve de danser un peu. Je ne tiens pas à valser ; tout au moins, je peux attendre encore quelque temps, mais, quel mal y a-t-il à faire aller mes jambes sur un peu de musique, même sous forme de mazurka ? Veux-tu que je te le dise ? J’ai besoin de conversation et de conversation aimable. Je ne suis pas comme toi : dès qu’on agite les grandes questions, je fronce les sourcils. Je vais vieillir avant l’âge. Tu me vois avec des rides ? Surtout celles qui se forment au-dessus des yeux ? Je n’ai pas comme toi le visage romain. Tu parles de liberté, mais quoi ? Et la mienne ? Je ne vois pas pourquoi ce pauvre Coriolano qui dort du sommeil du juste pour l’éternité se formaliserait parce qu’un homme bien élevé me tient la main et m’enlace la taille. Enfin, j’en ai assez d’être regardée, et d’un œil féroce, tous les matins quand je suis encore en chemise de nuit, par ma fille qui est moins une fille qu’un petit singe et qui te copie jusqu’au regard que tu as en ce moment. Vous êtes terribles avec vos révolutions ! Vous n’êtes jamais contents. Eh bien, nous non plus !

— Tu as raison, dit la duchesse. Il faut que tu saches : Coriolano s’ennuyait. Répète-le, je te le permets et ta fortune est faite. Maintenant, écoute, nous sommes assez intimes pour faire d’une pierre deux coups. Tu vas voir que je suis loin de vouloir la mort du pécheur. Donne-moi ta fille. Elle te gênerait pour fréquenter les gens bien élevés. Et cesse de porter des chemises de nuit vaporeuses.

Carlotta était une fillette maigre qui balançait de longs bras. Mais elle ne tarda pas à s’apercevoir que la duchesse était particulièrement jolie les jours où les bourrasques de vent qui descendaient des hauteurs du Cappezzone faisaient trembler La Brenta. Le château avait été construit pour une race fière et résolue. Les grandes salles du rez-de-chaussée avaient été taillées à même le roc. Carlotta découvrit un jour avec délices que, derrière la grande glace de Venise, on avait même négligé de cacher la roche vive sous un enduit quelconque. Elle fut ravie à l’idée de ce qui se trouvait ainsi caché de l’autre côté du tain devant lequel elle s’exerçait à des grâces secrètes. Elle aimait aussi l’escalier à triple révolution construit en filigrane de marbre par un architecte padouan qu’elle imaginait mort par la suite sur le gibet, puis égorgé au cours d’une sédition de Ferrare ; enfin, moine brûlé vif.

La duchesse habitait dans les bâtiments du centre. On allait à sa chambre par des couloirs contournés. C’était une si vaste pièce que les lampes n’arrivaient pas à éclairer les murs. D’un meuble à l’autre on portait des bougeoirs. La chambre de Carlotta était contiguë. Le chêne de la porte, épais cependant de trois doigts, laissait passer tous les bruits. Carlotta se défendait d’écouter, mais elle était forcée d’entendre des conversations héroïques. Elle avait aimé à la folie le long nez, les paupières tombantes et le visage gris de son père. « Je suis destinée, se disait-elle, à porter le fer dans la monarchie du Piémont. Notre République aura ses Jemmapes et ses Valmy sur tous ces petits rois et ces petits ducs, valets de l’Autriche, qui ont assassiné mon père. Dès que j’aurai de jolies formes – et je les aurai sûrement car il faut bien que je tienne un peu de ma mère – je me ferai aimer par les suppôts de la royauté, et Angélo les tuera. » Elle allait jusqu’à s’imaginer maîtresse du roi, et dans des situations fort scabreuses. Elle portait dans la poche de son tablier une petite fiole d’eau de mélisse sur l’étiquette de laquelle elle avait écrit le mot « poison ».

Elle était dans le landau de la duchesse pour la revue du polygone et elle vit le roi. C’était un pauvre obèse qui, à cheval, semblait avoir de petites jambes postiches. Son menton en sacoche pendait sous sa bouche qui bayait aux corneilles. Ses médailles et ses crachats avaient l’air de bibelots. Il passa cependant sur le front des troupes. Angélo sortant à peine de l’école n’avait pas encore de commandement. Il se tenait au premier rang du détachement carré qui flanquait les escadrons. Le bleu même de son dolman semblait d’or.

Carlotta commença à avoir des idées particulières sur le parti libéral. Elle brossa soigneusement ses cheveux tous les matins.

— Ce n’est plus toi, dorénavant, qui me gratteras sous mon corset, lui dit la duchesse. Ta mère n’a jamais rien compris aux mutations de sentiments, mais moi je t’aime trop pour courir ce risque. Je vais prendre, pour te remplacer dans cette opération, une jeune fille très jolie, mais tout en marbre, et que tu finiras par aimer quand tu te seras rendu compte que le marbre ne s’enflamme jamais. D’ailleurs, nous allons être obligées, toi et moi, d’habiter Turin de temps en temps : on va donner un commandement à Angélo. Mais tu comprends bien qu’il ne fait pas le cierge doré aux revues du roi pour les beaux yeux de la dynastie. C’est nous qui en avons besoin et nous avons, toutes les deux, notre mot à dire.

— Dès que je m’approche de lui, dit Carlotta, Thérésa me chasse en secouant son tablier, comme on fait aux poules pour les éloigner du grain.

— Thérésa voit grand. Mets-toi à sa place. Elle l’a nourri au sein. Elle a des souvenirs. Ne dis jamais à Thérésa qu’Angélo est mon fils (pourtant il l’est, je t’assure, j’en crie encore), elle t’arracherait les yeux ou, plutôt, car c’est une tigresse, elle t’arracherait l’âme. Moi-même, si je me permets un peu trop, il faut que je verrouille ma porte. Elle viendrait la nuit me poignarder, et même tourner le poignard. C’est la passion. J’en suis ravie. Il en aura au moins inspiré une.

« Je vais te dire un secret, ajouta la duchesse quelques jours après, pendant qu’on préparait la voiture pour aller à Turin : Angélo croit dur comme fer à tout ce qu’il dit et à tout ce qu’il fait. Bravo ! Mais on ne chasse pas les rois avec de la loyauté. Si tu savais la quantité incroyable de mensonges qu’il faut dire pour créer une république ! Il ne s’abaissera jamais jusqu’à ça, et ni toi ni moi ne le lui demanderons. Mentons à sa place, c’est plus simple. Nous allons recevoir des gens à Turin. Peut-être même nos invités viendront-ils la nuit par la petite porte. Si Angélo parle avec ces gens-là, il montrera son cœur et ils se moqueront de lui ; peut-être même s’arrangeront-ils pour le berner… Et tu sais où finissent les révolutionnaires bernés : à la fosse commune. Il court un danger encore beaucoup plus grave. Admets que, pour renverser le roi, il consente à mentir. Il n’est pas bête : il peut se rendre compte que c’est un moyen qui fait gagner du temps. Quand les cœurs créés pour la vérité consentent à mentir, ils ont un grand avantage. Ce qui leur reste d’innocence et de vertu en fait des hypocrites parfaits. Nous ne pourrions plus jamais être fières de lui. Tandis que nous, qui sommes des femmes, tout nous est permis, tu le sais.

— Nous ferons également mentir Giuseppe, dit Carlotta, heureuse comme une reine.

— Giuseppe, c’est autre chose, dit la duchesse. Quand Giuseppe veut se voir beau (et il veut tout le temps se voir beau), il se regarde dans un portrait d’Angélo. Il en a pris tellement l’habitude qu’il se ferait la barbe en regardant dans un portrait d’Angélo.

La maison de Turin était aussi merveilleuse que le château de La Brenta. On guettait les promeneurs derrière d’épais rideaux. Ils faisaient les cent pas sur la place. Certains étaient des bourgeois, d’autres des mouchards. Ils se ressemblaient. Il fallait user de finesse. Carlotta s’amusa beaucoup.

Par contre, elle n’aimait pas du tout les invités. Ils attendaient la nuit pour venir gratter à la porte de derrière, comme des rats. Sitôt près du feu et de la tasse de café, ils prenaient une superbe inimaginable. Ils s’adossaient à la cheminée, ils allongeaient la jambe pour faire tirer le sous-pied sur une étoffe de grand prix ; ils faisaient des ronds de bras pour montrer leurs manchettes, mais, au moindre bruit dans la rue, ou si la portière bougeait, ils se taisaient brusquement et montraient des visages qui démentaient leurs paroles. C’étaient de beaux hommes ; ils le savaient ; ils ne savaient même que ça, et parler. La révolution étant un moyen de se faire valoir, l’important pour eux était de rester vivants.

Carlotta avait beaucoup appris dans la solitude du château piémontais, notamment tout le délicieux parti qu’on peut tirer d’un complot quand on a l’esprit de le placer sur le plan de l’héroïsme. « Tu as tort, disait la duchesse. Ils ont trop envie de se montrer pour ne pas être partisans de quelques gestes, et ils ont tellement besoin de leur vie qu’ils inventent à chaque instant des précautions pour ne pas la risquer. Ce sont justement ces précautions qui nous manquent : profitons de leurs inventions. Ce serait trop bête de leur laisser le champ libre pour une petite balle devant laquelle nous n’aurons pas su nous baisser. Comment veux-tu éviter ce ridicule, pire que la mort, si tu ne sais pas de quoi ils sont faits ? »

Carlotta regarda les libéraux d’un œil critique. Elle les trouva petits, même dans l’usage qu’ils faisaient d’un orgueil cependant fort grand.

Un soir qu’il n’y avait pas réunion, des coups furent frappés à la porte de derrière. Quoique faibles, comme ces coups se renouvelaient et semblaient être un appel, Thérésa alla ouvrir. Un homme ensanglanté tomba dans ses bras. Il s’agissait d’un garçon qui, jusque-là, avait passé pour un simple amateur de gilets à fleurs. Le gilet avait été déchiré par un poignard et même fort près du cœur. Le blessé fut installé dans la chambre de Thérésa et on envoya tout de suite la petite Lavinia chez le docteur Paolo Bottachini dont on était sûr. Il arriva un quart d’heure après. Lavinia avait été arrêtée deux ou trois fois dans les rues nocturnes par des patrouilles d’argousins dont elle s’était débarrassée avec des sourires et de la candeur. La duchesse la félicita en lui caressant les cheveux pendant plus de cinq minutes. Le blessé avait perdu connaissance. Bottachini sonda ses plaies et annonça qu’il n’y avait pas d’espoir. Il prépara même tout de suite un vin d’opium. « S’il revient à lui, dit-il, il va crier, se débattre et vous terrifier par le spectacle de son agonie. Au moindre signe de reprise de conscience, administrez-lui cette potion. Soulageons ses douleurs. » Après avoir prononcé ces paroles imprudentes, Bottachini eut la faiblesse de laisser comprendre qu’il écoutait attentivement les bruits de la rue. Tout étant fort calme aux alentours, il décida de rester au chevet du moribond. La duchesse le remercia de son dévouement en insistant sur le fait qu’elles n’étaient que de faibles femmes, qu’elles pouvaient perdre un peu la tête, et elle sortit pour aller chercher des sels pour tout le monde. Elle revint affolée. « Je ne sais qui a ouvert la grande porte, dit-elle, mais il y a cinq carabiniers dans le vestibule, en bas, et j’ai vu monter dans l’escalier le shako d’un officier de chasseurs francs. Venez vite. Suivez Thérésa. Fais-le passer par l’endroit que tu sais. » Bottachini ne se fit pas prier. Carlotta épiait les bruits de l’escalier. « Ils doivent monter comme des chats, se dit-elle, on n’entend rien. » Elle attendait avec beaucoup de sang-froid. Elle préparait une phrase et un regard pour le moment où un soldat lui mettrait la main à l’épaule. Elle regrettait de ne pas avoir de couteau. Thérésa revint.

— J’ai bien compris, dit-elle, je l’ai fait passer dans la merde. Il en a pour huit jours à vomir en sentant l’odeur de ses bottes.

— Mais cela ne rattrapera pas notre maladresse, dit la duchesse. J’aurais dû comprendre tout de suite que le poignard n’est pas une arme de soldat. Ce garçon sortait d’une réunion où l’on m’a trahie ; il venait nous en prévenir. Bottachini avait l’opium tout préparé dans son gousset et je suis sûre qu’en sondant les plaies il a tout fait pour les rendre mortelles. Je me suis laissé attendrir par les yeux révulsés de ce pauvre jeune homme et, dans notre situation, il ne faut s’attendrir sur rien.

Elle essaya pendant plusieurs heures de faire parler le moribond et parfois avec beaucoup de brutalité. Il rendit l’âme entre ses bras.

Pendant les scènes qui suivirent le départ précipité du docteur, Carlotta eut souvent la nausée mais elle mit un point d’honneur à ne pas quitter la petite chambre de Thérésa. Enfin, elle se dit : « Ne soyons pas plus royalistes que le roi. Ce garçon qui a eu la force de venir jusqu’ici pouvait très bien s’arrêter chez un docteur qui n’est pas carbonaro et parler d’attentat contre sa bourse. Il a passé devant vingt sonnettes dont il aurait pu tirer le cordon. S’il est venu frapper à notre porte, c’est qu’il voulait parler et, si on lui donne maintenant le moyen de le faire, il sera content. Même si, pour lui donner ce moyen, il faut un peu se salir avec du sang. » Elle avait remarqué qu’en arrachant l’appareil posé par Bottachini, la duchesse avait ensanglanté fort haut les manches de son corsage.

Bientôt, il fut évident qu’il était vain de continuer à solliciter ce pauvre jeune homme. À la pointe de l’aube, Carlotta fut attirée vers la fenêtre par le bruit de deux chevaux qui traversaient paisiblement au pas la place San-Carlo. Elle vit arriver Angélo et Giuseppe que Lavinia était allée prévenir au quartier. Le corps fut enterré dans le jardin. Giuseppe eut la malice de soulever à la bêche un grand pan du tapis de gazon qu’il n’y eut plus qu’à laisser retomber sur la tombe. Deux heures après ces funérailles, modestes mais pleines de dignité dans le détail, Giuseppe, en uniforme d’ordonnance, conduisit le coche de voyage, toutes portières baissées, sur la route de Suse. Il ne revint que le surlendemain, vers six heures du soir. Il traversa le Corso plein de monde et rentra à l’écurie. Le coche était visiblement souillé de ces boues rougeâtres dans lesquelles on s’embourbe souvent en traversant le mont Cenis.

Bottachini fut récompensé par un billet assez long de la duchesse. « Les écrits restent, dit-elle à Carlotta. J’ai besoin qu’il ait peur pendant longtemps. D’ailleurs, il faut qu’il soit compromis. Parlons à tort et à travers de cette lettre que je lui écris. Ses patrons lui demanderont des comptes. » Après des reproches affectueux : « Vous avez bien fait de nous effrayer, disait-elle. Nous avons redoublé de soins et, une heure après votre départ, il aurait été dommage de faire appel à la petite fiole que vous aviez laissée. Le cher garçon avait repris assez d’esprit pour nous demander le service de le faire passer en France. Comme il semblait avoir un grand courage, nous avons tenté l’opération qui a réussi au-delà de toute espérance. » Suivaient quatre lignes de formules vraiment de politesse où semblait dissimulée une grande intimité.

Dans la semaine qui suivit ces événements, Carlotta resta de longues heures accroupie sur son lit et dans un charmant désordre qu’elle voyait reflété dans une glace. Elle avait un sentiment tendre. Un soir, elle descendit au jardin et elle essaya de soulever le tapis de gazon que Giuseppe avait laissé retomber sur la tombe. Mais les herbes avaient déjà agrippé leurs racines dans la terre. Elle commença à regarder Angélo avec des yeux dans lesquels la langueur qu’elle exagérait, comme une enfant, était un peu comique.

L’arrivée de Carlotta et de son mari n’était pas pour plaire à Angélo.

« Contre mauvaise fortune bon cœur, se dit-il. Il est difficile de prétendre que le château n’est pas assez grand pour les contenir, eux et moi. Ils me rétorqueraient qu’il y a trente-quatre chambres : ce que tout le monde sait. Adieu, les bonnes rêveries où je suis moi-même avec tant de délices ! »

Il fit dresser la table dans le salon d’apparat. Malgré son nom, c’était une pièce de dimensions modestes, mais où les bougies avaient un vif éclat grâce à toute une cristallerie de Venise.

— On joue sur les mots, dit Carlotta. Il y a eu des engagements d’avant-postes : on les a appelés batailles. À chaque instant on pavoise parce que trois bersaglieri ont tiré un coup de fusil sur quelque chose qu’on a pris pour un Autrichien. Quand on connaît le fond de l’histoire, il n’y a pas de quoi chanter le gloria. Marcaria était occupé par un bataillon de la brigade d’Aoste, une compagnie de chasseurs et quatre canons. Le reste de la brigade était campé au-delà du Mincio. La seconde brigade était à San Martino. Nous le tenons du petit Cervignasco qui est à l’état-major de Bava. Il a porté plus de cinquante ordres, tous contradictoires, sur le soi-disant champ de bataille. On avait placé sur la route un parti de cavalerie, chevaux au piquet gardés par deux vedettes. Des vélites polonais s’avançant à découvert tirent quelques coups de fusil sur les cavaliers. Les vedettes se replient précipitamment, les autres cavaliers se troublent, donnent le temps d’accourir aux uhlans qui font prisonniers ceux qui n’ont pas pu se sauver. On se croit attaqué par toute la cavalerie autrichienne. « Je n’ai pas vu un chat, m’a dit le petit Cervignasco et je n’ai pas vu non plus un seul officier à l’endroit où il aurait dû être. » Cela s’est passé au centre de l’armée piémontaise. Sur l’aile gauche, les tirailleurs aperçoivent une troupe de paisibles garçons meuniers ; ils les prennent pour des dragons de la garde et ouvrent le feu. Enfin, sur un coup de canon qu’on prend pour un signal, un bataillon et un régiment de cavalerie s’écartent pour laisser au reste de l’armée la place pour se déployer.

— Vous n’entendez rien à la guerre, chère amie, dit Gianpaolo. On est toujours un peu nerveux, cela se passe dans toutes les armées. Austerlitz a débuté par des grenadiers qui fusillèrent des échalas à houblon pendant plus de deux heures. Ils étaient en train de lâcher pied devant le stoïcisme de ces bouts de bois quand on les engagea contre des Russes en chair et en os où ils firent merveille. Ce n’est pas là l’essentiel.

— Je sais très bien où il est, dit-elle. Les jeux de mots dont je vous parle dénotent le peu d’envie qu’on a de jouer le vrai jeu.

— Là, je vous suis, dit Gianpaolo. Charles-Albert est un absolutiste. Il a fait cause commune avec la Révolution. Il attend maintenant que la guerre soit finie et il veut la finir sans trop de casse pour liquider la révolution. Ce qui l’inquiète, ce ne sont pas ses troupes. Il sait très bien qu’elles foutront un peu le camp comme tout le monde, mais qu’elles en valent d’autres. Où il est moins rassuré, c’est quand il pense à tous les corps francs qui doublent son armée. On a fait à Milan une foule de généraux de vingt ans. On est feld-maréchal à vingt et un ans dans ces légions, on passe d’ouvrier-zingueur à lieutenant-colonel en trois heures. Vous n’en disconviendrez pas : nous sommes à l’origine de ces promotions spontanées. C’est notre œuvre et, pour ma part, j’en suis assez fier. C’était le seul moyen d’avoir une chance de reprendre la main, un jour, mais, entre nous, tous ces croisés, tous ces Crociati, ne valent pas la corde pour les pendre. Qu’on sorte de la maison de Savoie ou de la maison du coin, c’est toujours la même chose : Principi, principini, soldati cannoni, principi principini, palazzi giardini. Tous ces aristocrates en fer-blanc ne pensent qu’à s’installer dans des palais de la Seigneurie. Je sais, il faudra qu’ils comptent avec nous. Mais ne vous étonnez pas quand vous les trouverez moins souples. Ils y croient à leurs galons. La preuve, c’est qu’ils en rajoutent. Il y a des généraux à seize étoiles. Vous verrez quand il faudra faire entrer ça dans le rang. Je suis de votre avis. Il faudra frapper. Mais vous savez ce que j’ai dit ? « Frappez, mais d’aplomb et très fort. »

— Vous avez vu le petit Cervignasco ? C’est très bien, mais qu’est-ce que c’est, le petit Cervignasco ? Un aide de camp. Il court à cheval d’un côté et d’autre. Pour savoir ce qu’ont fait vingt cavaliers du Royal Cavalerie ou deux compagnies de carabiniers, c’est parfait. Et encore, ce que ces cavaliers ou ces carabiniers faisaient quand il est passé près d’eux car, pour savoir ce qu’ils ont fait après, le petit Cervignasco a couru avec son cheval et il n’en sait rien. J’ai vu le marquis Gérolamo Liamina. Vous ne l’aimez pas, mais il est gentilhomme de la chambre. Il m’a appris que Charles-Albert sait très bien tout ce que je viens de vous dire. Il a nommé Allemandi général en chef de tous les corps francs. Et il les envoie dans le Tyrol méridional où, dit-il, ils trouveront une guerre plus en rapport avec leurs goûts. Il y a trente ans que Charles-Albert connaît Allemandi. Il y a trente ans qu’il s’en méfie.

— J’ai eu le plaisir de connaître Allemandi, dit Angélo. Il raconta son aventure de Brescia.

— Tu me rendras folle, dit Carlotta. Qu’allais-tu faire à Brescia ? Et surtout dans la semaine du soulèvement. Ne sais-tu pas que, dans ces cas-là, il faut laisser refroidir le peuple ? Qu’on ne peut pas le toucher avant quinze jours ?

— Je suis plutôt même partisan de s’en garder comme de la peste pendant un bon mois, dit Gianpaolo. Il faut compter avec ceux qui se découvrent des talents, comme votre garçon boucher ; ils n’en finissent plus. On arrive à les coiffer, mais quand tout le monde les a lâchés. Je ne croyais pas Allemandi si adroit. C’est un archirévolutionnaire. Généralement, ils ne voient pas le détail. Il faut reconnaître que là il a mis le doigt dessus. Si vous aviez été écharpé, il avait la partie belle pour liquider ses concurrents.

Carlotta voulut savoir tout ce qu’Angélo avait fait depuis son départ de Turin.

— J’ai couru après Giuseppe qui ne m’a pas attendu et qui m’a pris toutes mes chemises amidonnées.

— Reste avec nous, dit-elle. Maintenant, si je te perds de vue, je ne vivrai plus. Il y a encore une centaine d’imbéciles qui croient faire leurs affaires et seront compromis irrémédiablement dans huit jours. Pour eux, tu n’es qu’un homme comme les autres, c’est-à-dire un moyen de parvenir.

— Je vais vous expliquer pourquoi nous sommes venus, dit Gianpaolo. La guerre dont tout le monde se gargarise n’est que la cinquième roue de la charrette. Cependant, voilà les faits : on a dépassé la période de naïveté, on s’était imaginé que Radetzky allait nous apporter tout ce qu’on voulait sur un plateau. On déchante. Carlotta vient de nous raconter l’affaire de Marcaria qui date de trois semaines. On croyait prendre Mantoue. Enfin, on a pris Goïto et on a poussé les avant-postes en direction de Mantoue jusqu’à Sacca. C’est seulement dimanche dernier que les premières colonnes de notre aile gauche commandée par le général-lieutenant comte Broglio et composée des brigades de Savoie et de Savone sont arrivées sur le Mincio. On a pris Mozambano, on s’est fait frotter les oreilles devant une colline et les Autrichiens sont rentrés paisiblement à Vérone. C’était leur plan. Radetzky n’avait pas du tout l’intention de combattre entre le Mincio et l’Adige. On ne l’a pas forcé à le faire. Qu’on pavoise tant qu’on voudra : il a fait ce qu’il a voulu. On a prétendu qu’il craignait une intervention de la France. Il ne craignait rien du tout. Il craignait un peu de stratégie. Mais Charles-Albert ne se bat, ou plus exactement ne fait battre ses troupes, que pour engager la conversation. Comment voulez-vous que la France intervienne ? Elle n’a pas intérêt à faire du Piémont une grande puissance. Charles-Albert veut parler : voilà pourquoi Radetzky est rentré tranquillement à Vérone. Chaque fois que Charles-Albert arrive devant une ville ou une forteresse, comme à Peschiera, il parle. Il dit : « Rendez-vous ! » On ne se rend pas ? Il n’est pas extrêmement fâché ; il est ennuyé. Il se dit : « On perd encore une occasion d’engager la conversation. » Il n’a qu’un interlocuteur possible : Radetzky. Avec qui d’autre voulez-vous que ce roi puisse parler ? Mazzini ? Mazzini est à Milan, en effet, mais Charles-Albert est un Faust dont l’âme est disputée depuis plus de vingt ans par deux forces inconciliables : Mazzini et Metternich. L’un veut retrouver dans le roi le carbonaro de 1821, l’autre le grenadier du Trocadéro. Il y a vingt ans que Charles-Albert chante la romance à Mazzini, ou plutôt qu’ils se chantent la romance l’un à l’autre. Un roi qui a mobilisé son train des équipages et qui fait sauter des ponts (car il fait sauter des ponts ; en retard d’ailleurs) n’a plus envie de chanter la romance à personne.

— J’ai vu Sémiramis, dit Angélo. J’étais chez le coiffeur. J’ai entendu des cymbales. Nous sommes tous sortis, les joues pleines de savon. Elle défilait sous forme de République, suivie de ses Napolitains.

— Belgiojoso ? Il ne faut pas trop rire de la princesse. À Milan, évidemment zéro. La majorité des Milanais est monarchique. Mais sur les malheureux, cette femme a beaucoup d’influence. Une doctrine qui réclame pour le peuple le droit d’être salaud comme un roi a toutes les chances d’être écoutée par ceux à qui on n’a jamais aucune raison d’accorder quoi que ce soit. Nous aurons des difficultés avec la princesse. Vous souvenez-vous de Bondino ?

— Brutus à la rose ?

— Oui, Brutus à la rose.

— Il était à Londres.

— Il était à Londres et, ces dernières années, à Marseille, chez un nommé Luigi Balluppi, un exilé marié à une Française.

— Est-ce qu’il ne courait pas des bruits sur ce Bondino, à propos de la citadelle de Turin qu’il aurait vendue, soi-disant, pour une centaine de mille lires ?

— La calomnie, plaie funeste, de jour en jour plus large et plus profonde, arme favorite de la tyrannie. Dans notre parti libéral même il ne manque pas d’hommes sans scrupules sur le choix des moyens, qui mentent et médisent par intérêt, par ignorance ou par incapacité ; incapacité à trouver de vrais coupables et qui s’acharnent contre des hommes indiqués et sacrifiés d’avance par la passion. Souvenez-vous de ce qu’on a dit, même chez nous, de Piero Maroncelli quand il est sorti du Spielberg, cependant mutilé et avec une jambe en bois. Même Mazzini a prêté l’oreille. On ne sait jamais jusqu’à quel point on n’a pas intérêt à prêter l’oreille. Bondino aime le peuple, mais il l’aime d’un amour profond, et non de cet amour emporté produit par l’effervescence de la jeunesse, aigri plus tard par les déceptions de l’âge mûr, qui finit par s’imprégner de fiel, dégénère en ambition, et va se perdre dans les violences d’une démagogie sans principe. Il aime le peuple ; il n’a jamais cessé de conspirer pour lui mais avec la défiance d’un observateur expérimenté et le calme d’un philosophe étudiant les hommes avant de se livrer à eux, armé d’une clairvoyance soupçonneuse, circonspect dans le choix de ses alliés et tenant à leur nombre beaucoup moins qu’à la sincérité de leur dévouement. Nous sommes loin de Mazzini qui veut inaugurer une révolution d’amour, appliquer l’art poétique à la prise du pouvoir et s’inspirer à l’école de la tendre Allemagne.

« Vous souvenez-vous d’un petit fait auquel vous auriez pu ne pas prêter attention car il s’est produit peu de temps après votre retour de France, et vous aviez d’autres chats à fouetter ? Vous alliez assez souvent, je crois, à Fénestrelle ou, plus exactement, à la première maison du hameau d’Agnelli, chez un type blond qui avait de longues moustaches.

— Vous en savez autant que moi.

— Je vous dirai de qui je le tiens. Il ne s’agit pas de Carlotta.

— J’aurais d’ailleurs été incapable de dire chez qui tu allais. Tout ce que je savais, c’est que tu partais. C’était l’époque où le général Bonetto avait décidé de nous faire payer cher toutes les couleuvres qu’il avalait, chez nous, place San-Carlo.

— J’allais en effet à Agnelli, chez un homme blond. Le nom importe peu.

— D’autant moins que je le connais, il est inscrit sur nos listes. Il fait partie de notre organisation. Là n’est pas la question. Nous ne l’avions pas encore touché quand vous étiez en rapport avec lui. Un soir, ou, plus exactement une nuit (il devait être vers les trois heures du matin), vous redescendiez d’Agnelli à pied, naturellement, et vous reveniez chercher votre cheval dans les écuries de la Croix de Savoie où vous le laissiez chaque fois. Mais vous le repreniez plus tôt d’habitude ; cette fois, vous vous étiez attardé. Vous avez frappé à la porte. Heureusement pour vous, vous aviez convenu d’un signal avec le garçon d’écurie et vous avez pris soin de frapper le signal convenu. Néanmoins, quand on a entrouvert, vous vous êtes trouvé nez à nez avec un canon de pistolet. La chose n’a pas dû vous paraître digne de remarque, ni le fait que, dans cette écurie, on était en train de délester la voiture publique du Montgenèvre de quatre ou cinq ballots de papier qu’elle avait transportés dissimulés sous le plancher du coupé. C’étaient les proclamations de Bondino. Et pour nous (car c’était bien avant mon mariage, et il y avait déjà au moins quatre ans que je faisais partie de l’organisation), pour nous, cette, disons coïncidence, cette rencontre de nos proclamations et de vous-même, était, comment dirais-je ?… en quelque sorte prophétique.

— Vous ne trouvez pas le mot un peu gros ? dit Angélo. Je ne vois pas ce qu’un prophète pourrait faire avec la rencontre d’un pauvre bougre et de ballots de papier. J’étais un assez pauvre bougre après mon retour de France. J’étais arrivé ici pas mal exalté. Je croyais trouver la fraternité, ce qu’on a appelé dans nos organisations d’une formule dont je me sers beaucoup quand je suis triste : « le point de contact des cercles de liberté naturelle tangents à d’autres cercles de liberté naturelle ». J’ai surtout trouvé des gens à la conquête de l’impunité, l’organisation de l’idolâtrie au sein même de nos réunions, une société libérale où les rapports de supérieur à inférieur interdisaient les bonnes manières.

— Disons symptomatique, si le mot prophétique vous déplaît. Mais je tiens à symptomatique, car Bondino a toujours eu le désir de vous rencontrer.

Une détonation sèche, immédiatement suivie d’une seconde, ébranla les échos de la montagne.

— C’est le maître de poste, dit Angélo. Je l’ai trouvé ce matin en train de scier les canons d’un très joli fusil anglais. Il voulait lui donner du venin. Où a-t-il ramassé ce fusil de mylord ? Il est venu me montrer qu’il a réussi.

— Je me suis toujours demandé pourquoi il y avait une poste, en bas, puisqu’il n’y a plus de route à partir d’ici, dit Gianpaolo.

— C’est nous qui l’avons appelée la poste. Aucune messagerie ne serait venue mettre une régie dans un endroit pareil. C’est une écurie comme une autre, où Michelotti tient trois mules de louage à ses risques et périls. Par le sentier de montagne et le col de la Baranca on peut aller en Suisse, si on en a vraiment envie. Des gens en ont vraiment envie quelquefois. Il y a un tarif. Le vieux Pardi qui est venu s’installer dans ces cailloux sous Amé le Rouge ou Humbert le Saint avait, je crois, des idées très personnelles sur le commerce international et les fuites en Égypte.

— Je vous disais que Bondino a toujours eu le désir de vous rencontrer ; il l’a de plus en plus actuellement.

— Cela me paraît assez fort de café : il ne me connaît pas.

— Je vous ai parlé de l’homme blond aux longues moustaches du hameau d’Agnelli ; je pourrais vous parler de vos entreprises du côté d’Ivrée, beaucoup plus secrètes celles-là.

— J’ai la fâcheuse impression d’apprendre que depuis des années quelqu’un me regarde par le trou d’une serrure.

— Je vous supplie, cher ami ! dit Carlotta. Allez droit au but. Angélo me soupçonne et je ne le supporte pas.

— Angélo ne vous soupçonne pas, Carlotta ; Angélo est trop rompu à toutes les ficelles pour ne pas comprendre qu’il ne s’agit pas ici d’espionnage, mais d’amour. Bondino l’aime. Angélo me connaît depuis assez longtemps pour savoir que je l’aurais prévenu vingt fois pour une s’il avait été question d’autre chose. Vous-même, Carlotta, qui lui êtes si attachée, et pour laquelle, reconnaissez-le, je n’ai pas de secrets, vous auriez choisi carrément entre Angélo et moi, si vous n’aviez été rassurée à la fois sur les sentiments de Bondino et sur les miens. Voilà plus de six ans que je suis reçu fraternellement dans cette maison, et pendant tout ce temps-là j’aurais été un dissimulateur malveillant ? Et vous-même, chère amie, l’auriez-vous été ? À qui le ferait-on croire ?

— Je ne vais pas si vite, dit Angélo. J’en suis encore à cet amour qui me confond.

— Vous voulez me rendre ridicule, dit Gianpaolo, soit. Ai-je mis longtemps moi-même à vous faire des déclarations idiotes pendant notre voyage à Rome ?

— Nous nous amusions comme de jeunes chiens dans les États du pape. Mais votre vieux philosophe…

— Giuseppe est son bras droit.

— Il faut toujours que Giuseppe fasse partie de l’anatomie de quelqu’un. Et que désire de moi, en échange de son amour, votre observateur circonspect ?

— Vous me désobligeriez en le prenant sur ce ton. J’ai peut-être été un mauvais messager…

— Pas du tout. Le meilleur. Je le prendrai donc sur le ton que vous préférez. Que désire de moi M. Bondino ?

— De la courtoisie, un point c’est tout. Il aime sincèrement ce que vous êtes. Il voudrait avoir avec vous, ici, au calme, un entretien sans hâte, au cours duquel il vous expliquerait certaines choses.

— J’en suis très honoré.

— Verriez-vous un inconvénient à ce qu’il soit accompagné de sa secrétaire ou gouvernante (car c’est un homme âgé), et, au surplus, d’un M. Cérutti qui l’aide dans tout le matériel de son organisation ?

— Ils seront les bienvenus avec lui. Toutefois, vous l’avez vu, je n’ai pour mon ménage que la vieille Mme Michelotti. Elle s’est fort bien débrouillée ce soir pour nous trois, mais avec une compagnie plus nombreuse, surtout s’il y a une dame, il faudrait que Carlotta fasse la maîtresse de maison, et même s’occupe du confortable de nos hôtes.

— Bondino amènera ses domestiques ; nous savions que vous étiez seul. Je suis ravi de votre décision. Il ne reste plus à nous entendre que sur un point, qui pourrait prêter à discussion si vous étiez pusillanime, mais vous ne l’êtes pas. Les chefs de partis sont actuellement dans une situation périlleuse. Il n’est pas hyperbolique de dire qu’ils sont visés. On attend une succession, on cherche évidemment à se débarrasser des héritiers. Bondino, qui est adoré, est protégé par des fidèles. Ils sont trois ou quatre, je crois. Ce sont des gens simples et bons. Nous ne les verrons même pas. Ils pourraient bivouaquer dans les salles du bas où l’on ne va jamais. Ils s’occuperont eux-mêmes de leur ravitaillement et de leur cuisine.

— Nous n’en sommes pas à trois ou quatre hommes près, dit Angélo en riant.

Il se leva à six heures du matin. Il y avait un rai de lumière sous la porte de la chambre de Carlotta et de Gianpaolo. Dès que les bottes d’Angélo craquèrent sur le palier, Carlotta montra le bout de son nez.

— Où vas-tu ?

— Chercher le lait.

— Je t’ai apporté des petits cigares ; approche-toi, je te les donne.

— Ton mari dort encore ?

— Je suis réveillé. J’ai trouvé un petit Arioste charmant dans l’armoire.

— C’est celui de Lavinia.

— Je suis en train de lire l’histoire du chevalier près de Damas.

— Vous avez bien dormi ?

— Magnifiquement. Quels sont ces oiseaux dont vous m’aviez dit le nom la dernière fois que j’ai couché ici, et qui font un bruit de tambour ?

— Des engoulevents. Ils nichent dans les combles. Il y en a des milliers.

— Tourne-toi, dit Carlotta, je suis en chemise de nuit, et passe ton bras par l’entrebâil de la porte, tu auras tes cigares.

Angélo descendit par les raccourcis du parc. Il traversa le pont romain. Il trouva Michelotti en train de nettoyer le fameux fusil.

— Alors ?

— Un type maigre, mal foutu. Un Novarais.

— Qu’est-ce qu’il faisait ?

— Fouinait. Il n’a pas du tout aimé mes coups de fusil.

— Tu lui as tiré dessus ?

— Pas si bête. Le coche l’avait laissé près du grand hêtre avant de monter au château. Tu parles ! Il en faudrait plus pour qu’on ne voie rien. Il a taillé des allumettes tout l’après-midi avec son couteau.

— Qu’est-ce que tu mets dans ton fusil pour faire tant de bruit ?

— Poudre noire. Je te l’ai dit, avec les canons courts, ça secoue les puces. J’ai visé haut. Il n’a rien compris. Il s’est demandé si c’était du lard ou du cochon. On lui a fait des signes ce matin par la fenêtre. Il est parti content comme un roi.

— Il en viendra quatre ou cinq.

— Laisse-les venir.

Les aubépines étaient en fleurs.

En remontant au château, Angélo rencontra Carlotta.

— Je ne jouais pas la comédie hier soir, dit-elle. Je n’ai pas parlé de toi. Je ne parle jamais de toi à Gianpaolo. Je ne parle jamais de toi à personne.

— Où est Giuseppe ?

— À Turin, mais pas dans la maison de la place San-Carlo.

— Il va venir avec le… ?

— Non.

— Qu’est-ce qu’il fait à Turin ?

— Il a des entrevues. Il est très élevé en grade. Il est bien au-dessus de Gianpaolo.

— Il y a longtemps qu’il fait partie de cette… ?

— Il a un des numéros les plus bas. Il est dans les dix premiers. Il faisait partie de l’organisation quand il était en France.

— Qu’en sais-tu ?

— Je l’ai entendu parler de Manosque avec Bondino.

— Peut-être parce que Bondino était ces derniers temps à Marseille.

— Non, il était question de toi. Mais Giuseppe a vu ma manche brodée quand j’ai pris un verre de rafraîchissement sur un plateau qu’on me tendait. J’étais derrière lui. Il m’a regardée, il n’a plus rien dit.

— Et toi, il y a longtemps ?

— Depuis mon mariage.

— Tu étais chez les Ansaldi à Novare ?

— Oui. As-tu trouvé la boîte de petits cigares que j’avais laissée pour toi sur la commode de ma chambre ?

— Giuseppe était chez les Ansaldi ?

— Oui. Lavinia est jalouse. Elle cache parfois les pauvres petits cadeaux que je laisse derrière moi.

— Avec qui a-t-il des entrevues à Turin ?

— Des gens à qui tu ne parlerais pas, et à qui il faut parler.

— Et chez les Ansaldi, qu’est-ce qu’on a décidé ?

— Rien. Il y avait beaucoup de monde. Il ne manquait que toi.

— Et la police, j’espère !

— Qu’as-tu à reprocher à la police ? Elle est à celui qui paye.

— Et vous payez avec quel argent ?

— Je ne sais pas.

— Mais tu es sûre que vous avez la police dans votre manche ?

— Absolument sûre. J’ai assisté à des conversations. Tu es prudent et je suis contente. J’avais peur de te trouver cabré comme d’habitude ; j’aurais été malheureuse. Personne ne peut se mettre en travers de notre route, il y a trop d’intérêts en jeu.

— Qui a pensé à moi ?

— Giuseppe. Il a été toute sa vie à côté de toi dans une position subalterne ; et il s’en est très bien tiré en t’aimant.

— Alors, même à l’époque d’Agnelli il me surveillait ?

— L’époque d’Agnelli n’est l’époque d’Agnelli que pour toi. Tu prenais du plaisir. Ton cheval t’emportait gaiement dans la vallée le matin. Il y a des gens qui sont restés enfermés avec l’idée de renverser le roi du Piémont.

— Qu’est-ce qu’ils ont fait de cet homme blond ?

— Rien. Il a signé son engagement avec nous.

L’après-midi, Gianpaolo proposa une partie de billard.

— Il faut que je sorte, dit Angélo. Faites-vous la main, ce soir je serai votre homme.

— Vous sortez ? dit Gianpaolo, et il eut l’air de se trouver dans une situation embarrassante. Ce ne serait peut-être pas à souhaiter, ajouta-t-il, nos hôtes peuvent arriver d’un moment à l’autre.

— Si tôt que ça ! D’où viennent-ils donc ? Et comment les avez-vous prévenus ? J’entends Michelotti qui tape sur son enclume en bas. C’est le seul qui aurait pu vous porter un billet jusqu’à la messagerie de Cervatto. Êtes-vous sorcier ?

— Non, dit Gianpaolo en riant, mais je suis timide. Disons que je suis timide avec vous. C’est la chose la plus ridicule du monde, je le sais, mais c’est plus fort que moi, et quand il s’agit d’aveux que je dois vous faire, je recule comme si je n’avais pas d’amour-propre, jusqu’au moment où je suis au pied du mur. J’ai toujours l’espoir que la providence va me tirer d’affaire. Pourtant je suis votre ami. Mais il est difficile d’oublier ce que vous avez été pour nous pendant la période héroïque. Je n’ai que quelques années de moins que vous, mais, l’éducation, le milieu dans lequel vous avez vécu (vous étiez déjà chez les cadets, et même dans le fameux détachement carré de la revue du Champ de Mars qui impressionna tellement Charles-Félix après l’attentat contre l’attaché militaire autrichien, quand j’en étais encore à sécher de très banales classes d’algèbre au lycée Béatrice-Victoria), votre mère, votre célèbre mère, enfin tout ce qu’on savait de l’amour passionné que vous portaient les soldats, votre départ en France, le souvenir qui nous restait d’une sorte de Renaud, de Roger, de Roland…

— Nous voilà dans l’Arioste que vous lisiez ce matin, dit Angélo. C’est un livre plein de machines volantes. Je ne m’étonne plus…

— C’est beaucoup plus simple. Nous avions un homme avec nous dans le coche qui nous a amenés. Je n’ai jamais vu Bondino aussi impatient de rencontrer quelqu’un. D’ordinaire, c’est lui qu’on sollicite, et il ne se précipite pas. Il a voulu être prévenu tout de suite et de vive voix, de votre acceptation ou de votre refus (dont il ne se serait jamais consolé). Et moi, je n’ai osé ni amener cet homme au château ni vous avouer qu’il attendait dehors votre décision, que je lui ai signalée ce matin en agitant une serviette de toilette par la fenêtre de ma chambre.

— Comme c’est romanesque ! dit Angélo. Vous avez raison, ils ne vont peut-être pas tarder, mais puisque vous m’assurez qu’ils n’ont pas de griffon volant à leur disposition, j’ai bien l’impression d’avoir mon après-midi libre.

— Puis-je vous accompagner ?

— C’est là que se trouve ma timidité personnelle, dit Angélo. Je vais vous faire également un aveu. Il ne faut pas vous fier à l’aspect des colonels quand ils sont au garde-à-vous sur le front des troupes. Il n’y a pas plus sentimental que moi. Savez-vous ce que je vais faire ? Je vais bêtifier sur de petites fleurs des champs. Je vais me promener à pas comptés dans des landes, me faire rebrousser les cheveux par le vent. Je souffrirais de me montrer dans un délire aussi peu reluisant. Avouez que votre respect pour moi a été sévèrement battu en brèche (Dieu merci ! car je préfère votre amitié) pendant notre voyage officiel à Rome, quand je descendais de cheval pour cueillir des pervenches. À ce propos, j’aimerais vous poser une question : vous faisiez déjà partie de l’organisation quand vous vous êtes proposé pour m’accompagner à Rome ?

— J’étais encore en classe de rhétorique quand j’ai signé mon engagement. Nous recevions au lycée des proclamations secrètes et des listes d’inscriptions.

— C’était adroit.

— Nous étions très touchés par la valeur philosophique des arguments qu’on nous proposait. On avait tellement fait appel à nos sentiments ; eux s’adressaient à notre intelligence.

— Si j’ai dit que c’était adroit, c’est en pensant à votre proposition de m’accompagner à Rome.

— Je serai d’une franchise totale : j’ai en effet rendu compte dans un rapport très objectif des circonstances et des résultats de votre mission. Il était évident pour moi que Bondino vous avait en grande estime. Je savais que nous ne pourrions pas nous passer de vous.

— Vous n’avez pas à vous excuser, cher ami, je ne déteste pas l’adresse, au contraire.

Angélo employa véritablement son après-midi à regarder de petites fleurs.

Le lendemain, de bonne heure, il était dans sa chambre en train d’huiler au chiffon gras le ressort de ses pistolets quand Gianpaolo frappa à sa porte.

— Je voulais vous demander un service. Oh ! vous avez d’admirables armes !

— Elles sont surtout à détente rapide, dit Angélo.

— Je croyais que le sabre était votre arme préférée, vous usez quelquefois du pistolet ?

— Quand le jeu n’en vaut pas la chandelle. Le sabre est un hommage. Il laisse une chance. Ces outils n’en laissent pas.

— Vous êtes arrivé à mépriser des gens à ce point-là ?

— Ça m’a été difficile au début. Maintenant je m’y fais.

— M’avez-vous dit que Michelotti vous était très dévoué ? Ou l’ai-je inventé ?

— Je n’ai pas souvenir de vous avoir dit quoi que ce soit de semblable, mais, en effet, le soi-disant maître de poste se ferait couper en quatre pour moi.

— Quel dommage ! Je ne voudrais pas vous en priver. N’y a-t-il pas quelqu’un d’autre dans la région ?

— Personne d’autre. Il faut passer le col de Cervatto avant de trouver un homme valide. De quoi s’agit-il ?

— Il faudrait aller chercher des papiers en Suisse.

— Michelotti fera très bien l’affaire. C’est son métier. Il n’y a qu’à payer le tarif.

— J’ai scrupule à vous priver d’un ami pendant assez longtemps.

— Pas de scrupule, mon cher. Le devoir avant tout. Il faut qu’il aille en Suisse ?

— Il le faudrait. Et assez loin.

— N’hésitez pas. Si vous avez la moindre des difficultés, dites-le-moi, j’interviendrai.

Au repas, Angélo s’enquit de la réussite de l’affaire.

— Il a été très gentil, dit Gianpaolo. Il a accepté tout de suite. Et même il est parti.

L’après-midi fut très calme. Le vent seul bourdonna.

Le soir, Angélo montant se coucher était arrivé au palier de sa chambre, quand il s’entendit appeler du bas du fameux escalier. Il se pencha sur la rampe. Au fond du puits de dentelle noire, c’était Carlotta jaune d’or sous la lumière d’un candélabre.

— Tu viens d’avoir pour m’appeler, dit-il, cette voix charmante que tu avais quand tu étais petite fille.

— Toi aussi tu as ta voix tendre, dit-elle.

— Qu’est-ce que tu voulais ?

— Je devais vouloir ce que tu viens de me donner.

Le lendemain Bondino arriva. C’était un homme énorme. Il eut de l’humeur à propos d’une calotte de drap dont il voulait se couvrir la tête et qu’on ne trouvait pas dans la voiture.

Enfin, il regarda le château.

— C’est mieux que je n’espérais, dit-il.

Il regarda Angélo.

— Vous aussi, vous êtes mieux que je n’espérais.

Le ton était grossier et naturel. Angélo remarqua un brusque afflux de sang aux joues de la gouvernante.

« Tous ces jours-ci, je me suis cru un hypocrite parfait, se dit-il. Cette femme voit tout de suite et clair comme le jour que je prends plaisir à la grossièreté de son maître. Ce n’est pas fort. »

Bondino était autoritaire et souple. Laid, il avait un sourire exquis.

— On a dû vous parler de moi en mal, dit-il en tête à tête à Angélo. Il y a trente ans que j’ai des adversaires. Le bruit continue à courir qu’en 20 j’ai encaissé cent cinquante mille lires pour rendre la citadelle de Turin. C’est vrai, mais avec des détails. D’abord, je n’ai touché que cent mille lires. Ensuite, je ne tenais pas la citadelle : j’étais à Gênes quand elle s’est rendue. C’est un sergent rengagé qui commandait la garnison révoltée. Il n’a pris conseil de personne. Il s’est fait rouler : ça valait plus de cinq cent mille. À sa place, je n’aurais même pas pris d’argent, des valeurs sûres, des papiers signés. Oui, c’était trop tard. Je suis revenu de Gênes pour expliquer au sergent qu’en bonne règle, si on voulait se sucrer, il fallait arroser. Si je lui ai pris les deux tiers du magot, c’est sans doute que j’ai été persuasif. Ça devrait plutôt être porté à mon crédit. On vous en dira d’autres ; chaque fois, ce sera pareil.

Il demanda à être changé de chambre. Il n’aimait pas les fenêtres qui donnent sur un vide trop profond. Autre chose : il avait l’habitude de dormir couché sur le côté droit, mais à condition de ne pas tourner le dos à une porte. En outre, il était obligé de faire la grasse matinée, à cause de raideurs douloureuses dans les membres : il lui fallait une exposition à l’est.

Angélo fut très intéressé par Cerutti. C’était un vieillard débonnaire tiré à quatre épingles. On le sentait capable d’ironie.

— Il y a certains aveux qu’on ne fait pas à un honnête homme, dit ce vieillard. On me les fait à moi. Je vais vous en faire profiter. Mettez le patron dans la chambre de l’archevêque, ou dans celle du pape, il ne fermera l’œil (et au singulier) que si je plante une sentinelle à sa porte. Ce n’est pas de la peur, c’est de l’imagination. Il a trop longtemps vécu dans un pays à policemen, il n’est plus capable de goûter le charme des risques et périls et des coups de théâtre. Avouez qu’il est mal tombé ici.

L’œil était vif. On attendait une réponse imprudente. Angélo fit la bête.

— Rien n’était plus sûr que ce château dans la solitude. On voyait venir les gens de loin. D’ailleurs, depuis que le comte d’Aché a pris soin d’éloigner, sous un prétexte quelconque (il l’a envoyé en Suisse) un petit forgeron qui habite en bas, de l’autre côté du pont dans les communs, je suis le seul habitant à dix lieues à la ronde.

— Ça suffit bien, dit Cerutti. Le comte d’Aché prend généralement des initiatives idiotes. Celle-ci en est une. Il m’a aussi corné aux oreilles avec des pistolets dont vous auriez graissé avec soin le mécanisme ; tout le monde a le droit de graisser un pistolet, et tout le monde le fait, parfois même pour l’amour de l’art : j’ai vu des armes qui ont de très jolies gravures sur le pontet, des scènes d’amour ; si on ne les graisse pas, elles se rouillent.

— Voulez-vous voir les miens ? dit Angélo.

Il le mena dans sa chambre.

— Voilà ce dont j’ai toujours rêvé et que je n’ai jamais eu, dit Cerutti : un coin à moi, solitaire, loin de tout : hommes, femmes, enfants, veuves et orphelins. Ce ne sont pas vos pistolets qui nous donnent de la tablature. Le patron va vous faire un discours qui commencera par : « Je vous félicite pour la gloire que vous répandez sur le saint nom de l’Italie », et se terminera par : « Préservez votre esprit des illusions qui viennent des faux amis. » Ceci dit, il n’aura encore rien dit.

— Je suis ravi d’avoir rencontré une personnalité aussi forte, dit Angélo. Mais que me veut-il ?

— Voilà où vous êtes inimitable, dit Cerutti. Il n’est pas bête lui non plus. Malgré ses discours en trois points, il sait se servir du mauvais café. Il m’a demandé un jour comment vous faisiez pour paraître naïf. Je lui ai dit : « Il paye de sa personne. » Il m’a répondu : « Il va se ruiner. »

— J’ai une peur panique de ce qu’on appelle vertu, dit Angélo.

— Oui, mais le peuple, qui a le génie de l’idée moderne, nous pose cependant de drôles de questions, quand il est sur le point de nous passer les rênes. Il veut que nous lui apportions un bon calendrier avec des saints. En période de révolution, la mort canonise. Vous me direz qu’il est facile de récolter des morts. Vous ne l’êtes pas encore, vous êtes une rareté.

Cette petite conversation enchanta Angélo. « Je craignais de m’ennuyer, se dit-il, quoi de plus laid que des coups de feu dans ces murs qui sont faits pour répercuter des échos ? Dire que j’avais déjà choisi mes barricades, notamment la porte étroite qui donne dans la tour, et combiné tout un jeu de drapeaux pour signaler à Michelotti (qui est moins bête que Gianpaolo, et qui est parti en Suisse comme moi) que la bataille était engagée. Oh ! je m’amuse comme un fou ! Quelle autre passion pourra jamais me donner un tel bonheur ! Que c’est bon de mépriser ! »

Il était clair que Bondino jouait l’impotent. Il allait jusqu’à prendre certains remèdes contre la goutte. Après dîner, il réclama de la musique. On fit monter un des hommes de Cerutti qui avait un petit crincrin. Angélo, qui s’attendait à de la simple bonne volonté, toujours assez cruelle au violon, fut étonné par une virtuosité constamment au service de l’expression des sentiments. Ce mouchard de bas étage faisait tout ce qu’il voulait de son instrument, même changer d’âme. Ce changement se voyait sur son visage : il s’éclairait de noblesse tendre. Il joua des danses allemandes de Beethoven.

« Voilà pourquoi je préfère la haine à l’amour, se dit Angélo. Je peux aimer et me tromper. Mais je ne me tromperai jamais en haïssant ceux qui ont obligé cet homme à avoir l’âme basse pour pouvoir manger, et les autres qui le laissent dans son abjection, ou l’enfoncent dans une plus grande, en lui faisant croire que les choses vont changer. »

Il s’aperçut que le visage de la gouvernante devenait aussi celui d’un être vivant.

On la disait anglaise, et même fille de l’illustre Savone qui, de sa résidence de Colbeck-House, avait, pendant plus de vingt ans, fait trembler les cours européennes en agitant sous leur nez les révolutionnaires italiens. D’autres prétendaient qu’elle avait été la jeune Égérie du terrible vieillard, et que Bondino avait recueilli la succession des murs et du bétail.

Angélo avait besoin de gestes.

« Et pourquoi n’en ferais-je pas de bien ronds ? » se dit-il.

L’homme de Cerutti jouait une mazurka, et réussissait parfaitement à donner avec ses cordes basses l’illusion des cors enroués. Angélo invita Miss Learmonth à danser. Elle parut interloquée et un très beau rose empourpra ses joues. Mais elle se dressa, et sut très bien donner une taille qui, malgré l’âge, ne manquait pas de charme. Elle accepta avec beaucoup d’esprit les joies que lui proposait la cadence ; elle allait aussi loin qu’Angélo. Il ne pensait plus à la politique.

« Qui aurait dit que cette femme avait les hanches souples ? » se disait-il.

Il la remercia d’avoir bien voulu oublier un instant avec lui les soucis austères de sa charge.

— Je suis écossaise, dit-elle ; tout se danse dans mon pays.

Carlotta voulut valser.

Le mouchard joua un air très romantique.

— Quel beau couple ! dit Bondino quand la valse fut terminée. Vous vous êtes élevés ensemble, je crois.

— C’est le terme consacré, dit Carlotta, mais en réalité il était au Prytanée, et j’étais à la maison avec sa mère, ce qui est une autre école. Je ne le voyais jamais. Ajoutez qu’il avait des rapports indécents avec sa nourrice et qu’elle montait la garde.

— Admirable situation. Avouez que vous avez été amoureuse !

— Mais pas du tout. J’avais des sentiments. À ce compte-là j’ai été amoureuse de mon père. Angélo a toujours été un très beau cavalier. Il m’intéressait beaucoup évidemment. Faites un tour de valse avec lui, vous verrez ce que je veux dire.

— Je vous revaudrai ce tour de valse, ma chère, attendez-vous à une bonne méchanceté. Ce n’est pas ma faute si j’ai vieilli sous un harnais qui me donne du ventre.

— Je vois qu’il faut que je me fasse pardonner le plus vite possible, dit Carlotta. J’étais amoureuse en effet. J’étais sans le savoir amoureuse de ce que, finalement, vous nous avez apporté. Quand Angélo est parti pour la France, je me suis habillée de noir des pieds à la tête. Si l’on demandait à voix basse : « De qui est en deuil cette enfant ? », la duchesse répondait à voix basse : « D’un peu de grandeur. » Je m’imaginais qu’un beau geste suffit à créer la république. Je croyais tout au moins, et je n’étais pas seule, que cent complots font une révolution. Je tiens, je crois, de ma mère le goût des réalités. Je ne veux pas dire que les sentiments que j’exprime maintenant ont été ceux de l’enfant de quinze ans que j’étais ; mais à force de savoir qu’Angélo était exilé, à force de savoir que nous conspirions sans cesse, et que cependant il était bien clair que le roi mourrait dans son lit, avec un successeur fin prêt assis dans un fauteuil à son chevet, sans aller jusqu’à me demander à quoi servait la grandeur, j’ai désiré des méthodes plus efficaces.

— Vous me passez joliment la brosse, mais sans faire attention au sens du poil, dit Bondino. Vous croyez me faire plaisir, vous en êtes loin. Si je comprends bien, vous aimez ceux qui ont le bras long, même si ça leur fout une drôle de dégaine.

— Il vous est difficile de comprendre certains sentiments, dit Angélo. À votre place j’accepterais l’hommage de Carlotta. Elle s’est exprimée avec une témérité que pour ma part j’ai admirée. Vous étiez depuis longtemps en exil quand elle avait quinze ans. Autrement dit, vous saviez peser le pour et le contre quand elle en était encore à croire à une frontière entre le bien et le mal.

« Son père est mort pour avoir méprisé le calcul. Quant à moi, elle me voyait caracoler fort bêtement, mais avec beaucoup de dorures. Vous lui avez mis du plomb dans l’aile, c’est un joli coup !

— Du plomb !… En flanquer des volées aux quatre coins du Piémont ! Trêve de plaisanteries, je me suis souvent demandé à quoi vous avez passé votre temps en France ?

— Il n’y a pas de réponse formelle.

— J’ai eu de longues conversations à ce sujet avec vos amis. Nous avons fait mille suppositions.

— Sans jamais supposer le vrai, je parie.

— Quant au vrai, ou tout au moins quant aux apparences, nous ne sommes pas totalement privés de ressources.

— Fiez-vous aux apparences.

— J’ai des bouts de papier avec le nom des gens que vous fréquentiez à Aix. Puis vous disparaissez.

— J’ai eu le choléra. Dans ces cas-là, on disparaît.

— On a beaucoup brodé sur le choléra. Nous étions à Marseille, Miss Learmonth et moi. La ville sentait à peine plus mauvais que d’habitude. Nous faisions brûler du papier d’Arménie.

— Vos agents de renseignements ne savaient peut-être pas écrire sur le papier d’Arménie. C’est difficile.

— J’étais à Turin quand il est rentré à la maison, en plein jour, dit Carlotta. Nous ne l’attendions pas. Nous avions ouvert la fenêtre pour écouter un orgue de Barbarie. Un cavalier traversa la place San-Carlo et vint vers nous. Nous étions changées en statues. Il avait l’air très content de lui. Où était-il allé se mettre dans la tête qu’il ne risquait plus rien ?

— La voilà partie dans une nouvelle bouffée délirante, dit Bondino. Elle m’a raconté sur vous de quoi remplir des volumes. Tous ses discours tendent à me faire croire que c’est par dépit qu’elle s’est mariée, et que c’est par dépit qu’elle vous vend ; soyons juste : qu’elle vous donne ; ça ne m’a pas coûté un sou.

Il se leva lourdement.

— Allons nous coucher.

Il s’arrangea pour être seul avec Angélo sur le palier.

— Vous ne m’aimez pas, dit-il.

— Je n’aime pas la grossièreté.

— Vous avez tort, je m’en régale.

— Bon appétit.

— Écoutez-moi bien. Vous croyez réussir en restant sur une réserve distinguée ; c’est moi qui réussis, pas encore autant que je le voudrais, mais ça vient. Vous aimez Giuseppe ? Je m’en sers : depuis plus de quinze ans je m’essuie les bottes sur votre chouchou. Je lui ai appris à se regarder. Il ferait n’importe quoi pour continuer à s’apprécier. Et il fait n’importe quoi sous mes ordres. Mais ce n’est pas lui que je veux : j’en ai mille comme lui ; c’est vous. Vous n’avez qu’un mot à dire. Je ne vous paierai pas en monnaie de singe. Il ne s’agit pas d’un poste subalterne : je continuerai à m’occuper de la cuisine, vous continuerez à monter à cheval. Même pas pour vous battre, nous ne nous battons pas, nous laissons mûrir. Vous serez drapeau.

— J’ai la plus grande estime pour Giuseppe, dit Angélo. Je crois, comme je vous l’ai dit pour Carlotta, qu’il vous est difficile de comprendre certains sentiments.

— Je comprends tous les sentiments, et je vais vous en boucher un coin, je les éprouve. Mais je n’y crois pas. Quant à l’estime, ce n’est pas un sentiment, c’est un manque d’intelligence. Je vais vous ouvrir les yeux : je n’ai pas tellement besoin de vous en chair et en os. S’il s’agit de lancer une Église, une victime c’est épatant ; en un tour de main vous pouvez l’être. Et gratis. Creusez-moi ça. Votre petit copain l’a très bien creusé.

Le lendemain Angélo chercha Cerutti. Il le trouva dans la salle de billards.

— Vous n’avez pas vidé votre sac l’autre jour, dit-il.

— Certes non.

— J’aurais dû m’excuser de vous avoir tué un homme qui vous était peut-être précieux, dit Angélo, mais comment imaginer que parfois vous les déguisez en capitaines de lanciers ?

— Ah ah ! Vous avez trouvé ça tout seul ?

— Votre patron m’a aidé.

— Il a lâché le morceau ? Vous devez être sacrément dur à la détente ! Et qu’est-ce que vous dites du petit système ?

— Peut-être un peu tarabiscoté à mon goût.

— C’était évidemment un coup par la bande ; mais, dites donc, vous n’êtes pas quelqu’un qu’on prend bille en tête. Et n’oubliez pas qu’il nous fallait un paquet bien enveloppé, avec des faveurs bleues, si possible. Le peuple est très sensible aux emballages, et l’imagination ça se frappe. On avait cent fois l’occasion de vous envoyer un pruneau pendant que vous vous baladiez dans la nature, mais quoi ; un type bouzillé en catimini, ça ne se chante pas. Or, les complaintes, c’est beau. Je ne suis pas de votre avis. Je trouve la combine assez bien montée. Et j’ai du mérite à le dire : je n’en suis presque pas l’artisan. Je me suis servi de ce qu’on m’a donné.

— Il vous a d’abord fallu de quoi remplir le cercueil. Donc : un, le lancier que j’ai soi-disant tué d’un coup de pistolet, dit Angélo en comptant sur ses doigts. Il était aussi de chez vous, celui-là ?

— À peine. C’était la mise de fonds préalable. Il en faut toujours une.

— Deux, mon ami le commandant d’artillerie.

— C’est le pigeon. Il y en a toujours un.

— Trois : ce capitaine qui a laissé échapper de fort vilains bruits quand je lui ai troué la paillasse.

— Nous n’avons presque pas de gens bien élevés, dit Cerutti. D’ailleurs, j’étais loin de penser que vous arriveriez jusqu’à lui. Il n’a certainement pas su à qui il avait affaire jusqu’au dernier moment. C’est votre artilleur qui a tout gâché. Dès que les amateurs s’en mêlent, tout foire. En principe, c’était du billard : on jouait sur votre tempérament. On avait votre frère de lait dans la manche. Il nous expliquait tout. Il nous a dit : « Si on lui donne l’occasion de nous contrer en belle, il sautera dessus. » J’ai donné l’occasion. Les cavaliers du Piémont vous aiment à la folie : je vous fais assassiner un cavalier du Piémont ; je le monte en épingle ; je dis de vous : « Quel sale voyou ! pour sauver sa peau, il assassine un pauvre soldat ! » J’organise sur ce refrain une petite chorale. Vous sortez pour nous dire : « Doucement, les basses, je ne suis pas celui que vous croyez ! » On vous agrafe et on vous pend. Pendant qu’on vous pend, vous criez : « Vive l’Italie ! » Mais en propres termes, évidemment, vous trouvez mieux, je vous fais confiance, vous avez une éducation que je n’ai pas, et, pour la première fois que vous êtes sur un échafaud, vous en profitez. C’est tout. Nous n’avons pas besoin de plus. Vous connaissez le truc du cochon ? Tout s’utilise, sauf les cris. Nous sommes arrivés à utiliser les cris. Il a fallu l’artilleur ! Sans quoi, dans mon système, il n’y avait qu’un mort, pas trois.

— J’aurais préféré, dit Angélo.

— Un et vous, naturellement. Votre copain vous connaissait bien. Il m’avait mis en garde. Dès que l’artilleur s’est manifesté, il a prévu que vous arriveriez jusqu’au capitaine de lanciers. Il voulait venir lui glisser quelques conseils dans le tuyau de l’oreille. J’ai dit : « Mais non, mais non. » Il m’a dit : « Bon, mais votre type va se faire ratatiner comme une crêpe. » Il avait raison car, dans notre travail, ce qui est pire encore que l’amateur, c’est le zèle. Mon capitaine avait eu votre artilleur à sa main ; il n’avait plus qu’à se tenir peinard. Mais le bel enterrement lui était monté à la tête. Il aurait tué père et mère ; il voyait tout en rose. Il faut toujours garder son sang-froid.

« Bon conseil », se dit Angélo.

Autour de la table, à midi, on parla température et printemps. Une première bouffée de chaleur rendait la journée langoureuse.

Bondino parla du lierre qui recouvrait la maison. Il le disait malsain et inquiétant ; plein de rats, sans doute ; peut-être même plein de serpents. Il fit l’éloge du lierre anglais, toujours de bonne compagnie. Miss Learmonth s’empara de l’idée avec feu, quelques mots lui manquèrent même pour exprimer toute sa pensée qui était très sentimentale.

On se retira pour la sieste presque sur la pointe des pieds. Angélo attendit un bon moment avant de sortir par un portillon qui donnait directement sur les rochers de Mastallone. Il passa le ruisseau sur des pierres et il monta dans la montagne. De hautes aubépines bordaient le sentier ; derrière elles il pouvait prendre du champ sans être vu.

Ces aubépines étaient fleuries. Un avril tendre luisait déjà dans l’herbe. Après une grosse heure de montée dans des pâturages à odeurs exquises, Angélo descendit dans une combe vers une cabane de branches. Sous cette ramée, Michelotti plumait un coq de bruyère.

— Il y a trois jours que je bouffe de l’oiseau, dit-il. On les attrape facilement : ils font l’amour ; mais ils sont maigres. Et toi, qu’est-ce que tu fais en bas ?

— On en était encore à parler ce matin même.

— Ça t’amuse ?

— Au début. As-tu toujours envie de rigoler ?

— Je n’ai guère eu l’occasion ici.

— Il y en a surtout quatre qu’il faudrait calmer. J’ai l’intention de faire un petit discours aux autres et je voudrais garder la parole.

— Tu veux que j’aille chercher mon frère à Cervatto ?

— Le moins de frère possible.

— D’autant qu’on s’en passe. Si je suis libre d’expliquer le coup à ma façon à tes quatre zèbres, je ne suis pas bavard, mais ils comprendront tout de suite.

Pendant que le coq mijotait dans un poêlon, Angélo fit une sieste un peu tardive mais très savoureuse.

Le crépuscule était déjà dans la vallée quand, après avoir mangé, ils quittèrent la cabane. Ils virent un cavalier qui descendait aussi la piste muletière.

— Si ce type-là a passé la Baranca à cheval, il n’est pas moisi, dit Michelotti. Allons voir ce phénomène.

Ils pressèrent le pas. Le cavalier les aperçut et prit quelque chose dans ses fontes.

— Monsieur est nerveux, dit Michelotti.

Il fit sauter son fusil de l’épaule.

Ayant volté, le cavalier se présenta de face. Il avait pistolet au poing.

— Je le connais, dit Angélo.

C’était le général Lecca.

— Alors quoi, dit le général, vous en êtes réduit à arrêter les gens sur les routes ?

Il mit pied à terre.

— Permettez que je regarde avec quoi vous ferrez votre bête, dit Michelotti. En fait de route, si vous avez passé le col avec ce canasson, vous en avez un drôle de paquet !

— Juste mon compte, dit Lecca, mais il se rengorgea.

L’étonnement du garçon le ravissait. Il expliqua qu’il venait de Suisse, mais qu’en arrivant dans la vallée de l’Anzo il n’avait pas osé se renseigner sur la route à suivre pour La Brenta à cause de certains bruits qui couraient ; et qu’il avait fait à son idée.

— Enfin, dit-il à Angélo, est-ce vrai qu’on vous a mis le pied dessus ? Le bruit court que vous êtes cul et chemise avec Bondino, qu’il est chez vous, que vous allez servir d’enseigne à cette bande de pignoufs… Je venais vous voir mais, quand j’ai appris la nouvelle, elle m’a coupé bras et jambes. Ça m’a paru tellement extraordinaire que j’ai quand même poussé de l’avant, mais sans conviction, et, si je ne vous avais pas rencontré, je n’aurais peut-être pas osé frapper à votre porte.

— Bondino est en effet chez moi, dit Angélo ; et il m’a bien fait comprendre que j’y étais aux arrêts, mais je suis venu chercher le renfort de ce joli petit fusil pour débarrasser mes planchers.

Il expliqua la situation.

— Si je n’avais pas voulu connaître les détails d’une affaire qui me tient au cœur, je les aurais déjà fait décamper avec armes et bagages.

— Vous êtes roulé dans la farine, dit Lecca. Ils ont essayé de vous avoir vivant, puis mort, et ils font actuellement une petite tentative, mais ce qu’ils veulent surtout, c’est vous rouler dans leur farine, et vous y êtes en plein. Tout se sait, surtout quand ceux qui ont intérêt à la publicité le crient par-dessus les toits. On répand le bruit partout que Bondino est ici avec vous, et il y est. Vous aurez beau dire que c’était pour faire de la broderie anglaise, qui vous croira ?

— Si j’ai scié les canons à ce fusil, dit Michelotti, c’est pour qu’il fasse du bruit et il va en faire.

— Jeunesse ! dit Lecca. J’ai passé le plus clair de ma vie avec un type qui en avait des fusils, et pour les bruits, il était du bâtiment, je vous fous mon billet. Ça n’a pas empêché les racontars. Admettons que nous descendions tous les trois car, s’il s’agit de plomber le gorille, j’en suis, et je paie ma place, qu’est-ce qu’on va faire ? Leur dire qu’ils sont du poisson pourri ? Ils vont rigoler. Leur flanquer notre pied quelque part ? Ils vont rigoler comme des baleines. Vous avez un public maintenant. Ils ont deux ou trois cents agents qui se baladent depuis huit jours en publiant à l’avance les résultats de cette fameuse conférence. Si vous aviez vu la gueule du type qu’ils ont dans la vallée pour faire ce boulot, c’est à tomber du haut mal ! Et je te parle du colonel Pardi comme si on était à tu et à toi ; et je te colle mon petit copain Pardi en tête des colonnes de pignoufs qui vont voler au secours de la victoire du peuple (s’il y a victoire !) ; et je te roule (en clignant de l’œil) notre bonne petite andouille de copain Pardi dans la chapelure de la compromission la plus totale, pour le cas où l’on aurait besoin d’un bon petit bouc émissaire. J’ai tiré cet olibrius par le pan de la veste. Il s’est tourné vers moi. Ah ! bougre ! Ça ne pue pas le vin, des types comme ça, ça pue la sacristie laïque, l’encre d’imprimerie, la couleuvre avalée et mal digérée. Il n’a pas aimé du tout mon « Dites donc, jeune homme ! » Mais j’ai rengainé. Il y avait là une dizaine de bons gars de la montagne, avec des yeux de biche et une pureté d’âme à vous faire venir l’eau à la bouche, et ils y croyaient au colonel combinard. Ils se tâtaient pour savoir si c’était du lard ou du cochon. Je me suis dit : « Est-ce que ça ne serait pas toi le couillon ? »

« Foutez Bondino à la porte, ils diront que vous avez eu les dents trop longues, que vous vouliez la grosse part du gâteau ; il va se coller une étiquette d’honnête homme grande comme ça. Maintenant, attention à votre jeune ami qui fait le voltigeur avec son fusil (qu’il a esquinté d’ailleurs. Fais voir. C’était une très belle arme anglaise. Pourquoi l’avez-vous laissé faire ? On ne scie pas les canons à un Hereford spécial, et un Brown par-dessus le marché). Bon. Admettez que tout à l’heure on s’énerve un peu et qu’il joue de la pétoire. S’il démolit du menu fretin, nous allons avoir bonne mine ! On est définitivement classés comme assassins du peuple ; on fera apprendre la fable de l’aristocrate et de l’ouvrerier jusque dans les écoles primaires. S’il troue la panse à Bondino, ça va schlinguer. Ce type-là a toujours les boyaux pleins et il fait les affaires de trop de monde pour qu’on le passe purement et simplement par profits et pertes. Il y a toujours de gros enjeux derrière ce genre de socialistes. Entre nous, ce n’est pas à vous à faire ce nettoyage.

— Pourquoi pas ? dit Angélo.

— Parce qu’il sera fait par d’autres, des spécialistes qui ne travaillent pas avec un Brown aux canons sciés et de la candeur plein les bottes ; des industriels qui livreront l’objet net et sans bavures, parce que c’est leur métier, et dont il faudra qu’on se débarrasse aussi en fin de compte ; mais c’est une autre histoire. Dans une révolution, mon cher, il faut laisser les loups se manger entre eux. C’est ce qu’a fait Bondino jusqu’ici ; et maintenant, il vous prenait comme chaperon rouge. Vous valez mieux que ça. C’est justement pourquoi je venais vous voir…

La nuit tombait. La forêt poussa un profond soupir.

— … vous connaissez ma marotte, dit Lecca. On ne peut pas faire bouger un soldat dans mon voisinage sans que j’aie l’envie folle de savoir comment il bouge et pourquoi. Je vous ai dit ce que je pensais de Charles-Albert. Il se méfie de ses talents militaires. S’il pense à ceux qui vont le critiquer des premières loges, il a raison, mais s’il pense à Radetzky, il a tort. À la guerre, les fous sont parfaits. Quand il a appris le triomphe de l’insurrection à Milan, il devait s’avancer à marches forcées sur Lodi et poursuivre l’Autrichien dans sa retraite. Les Piémontais étaient inférieurs en nombre, mais gonflés comme des Turcs. Le roi n’était pas leur cousin, on leur faisait prendre la lune avec les dents. C’était un truc à travailler au schnaps. Même après avoir réuni les garnisons et les détachements épars sur les rives du Pô et de l’Adda, Radetzky avait à peine seize mille hommes. L’autre, en marchant dare-dare, empêchait les détachements ennemis du nord et du sud de la Lombardie de se réunir sur le Mincio. Je t’aurais bourré une colonne piémontaise sur la rive droite du Pô et, du nerf, et couru sur Crémone. La révolution avait pris feu partout (et pas la révolution de M. Bondino : la nôtre, celle où on rigole), je t’aurais ramassé en route les troupes parmesanes, modénaises, les volontaires italiens, et je clouais le bec à Vohlgemuth qui s’avançait sur Mantoue. C’est une simple affaire d’imprudence. À la guerre, il n’y a pas de comptabilité. Tu flanques ton argent par la fenêtre, ou alors fais du commerce et ne te colle pas les graines d’épinard sur le képi. Je n’invente rien. C’est ce que Brune a fait en 1800. En deux coups de cuillère à pot, il s’est trouvé sous le flanc droit de l’armée autrichienne, et menaçant ses arrières. Ça, c’est du travail ! Mais pas cette histoire de gagne-petit : je t’envoie le général Bès à Tréviglio, je te pousse un régiment de cavalerie sur Cassano, je te fais passer le Tessin par détachements au gros de l’armée, et j’attends mon escorte pour faire mon entrée triomphale à Lodi. Je t’en foutrai des entrées triomphales ! C’est de la petite semaine.

« Bon. La chose n’est pas là. Elle est que nous connaissons le monsieur. Pas besoin de cartes. Qu’il vadrouille où il voudra ; il finira par reprendre le chemin de la maison. On viendrait me dire qu’il a pris Vérone, je parierais instantanément que c’est pour la perdre. Nous sommes d’accord ? »

— Je n’entends rien à la marche des armées, dit Angélo. Tout ce que je sais, ou plus exactement tout ce que je crois, c’est que la théorie qu’on m’a apprise à l’école ne sert pas à grand-chose sur le terrain. Mais je ne me suis jamais trouvé sur le terrain.

— Halte-là ! dit Lecca ; je vous ai vu à l’œuvre. Quand vous êtes venu vous faire embaucher au palais Borroméo, je vous ai pris pour un amateur, la maison en regorgeait. Je vous ai collé un truc dont personne ne voulait. Je me suis dit : « S’il s’en dépatouille, il a de la chance ! » Non seulement vous vous en êtes dépatouillé, mais, c’est le cas de le dire, vous avez mis le feu aux poudres.

« Non, écoutez-moi bien : donner des ordres, c’est à la portée de tout le monde ; se faire obéir, c’est une autre paire de manches. J’ai eu des patrons de tous les acabits. J’ai été patron moi-même. Il y a celui qui vous dit “En avant !” et, à un rien on comprend qu’il se dit : “En arrière.” Ça fait un assaut d’écrevisses. Il y a celui qui dit : “J’ai la trouille, mais j’y vais.” Celui-là, on le suit et souvent on le précède. Vous, on vous donne deux pelés et un tondu : cinq minutes après, ce sont des foudres de guerre. Bondino n’est pas fou. S’il avait pu vous mettre le grappin dessus, c’est à ce petit jeu qu’il vous aurait aussi employé.

« Revenons à nos moutons. Je donne trois mois à Charles-Albert. Et je suis large. Passé ce délai, il va être reconduit dans ses États à grands coups de bottes dans le… oui. J’ai ramassé une centaine de types dans votre genre, et dans le mien. Chevaux, fourniment et tout, des armes neuves. Il ne s’agit pas de clubs et de chaise curule. Il s’agit de grand air et de selles en cuir, de fontes bien garnies et d’un petit cheval entre vos pattes. On fait la guerre à notre compte. On se fout de tout le monde, on va se planquer dans un petit coin du Trentin, et dès que l’Autriche démarre on lui rentre dans le bide par le flanc droit. Les hussards de la mort si vous voulez. Mais quelque chose de coquet et d’utile. Une petite histoire où il faut en avoir un drôle de paquet, comme dit votre coupeur de fusil en quatre. »

Il entra dans des détails. Sa petite troupe était actuellement à Bidogno, juste derrière la frontière suisse, à deux lieues au nord de Lugano, équipée, encadrée de brigadiers, prête à entrer en campagne. Il n’y avait qu’à lui faire contourner la pointe du lac de Côme, remonter la vallée vers Sondrio et aller se poster au-dessus du lac de Garde. De là, le moment venu, on prendrait le vol, et pas pour des prunes.

« Toi qui as toujours désiré un champ de bataille, se dit Angélo, le voilà ! C’est à la guerre que tu te prépares depuis plus de vingt ans et, en particulier, à celle-là où tu ne seras pas obligé de soumettre tes mouvements généreux à ceux de la stratégie de bibliothèque. Souviens-toi du nez que tu as fait en arrivant à Milan quand tu as trouvé l’estafette hongroise à qui on avait retourné les poches. Si tu ne veux pas en être réduit à des assassinats de ce genre, et peut-être même profitables, ne laisse pas passer l’occasion. »

— Je te crois que ça va vous plaire, dit Lecca qui interprétait le silence. Et vous faites d’une pierre deux coups. Vous fermez la gueule à Bondino et à toute sa clique. Si vous sabrez du côté de Vérone, c’est que vous n’êtes pas du côté du manche. Je connais pas mal de petits gars qui seront contents de le savoir.

CHAPITRE X

— J’en suis, dit Michelotti. D’ailleurs, vous avez besoin de moi. Vous ne pouvez pas redescendre le col de La Baranca. Je connais le patelin dont vous parlez : c’est au tonnerre de Dieu. Vous avez mis au moins cinq jours pour venir ici ; je vous y ramène en trois. Je connais tous ces coins-là comme ma poche et j’ai des copains qui nous feront passer le lac Majeur. Si vous êtes vraiment pour le peuple, montrez-le. Moi aussi, je vis d’amour et d’eau fraîche.

— Je dois également être franc, dit Angélo. Si l’Italie se fait avec de la salive, elle se fera sans moi. Je vais à une partie de campagne.

— Mes enfants, dit Lecca, s’il fallait se soucier des motifs de chacun, nous serions jolis ! J’ai toujours prétendu que celui qui s’amuse fait plus de boulot que Napoléon. Le jour où vous sabrerez l’infanterie de l’Autriche, tous les coups seront bons.

— Je vous mène par le dessus de Rimelle, dit Michelotti, un sentier de père de famille. Mais tirez votre cheval par la bride, ça vaudra mieux.

Un petit vent glacé mettait la nuit à vif. Ils montèrent à travers les pâturages. Les flancs du Capezzone qu’ils étaient en train de gravir sont entièrement dénudés. L’autre versant qui descend dans le Valstrona est couvert de forêts de hêtres. Les arbres, dans ces hauteurs libres, prennent des proportions gigantesques. Ils n’avaient pas encore de feuilles. Leurs bourgeons près d’éclore, dont la pointe vernie reflétait la lueur des étoiles, doublaient le scintillement du ciel.

Vers une heure, ils arrivèrent à une cabane, au-dessus du hameau de Strona. La pleine nuit éclaircissait la voix des torrents. De tous côtés, on entendait les ruissellements d’eaux courantes. Loin sur la droite, par-dessus l’épaule des montagnes et dans ce qui devait être la plaine lombarde, on voyait flamber l’alignement des feux de bivouac.

— Ce sont les réserves de Bava, dit Lecca. Quand il fera jour, fais-nous tirer un peu vers la Suisse. Je n’ai pas envie de rencontrer ces gens-là. Rien de plus emmerdant qu’un sergent de territoriale. Si les patrouilles nous flairent, nous les avons dans les pattes jusqu’à la Saint-Glinglin. Va-t’en expliquer quoi que ce soit à un père de famille qui se prend pour Jules César !

— C’est des pauvres types, dit Michelotti. Bien sûr qu’il y a des patrouilles. Vous n’entendez pas les chiens, en bas ? Pas besoin d’avoir peur. Ce sont des gens de Novare ; ils sont à peine habillés en soldats. Ils sont gentils comme tout. Je suis déserteur et ça se voit, et dernièrement j’ai fumé la pipe avec eux, près des faisceaux. On a parlé de tout, sauf de la guerre. Il ne faut pas croire que tout le monde est remonté à bloc.

Angélo passa des heures exquises sur une vieille litière de feuilles de hêtre. Dans un demi-sommeil, il entendait bruire les eaux et se froisser les branches dans la forêt. Des rumeurs montaient des bas-fonds : c’était le vent sur le lac d’Orta.

Le lendemain de bonne heure, ils arrivèrent affamés à Strona. C’est un village d’une vingtaine de maisons noires. Les murs sont faits de pierres spongieuses qui boivent la fumée, et on fait de grands feux avec des bois résineux dans les abris de ces vallons montagnards.

— J’ai de l’or dans ma ceinture, dit Angélo, mais, si j’en montre la couleur, on va se faire trancher la gorge.

— Laissez-le où il est, dit Lecca. J’ai des sous.

— Si on a le temps de parler cinq minutes, dit Michelotti, on aura à manger gratis. Je suis connu comme le loup blanc.

Il obtint en effet un seau de lait de chèvre. Mais ce lait était plein de poils et il fallut payer deux sous pour avoir une passoire.

— Voilà comment on se fait ici une réputation de mylord, dit Michelotti. Cette passoire va nous rester sur l’estomac. Regardez le type avec ses deux sous. Il fait les yeux ronds. Les questions vont pleuvoir. Buvons et foutons le camp.

Ils n’eurent qu’à tourner le coin de la maison et à prendre par le travers d’un bois de châtaigniers.

— Je comptais piquer droit sur Stresa, maintenant c’est cuit. Il y a un postillon qui part d’ici dans un quart d’heure. Il va sûrement porter votre passoire et tout ce qu’on aura imaginé autour. De deux choses l’une : on suit ma première idée, quitte à faire encore un peu de conversation avec les patrouilles qui voudront savoir pourquoi nous avons le gosier fin. Il faudra aussi expliquer pourquoi on n’a qu’un cheval à trois. Somme toute, il faudra expliquer beaucoup de choses. Si vous êtes de taille à tenir le crachoir, qu’est-ce qu’on risque ? Ou bien, on rentre dans la montagne et on va chercher une autre vallée par là-bas derrière.

Angélo aurait aimé rencontrer quelques bonnes têtes de Piémontais, même sous le képi des réservistes, mais le général préféra la montagne. « Je déteste qu’on me crie : halte ! Et avance à l’ordre », dit-il.

La montagne où ils entraient pouvait avoir trois heures de haut et d’une montée assez âpre. Mais, au bout d’une heure, la piste qu’ils suivaient s’élargit en sortant du bois et la pente devint presque insensible. Quand ils eurent gagné l’éminence, ils entendirent un grelot et une chienne barbet vint leur faire des flatteries. En suivant cette petite bête rousse qui s’aplatissait à leurs pieds tous les trois pas puis courait en secouant ses oreilles, ils arrivèrent à une petite bergerie. Le ciel grésillait d’alouettes. La lumière était si belle que les moutons semblaient en or.

On lâcha la bride au cheval. Il alla manger près de deux ânes. Le berger donna du fromage et du pain. C’était un homme trapu, plein de barbe, dont on ne voyait que les yeux pétillants. Interrogé avec prudence et surtout par Michelotti, il ne répondit que par de petites exclamations enthousiastes. Il léchait vigoureusement ses moustaches.

À cent pas de là, Angélo trouva les traces d’un campement de soldats. Ils avaient couché ici la nuit précédente ; l’herbe foulée ne s’était pas encore relevée. Ils avaient sans doute l’intention de revenir dans l’après-midi ou ce soir, au même endroit. Une marmite et des casseroles étaient cachées sous une touffe d’hysope.

Le sommet de la montagne était occupé par un très vaste plateau entièrement nu, sans ombre et sans cachette. La piste tracée par les troupeaux le traversait en droite ligne et allait se perdre à l’horizon dans un azur tendre.

— Faisons-nous petits, dit Michelotti. Il n’y a qu’à marcher. Dans une heure, il va y avoir là-dessus un soleil du diable. Rien ne cache comme la lumière.

Ils marchèrent dans l’herbe au bord de la piste, pour ne pas soulever de poussière. Vers midi, derrière une petite ondulation du plateau, ils découvrirent trois maisons de pierres sèches, blanches comme de vieux os, et désertes. Une de ces maisons cependant semblait servir d’église : une grossière croix de bois était plantée sur son toit. Sur le sommet d’une autre ondulation, Lecca fit remarquer trois taches rouges au-dessus des herbes. C’étaient les képis des soldats.

Michelotti voulait continuer la route comme si de rien n’était.

— On va leur passer sous le nez. Ils n’y verront que du bleu.

Mais Lecca préféra rester caché dans la petite église.

— Je n’aime pas ça, dit Michelotti, vous et le colonel vous êtes des messieurs. Je viens de vous voir regarder toutes les lucarnes. Vous vous imaginez que si les soldats viennent, nous allons soutenir un siège, faire du bruit avec vos pistolets et démolir peut-être un pauvre bougre ? Pas de ça, Lisette. Restons là si vous voulez mais, du calme. Je ne suis pas un monsieur de… ; je ne prends jamais les choses par le gros bout. Vous, vous savez ce que ferait Napoléon ou le pape ; moi, je sais ce que ferait Michelotti ; et les trois types, là-bas, avec des képis rouges sur la tête, c’est trois Michelotti, comme vous et moi. Ils sont loin de se chercher des ennuis et, si on ne les ennuie pas, ils feront la sieste.

— Je suis de son avis, dit Angélo. Convenez que cette fuite devant une passoire est assez drôle. Elle nous a déjà fait escalader une montagne de trop. Ces soldats sont piémontais, somme toute. Sur nous trois, il y a deux Piémontais et vous êtes un glorieux Milanais. Nous sommes tous du même côté. Quant à la désertion de Michelotti, le Piémont adore les déserteurs.

— Même quand il les fusille, dit Lecca. Je veux bien le croire, mais il les fusille. À quoi avez-vous perdu votre temps depuis trois semaines ? Il n’y a plus de Piémont ni de Piémontais : il n’y a plus que des gens qui se tirent dans le dos. Vous vous fichez du tiers comme du quart, mais c’est miracle que vous soyez encore vivant. Il y a sûrement un dieu pour les ivrognes. Si vous me disiez que les trois képis rouges se regardent en chiens de faïence et sont prêts à se passer l’envie de se fusiller mutuellement sur les hasards des rencontres, là je vous croirais.

« Mais l’âge d’or ? Vous pouvez courir ! Nous en sommes aux partis politiques maintenant. Je croyais que Bondino vous avait ouvert les yeux. »

Enfin, après une heure d’attente dans la petite église qui était fraîche, ils virent les soldats décamper en file indienne.

— Vous voilà rassuré au moment où je ne le suis plus, dit Michelotti. Ils ont l’air de retourner à la bergerie. Le berger parlera de nous et il nous fera plus gros que nature. Ajoutez qu’ils seront vexés de ne pas nous avoir vus. Jouons la fille de l’air en vitesse.

Ils ne ralentirent le pas qu’après avoir pris la descente sur l’autre versant de la montagne, dans un bois de chênes fort sombre.

Ils couchèrent dans une auberge de village.

— Je me suis renseigné, dit Angélo le lendemain matin. La route qui passe devant notre porte est la route postale qui vient de Suisse et va à Verbania, sur le lac Majeur, à deux lieues d’ici. Mais à Verbania le lac est très large. Il faut remonter jusqu’à Cannero pour le passer. Louons un voiturin à deux chevaux mais avec un seul cheval de poste, nous attellerons le vôtre. Michelotti montera sur le siège. Deux messieurs conduits par un cocher n’attireront pas l’attention.

— Tu n’as pas digéré ce que je t’ai dit hier dans l’église, dit Michelotti ; mais c’est la vérité et, devant le monde, surtout devant le monde qui peut nous demander des explications, si tu étais moins copain avec moi ce serait beaucoup plus naturel. Donne-moi tes sous, je vais aller arranger l’affaire.

— Vous le connaissez depuis longtemps ? demanda Lecca. Quel âge a-t-il ?

— Il a vingt-six ans. C’est un de ces nombreux êtres vivants que ma mère a impressionnés. Je veux dire qu’il y a vingt-six ans que je le connais. Il nous sera très utile. Il est maréchal-ferrant et un peu vétérinaire.

Michelotti arriva avec des nouvelles. On ne risquait pas de rencontrer des soldats de ce côté-ci du lac mais les routes étaient encombrées de réfugiés de l’autre rive où se déroulaient, paraît-il, de nombreux combats, les petites garnisons autrichiennes y étant engagées avec les partisans et l’avant-garde des troupes d’Allemandi. Le maître de poste en profitait en refusant voiture et cheval jusqu’à ce qu’on montre assez de quibus. Il l’avait cependant décidé en parlant métier et surtout contrebande.

— J’ai dit aussi que vous étiez des huiles, sans préciser. Comme il s’attend à avoir sur les doigts et qu’il a gagné suffisamment d’argent tous ces temps-ci pour perdre le nord, c’est lui-même qui a prononcé le mot de commissaire du peuple. J’ai cligné de l’œil. On a la voiture et le cheval. Et même un jambon et une bonbonne de vin. Mais le jambon, parole, il l’a trouvé tout seul.

Le maître de poste vint les saluer au départ. Il fut très impressionné par les rondeurs de Lecca. Il fit remarquer qu’il avait plié une grosse miche de pain dans un linge fort blanc, mais il traita par-dessous la jambe Angélo qu’il prenait pour un commis.

À une demi-lieue du village, ils furent obligés de chercher un chemin de traverse. Ils risquaient la mort à chaque instant à cause de lourdes voitures de voyage qu’on menait au triple galop vers la Suisse. Une d’elles perdit devant eux un coffre mal arrimé sur son impériale. Il s’écrasa sur la route et faillit leur tuer un cheval. Il était plein de jupons de femmes très richement brodés et qui sentaient bon, même à distance.

— On a l’air de noyer de fameux trous de taupes, là-bas, dit Michelotti.

Ils approchèrent donc de Verbania par des chemins bordés d’aubépines en fleur. D’épais saules pleureurs fouettaient la capote de leur voiture. La petite ville était tout en rumeurs. La cloche de son temple battait sans hâte, à petits coups espacés comme lorsqu’on appelle le pasteur, mais sans arrêt. On entendait le bruit de nombreuses voitures roulant sur les pavés, le hennissement énervé des chevaux, la grosse voix des cochers, les piaillements d’une foule qui semblait composée d’enfants et criait avec des voix haut perchées.

À la sortie des murs, les allées de sycomores qui bordaient la route de Suisse, et en temps ordinaire devaient servir de corso, étaient encombrées d’attelages de toutes sortes. Certaines carrioles basses, sur lesquelles on avait entassé de la literie et même des enfants étaient tirées par de grands chiens qui sautaient dans leurs traits et aboyaient à pleine gueule. Des femmes de toutes conditions, chargées de paquets ou les bras ballants (ce qui leur donnait une allure étrange, comme endormie) s’en allaient à pied. Certaines, profitant de ce que toutes les voitures étaient obligées d’aller au pas, s’accrochaient aux courroies pour se faire traîner. Angélo remarqua qu’elles avaient des visages d’un ovale beaucoup moins parfait que dans le Piémont. Certaines, quoique jolies, avaient des mâchoires carrées.

Là aussi les voies de traverse étaient désertes. À cent pas de la grand-route de Suisse, Michelotti put faire prendre le trot à ses chevaux. Ils contournèrent ainsi les vieilles murailles crénelées, flanquées de tours, et pénétrèrent dans un quartier de jardins potagers, de vignes vermeilles, d’épais bosquets de cyprès où le vent du matin ronronnait comme un gros chat.

Du haut d’une petite montée, et avant de descendre sur ses rives, ils virent une bonne étendue de lac. Charrué de petites vagues roses, il était piqueté de nombreuses voiles balancées et de barques plates, noires, remuant lentement les pattes comme des cafards sur le dos. Tous les sillages étaient tendus vers le rivage, de ce côté-ci. De l’autre côté, la rive était couverte de brumes ou de fumées. Là-bas aussi les cloches sonnaient coup par coup.

Après avoir roulé pendant plus de deux lieues, ils retrouvèrent la route encombrée. Ce n’était plus, toutefois, la cohue de Verbania mais une longue file de chariots, de charrettes jardinières, de tombereaux, quelques coches et même d’élégants bogheis légers. Les voitures rapides piétinaient longtemps derrière les lourds attelages avant de pouvoir passer.

Il y avait aussi la Suisse de ce côté. On ne l’atteignait pas par une route de poste mais, pour des malins, c’était encore plus pratique. À condition de n’être pas trop chargé et d’avoir le temps d’aller lentement, on pouvait, par là, gagner Locarno. Le bruit avait couru que le pont sur le torrent qui longe la frontière avait été démoli par des pionniers. C’est pourquoi presque tout le monde cherchait à emprunter la route postale, mais les malins, ou ceux qui pouvaient payer des renseignements sûrs, savaient que le pont était intact et que d’ailleurs, avec un peu de nerfs, on pouvait très bien passer le torrent à gué.

La route était agréable entre des coteaux abrupts tapissés de pervenches et le lac qui jetait de l’écume sur les rochers.

— Je reste en queue de peloton, dit Michelotti. Inutile d’aller nous fourrer là-bas au milieu. Si jamais les choses se compliquent, ça va faire un boxon chinois.

Dans le courant de l’après-midi, le voile de brume qui couvrait le rivage opposé au lac se déchira ou, plus exactement, se montra être la fumée de nombreux incendies de broussailles et même de meules qui brûlaient en jetant de hautes flammes rouges. Quelques villages de l’intérieur des terres semblaient également être en feu.

Michelotti arrêta le voiturin au bord de l’eau, près d’une barque que trois bateliers harassés et couverts de sueur noire tiraient sur le sable. Ils arrivaient de Porto-Valtra. Ils faisaient la navette depuis la veille au soir. Ils étaient à bout de forces. Ils avaient l’intention de tourner leur barque, quille en l’air, et de faire un bon sommeil dessous.

On leur donna du vin de la bonbonne, du jambon et du pain. Angélo s’aperçut qu’il n’avait plus qu’un petit cigare. Il n’osa pas le proposer.

C’étaient bien des villages qui brûlaient sur l’autre bord, notamment Brissago dont la petite garnison autrichienne avait été massacrée au cours de la nuit après un siège en règle. Les bateliers parlèrent d’un nommé Beretta. Il commandait un détachement de volontaires brescians, pointe d’avant-garde du corps des volontaires d’Allemandi. Tellement en avant-garde qu’après s’être infiltré de vallon en vallon dans un pays à peine tenu par quelques compagnies de gendarmes impériaux, Beretta avait perdu le contact et s’était mis à faire la guerre pour son compte personnel, avec une centaine de soldats qui s’étaient peint de grosses croix rouges sur leurs vestes civiles. Ils avaient pris, sans coup férir, un village de la hauteur, Rancio, à la lisière des bois où ils avaient pendu, à des branches de chêne, quatre chasseurs croates faits prisonniers deux jours avant et qu’ils traînaient avec eux, pour la gloire. Les deux ou trois cents soldats autrichiens qui étaient dispersés dans les villages de la côte avaient réussi à se rassembler sous les ordres d’un capitaine, étaient montés à Rancio et avaient mis le feu aux granges. Depuis, on faisait de tous les côtés une énorme consommation de pierres à briquet. On disait qu’Allemandi allait venir.

— Allemandi est à trente lieues d’ici, dit Lecca et ce n’est même pas Beretta qui est là-bas en face. Beretta, il y a huit jours, était à Castelnuovo. Entre Castelnuovo et vos patelins qui brûlent, il y a vingt-cinq lieues et trop de jolis endroits paisibles pour qu’un général d’occasion n’ait pas cinquante fois l’envie de se reposer à l’ombre. Des volontaires sans discipline ne font pas vingt-cinq lieues à pied avec armes et bagages en huit jours, à travers un pays où le vin est facile, pour le plaisir de venir foutre le feu à trois chalets qui n’ont de valeur que pour ceux qui les possèdent. Non. Ce que vous avez là-bas, ce sont vos propres gars qui s’amusent à la foire d’empoigne.

À Cannero, ce fut un autre son de cloche. Ils étaient arrivés à la nuit dans un village qui regorgeait de réfugiés. Le pont sur le torrent entre Cannero et la frontière n’était pas détruit, mais, très étroit, il ne permettait le passage que d’une voiture après l’autre. Une berline qui voulait se dépêcher s’y était coincée. On ne pourrait la dégager qu’avec le jour.

Le maître de poste regarda de haut ces drôles de clients qui prétendaient être propriétaires du deuxième cheval du voiturin. « Avez-vous un papier pour le prouver ? » disait-il. C’était un montagnard, fort comme un Turc et qui avait dominé des femmes, des enfants et des peureux toute la journée.

— J’ai cet excellent petit papier, dit Angélo, en lui enfonçant le canon de son pistolet dans le gilet. Et ne t’amuse pas à remuer tes gros bras, sans quoi tu les remues pour la dernière fois. Et maintenant, si tu veux être sûr d’une chose, c’est-à-dire que tu es un voleur et que nous n’en sommes pas, va regarder le cheval avec tes yeux ronds, marche ! Tu verras qu’il n’y en a jamais eu de cette forme dans les écuries de poste.

— Je reconnais qu’il a quatre pattes, dit le bonhomme. D’accord. Mais vous n’allez pas le faire asseoir à table avec vous ; et, si vous le perdez de l’œil cinq minutes, il va être escamoté comme un et un font deux. Tant valait que ce soit par moi, puisque j’en fais commerce et que je paie patente. Il ne faut pas faire bouillir l’agneau dans le lait de sa mère. Rentrez votre petit billet, on va s’entendre.

Il leur ouvrit un appentis qu’il avait tenu jusque-là verrouillé. La paille n’était pas très propre, mais…

— Nous restons là, dit Lecca. Apporte de l’avoine au cheval et trois seaux d’eau. Tu seras payé recta. Pour nous, as-tu du bœuf en daube ?

— Vous rigolez ! Bien sûr que j’ai du bœuf en daube. Enfin, si on peut dire ! Quand j’ai vu rappliquer les pratiques, j’ai plutôt appuyé sur l’arrosoir que sur la bonbonne. S’il s’agit de bœuf en daube pour les princes, n’insistons pas. Mais j’ai un petit pâté.

— Je veux du chaud, dit Lecca.

— Alors, la soupe. Je vois que vous avez compris : le pâté évidemment… La soupe aux choux avec du lard et des pieds de porc, faite pour moi et le personnel.

— Je ne savais pas, dit Lecca à Angélo quand le patron fut sorti, que vous saviez vous servir d’un visage glacé et d’un pistolet, comme vous l’avez fait tout à l’heure. Vous m’avez épaté.

— Vous croyez qu’il fera fortune ? dit Michelotti.

— Il savait que ce cheval était à nous. Je déteste la mauvaise foi, dit Angélo.

— Bien sûr qu’il le savait, mais si c’était de la vraie colère c’est moins bien, dit Lecca. Vous m’avez déjà attrapé une fois avec le vrai sang d’une vraie blessure. Vous salez trop.

Le patron revint avec un commis qui installa une table et des chaises, en poussant un peu la paille. Pendant qu’il garnissait la mangeoire du cheval, une servante apporta les couverts et une soupe qui sentait fameusement bon.

— C’est parfait, dit Lecca, mais tu seras content toi aussi. Nous avons besoin de toi.

— Vous ne faites pas exception.

— Nous ferons peut-être exception question finance.

— Même pas. Les gens payeraient pour respirer si je disais que l’air de ma cour vaut dix sous.

— Les avocats refusent l’argent ?

— Pas précisément. J’ai été correct pour la soupe, reconnaissez. S’il y a un écu à gagner, il devrait être pour moi.

— Peut-être deux, dit Lecca. On voudrait passer de l’autre côté.

— Deux écus ! C’est ce qu’on paie pour rester sur place. Sans lever l’écu de dessus vos chaises, vous pouvez voir d’ici la forêt qui brûle au-dessus de Luino.

Pour lui, il n’était pas question de Beretta. C’était Allemandi en personne qui passait la région au fil de l’épée. Pour faire braver la mort à des gens qui étaient bien tranquilles de ce côté-ci, il ne fallait pas avoir de hérisson dans le porte-monnaie.

— Après avoir mangé, dit Lecca, nous nous tirerons les bottes et nous ferons un petit roupillon dans la paille. Si tu nous laisses dormir jusqu’au jour, demain nous nous débrouillerons tout seuls. Peut-être même n’aurons-nous plus envie de traverser, et notre écu te filera sous le nez. J’ai dit : « Peut-être deux. » Pour le moment, je n’en promets qu’un.

— Et trouvez-moi des petits cigares, dit Angélo.

Une heure après, il n’y avait ni barque ni petits cigares.

— Vous me demandez l’impossible, dit le patron.

— Je vais voir, dit Michelotti.

Il rentra bredouille.

— C’est en effet très difficile, dit-il. Ils en ont tous assez et les poches pleines. Ils veulent tous dormir. Je croyais parler comme eux mais je t’en fiche ; ils ont fait des classes et on en apprend des choses en un jour !

— Quel guignon ! dit Lecca. Mes hommes sont tout au plus à cinq lieues, à vol d’oiseau. Avec les bruits qui courent et ces saloperies d’incendies qui se voient comme le nez au milieu de la figure, ils sont capables de foncer sans m’attendre. On sera joli !

Faire le tour du lac ? C’était dix à quinze lieues. Il fallait entrer en Suisse. Évidemment, les Suisses, cocagne ! Du moment qu’on était pour la liberté, ils fermaient les yeux ; on passe comme une lettre à la poste. Mais il devait y avoir une salade du tonnerre de Dieu, sur la route de Cannero à la frontière. Et on n’a qu’un cheval. Si on en avait trois !

Angélo compta l’or de sa ceinture. Il avait quarante louis.

— Ils vont nous demander les yeux de la tête pour des carnes qui crèveront avant d’arriver, dit Michelotti. Garde tes picaillons. Il ne s’agit pas de dire, il faut savoir si c’est faisable. En temps normal, avec de bonnes bêtes, c’est faisable, et encore, il faudrait deux jours. Je connais la région : c’est montagne russe et compagnie. Si vos hommes ne sont pas foutus de rester l’arme au pied devant un petit feu d’artifice, mon général, je ne vois pas ce qu’on va faire avec eux, Angélo et moi.

— Vous croyez qu’on ramasse des Bayard à la pelle, dit Lecca. C’est toujours avec du tout-venant qu’on est obligé de travailler. Je ne suis pas venu chercher le colonel pour des prunes.

Il se mit en colère et il expliqua ce qu’il avait vu de ses propres yeux à Ulm.

— Il est presque minuit, dit Angélo, mettons-nous d’accord. Pour le tour du lac, j’ai peur que Michelotti ait raison. Il va aller voir encore une fois si parmi tous ces dormeurs il ne s’en trouve pas un sujet à l’insomnie, et si ce milliardaire était intéressé par une pièce de vingt francs, il lui dira que nous en avons une, ici, à sa disposition. S’il fait chou blanc, dormons.

Michelotti revint assez vite.

— J’ai le merle blanc, dit-il. (Le merle blanc était un garçon fort gaillard, mais taciturne.) Ce garçon n’a pas de barque. C’est le matelot d’un petit bac à voiles qui a fait la navette tout le jour. Le propriétaire du bac, n’en parlons pas : non seulement il dort, mais il est ivre-mort. Ce garçon est inquiet parce qu’il a vu des flammes tout à l’heure à l’emplacement de sa maison, de l’autre côté. Il veut aller voir, mais il ne peut pas manœuvrer le bac tout seul. Je lui ai dit qu’on l’aiderait.

— Si vous m’aidez, dit le garçon, et si vous me donnez la pièce, on y va.

Pour le cheval, il y avait, sur le bac, de petites forces où l’on entravait les bêtes.

— Nous passons constamment des bestiaux en temps normal, dit le garçon. Je sais y faire. Ils ne bougent pas.

Angélo voulait laisser un louis sur la table pour payer la dépense.

— Tu es fou, dit Michelotti. De l’or, tout seul sur une table toute la nuit, ça va foutre le feu à la baraque. Reste tranquille. À la guerre on ne s’amuse pas à payer un peu de soupe aux choux. Ou bien quoi ? Tu ne vas pas nous remettre aux glands maintenant qu’on a du blé.

Le bac était assez gros. Michelotti se mit aux rames.

— Doucement, dit le garçon. Prenez votre souffle. Il faut nager un bon quart d’heure. On n’aura de vent qu’après avoir débordé la pointe. Après, à cette heure-ci ça ira tout seul.

À en juger par la lueur des incendies et notamment par une sur le rouge de laquelle on voyait se détacher la silhouette noire d’un clocher, il devait y avoir, en droite ligne, à peu près une lieue à une lieue et demie d’eau à traverser.

À chaque coup de rame, le bac n’avait l’air de bouger que de quelques centimètres.

— On n’arrivera jamais, dit Lecca.

— Je vous assure bien que si, dit le garçon. On sera dans le vent d’ici peu. La nuit, il est régulier et il souffle des montagnes.

— Qu’est-ce qui se passe, là-bas ? Vous croyez à Allemandi, vous ?

— Je crois à ce que je vois, et, s’ils ont touché à un cheveu de ma femme, je sais à qui demander des comptes. Je connais les noms et les prénoms. On a proclamé la liberté. Alors, n’importe qui s’en empare.

— J’entends le vent, dit Angélo.

C’était un silence qui avait soudain emporté le léger crépitement des incendies qu’on avait jusque-là entendu.

— C’est lui, Monsieur, dit le garçon. Méfiez-vous de la voile ; elle va abattre sur la droite. Retirez votre rame, Monsieur, dit-il à Michelotti. Je vais nager seul. Il y a un petit coup à prendre.

Il fit venir un peu sur la gauche ; le mât craqua gentiment comme une botte neuve ; la voile se gonflait. L’eau donna quelques petites claques contre la proue et le bac commença à se dandiner comme un vrai bateau.

Le garçon prit la barre.

— Le clocher qu’on voit, c’est celui de Luino, dit-il. La ville ne brûle pas. Ce qui flambe, c’est le maïs. On va remonter le plus possible. Le vent a l’air d’être de cet avis. Je suis le bac de Dumenza et j’ai mon embarcadère à une demi-lieue au nord de Luino. Je ne crois pas qu’on ait assez d’air pour remonter jusqu’à mon ponton, mais je connais un torrent qui abaisse bien la côte et qui donne du sable ; on se mettra dans son embouchure. C’était calculé. Vous avez de la corde sous vos pieds ; passez-la-moi, s’il vous plaît, Monsieur. Surveillez le cheval, Monsieur. Des fois ils ont peur et ils se blessent sur les écrous. J’y mets de l’étoupe, mais la peur vient à bout de tout. Si les salauds ont touché à un cheveu de ma femme, je leur bois le sang. Patriote ou tout ce qu’on voudra. Plaisanterie mise à part, Monsieur. Ce sont les messieurs qui proclament la liberté. Et après, débrouille-toi. Tu vas voir que je vais me débrouiller, mon cochon !

— Je vous observe depuis qu’on est parti de chez vous, dit Lecca à Angélo. Je parie que vous n’avez pas pensé une seule fois à Bondino.

— Décernez-moi la palme de l’hypocrisie et ne pariez pas, dit Angélo.

— Vous cachez bien votre jeu. Vous avez tourné les talons sans hésitation ni murmure.

— Murmurer quoi ? Et il n’y avait pas à hésiter.

— Affaire de tempérament, dit Lecca. Je ne connais que les chiens de ma chienne.

— Vous voulez savoir si je suis bien piémontais ? dit Angélo en riant.

— Je sais que vous l’êtes. Vous ne seriez pas dans cette barque à Charon.

On sentait maintenant une énorme odeur de fournil et le caramel du maïs brûlé vert. Les coups de vent éteignaient et rallumaient des langues de flammes, attisaient des braises, faisaient courir des frémissements d’étincelles sur le flanc des coteaux.

— Je suis piémontais jusqu’au bout des ongles, dit Angélo. Donnez-moi les sept péchés capitaux, vous verrez si je n’en fais pas des péchés mignons.

Le garçon manœuvra pour prendre le vent qui remontait le long du rivage. Le bac passa à quelques centaines de mètres du port de Luino. La petite ville avait tiré ses portes, ses volets et ses draps jusque par-dessus sa tête et ne bougeait plus, sans bruit dans l’ombre. Dans la campagne, luisaient des cyprès, des treilles, des charpentes, le hérissement de forêts qui n’étaient plus que braises. Le silence était de toute beauté. Le velours du vent lui donnait une profondeur vertigineuse. La voile était tendue d’un souffle régulier ; à peine si le mât gémissait. À la pointe d’un promontoire quelques flammèches achevaient de dévorer les tonnelles d’un « rendez-vous des pêcheurs ».

En homme de cheval, Michelotti admirait la manœuvre. Avec la barre et une corde attachée au coin de la voile, le garçon remontait le vent en se servant de toutes ses petites humeurs.

— Il y a vingt ans que je fais ça, dit-il. Avec une barque légère, on irait jusqu’à Locarno, et même vite. Avec ce tombereau, on ne va pas tarder à être au bout du rouleau. Remettez-vous aux rames, Monsieur, et nagez à contresens, je vais braquer. On a le sable à deux doigts sur la droite.

La voile tomba et, après un assez long moment (le bac courait insensiblement sur son erre), la proue toucha le sable et se releva.

— Laissez-moi payer ce garçon, dit Angélo. Il a droit à un peu d’or piémontais.

Il voulut lui donner aussi un pistolet.

— Merci, non, dit le garçon. S’ils m’ont fait du mal, je veux les tenir entre mes pattes.

Il aida à délier le cheval et à le faire sortir du bac.

— Passez le torrent, dit-il, il n’y a presque pas d’eau. De l’autre côté, vous trouverez le chemin.

Il disparut sans bruit. Il y avait ici un silence plus grand qu’ailleurs. Un rossignol se mit brusquement à chanter.

— Il m’a fait peur, dit Michelotti.

Les roulades du rossignol semblaient frappées sur un tambour de métal et retentissaient dans d’interminables couloirs de la nuit.

Après avoir pataugé dans le gué, ils trouvèrent le chemin et gravirent les pentes des coteaux qui dominaient le lac. À la pointe de l’aube, ils se dirigeaient à travers des prés vers la lisière d’une forêt très sombre. De ces hauteurs, on voyait rougir les sommets de la Suisse.

Le matin était calme et mélancolique. La plus grande partie du ciel était couverte du côté de l’est d’un gros nuage noir qui avançait lentement et envahissait peu à peu le vert de l’aurore. De temps en temps, et sans cause apparente, la forêt de sapins grondait. En bas, la masse brune et luisante du lac se ridait uniformément autour des bancs de sable et du rivage. De l’autre côté, l’eau, les rives, les larges assises des montagnes et l’ombre du nuage noir se confondaient en d’opaques ténèbres.

Ils entrèrent dans la forêt. Des oiseaux de nuit froissaient leurs plumes dans les branches. Ils débouchaient dans une clairière, sur un tapis de menthe épaisse qui donnait une forte odeur et ils approchaient d’un petit chalet quand ils furent arrêtés net par le feu et la détonation d’un fusil de gros calibre qui éclata presque sous leurs nez. Les chevrotines bourdonnèrent autour d’eux comme des mouches. Le cheval poussa un petit cri. Il avait eu l’encolure éraflée par une grenaille. Lecca passa vivement sa main sur la ligne de sang qui perlait sur les poils.

— Alors quoi, cria-t-il, on tire sur les chevaux, maintenant ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

Silence. Et on voyait le canon du fusil braqué par le trou du volet. Ils avancèrent tous les trois de front, pas à pas. La porte n’était pas fermée. Ils entrèrent un peu vivement. Angélo avait la main dans la poche aux pistolets. Ils se trouvèrent en face d’une jeune paysanne qui souriait bêtement. Ses très beaux yeux bleus n’exprimaient absolument rien.

— Joli travail ! dit Lecca. Tu serais plus grasse maintenant, hein, si tu nous avais mouchés !

— Elle est seule, dit Michelotti qui avait fait rapidement le tour et ouvert les placards.

La pièce sentait le lait aigre.

— Alors, elle a ses raisons, dit Angélo.

— Vous me faites rigoler, dit Lecca. Il n’y a pas plus de raison dans cette caboche que dans celle des autres. D’abord, un idiot n’a pas peur. Elle suit la mode. Je t’en foutrai moi, tiens ! Elle a de la chance que ça ne soit rien. Vous voyez ça si cette Jeanne d’Arc nous avait mis du plomb dans l’aile, on pouvait y rester tous les trois. C’était à mettre dans les annales.

La fille rechargeait son fusil. Elle prenait de la poudre noire dans une boîte avec une cuillère à soupe et elle la versait dans le canon. Elle avait sur la table un petit tas de pierres rondes qui lui servaient de balles. Elle bourrait avec de l’herbe sèche.

— On ne peut même pas lui dire de ne plus tirer, dit Angélo. Si ces salauds qui mettent le feu partout montaient jusqu’ici…

Une vache meugla tendrement. La fille coucha le fusil sur un banc, prit un seau, poussa la porte de l’étable et sortit. Elle souriait toujours, non pas aux hommes qui étaient là et dont elle ne se souciait pas, mais à quelque idée. Michelotti la suivit.

— Elle a deux vaches, dit-il en revenant. Elle est en train de les traire. Elle m’a donné du lait.

— Allons-nous-en, dit Lecca, je vais me mettre en colère.

« Chaque fois que je vois le train du monde, dit-il après avoir repris la marche dans la forêt, je sens la moutarde qui me monte au nez. Quand je vois ce qu’il fait au petit matin, avec un peu d’herbe, de lait, une idiote et trois andouilles, je me demande si nous ne ferions pas mieux d’aller sous des édredons de plumes fumer notre pipe, au lieu d’essayer de la casser. »

Au premier ruisseau rencontré, il lava la blessure du cheval. C’était peu de chose : à peine une éraflure et qui ne risquait pas de s’envenimer.

Ils étaient descendus de l’autre côté de la montagne, dans un pays de collines sévères mais nobles. Couvertes d’yeuses, elles bordaient d’étroites vallées et de petites plaines où s’alignaient des rangées régulières de ces peupliers légers appelés « brouillards » qui étincellent et murmurent au moindre vent. Ces « brouillards » s’entrouvraient, ou plutôt s’évaporaient devant les façades de belles fermes bien badigeonnées de chaux grasse. Des petits châteaux portaient jusqu’au-dessus des bosquets de pins des balustrades de très grand air. Dans le fond d’une étroite gorge de rochers gris couverts de lilas d’Espagne circulait une route de poste. Un ruisseau accompagné de saules dorés traversait des prés d’un vert presque noir. On entendait, par intervalles, le cri mélancolique d’un paon. Le temps était à la pluie.

Ici, on ne croyait pas à Allemandi. On le savait sur le lac de Garde et très embêté. Les nouvelles arrivaient de Varèse. Allemandi s’est fait flanquer la pile avant-hier à Castelnuovo par un général autrichien pète-sec qui a donné du canon en veux-tu en voilà. Tu ramasses ce qui reste d’Allemandi à la pelle, sur les chemins, comme du crottin de cheval. Il avait trois à quatre mille crosciati. Certains disent dix mille. Pourquoi pas cent mille ? Cent mille ou cinq cent mille, qu’est-ce que c’est, les crosciati ? Des morveux qui se peignent une croix sur la veste et qui s’intitulent volontaires. Volontaires de la foire d’empoigne, volontaires pour voler des cochons ou pour sucer le vin des barriques ; mais volontaires pour résister aux canons, surtout pointés par des professionnels, il n’y a plus personne. Allemandi est Piémontais.

— Corvi con corvi non se cavan gli occhi, dit Angélo en riant. Méfiez-vous, je suis piémontais moi aussi.

— Allemandi veut faire sécher la neige au four et la vendre pour du sel blanc. Ce n’est pas vous qui allez me contredire, si vous êtes vraiment piémontais, dit l’homme. Je suis le maire de ce petit bourg. Je prends mes pauvres de la paroisse, je leur peinturlure une croix sur le gilet et même, si je les crois plus couillons qu’ils ne sont, je leur parle un peu de l’Italie : je suis autant qu’Allemandi. Je vous fous mon billet qu’il ne me faut pas huit jours pour avoir dans mes étables tous les moutons du reste de mes administrés. Mais quant à faire la guerre à l’empereur d’Autriche, c’est une autre paire de manches. Voilà ce qui se passe à Luino. Qu’est-ce qu’il y avait de plus à Luino pour que tout flambe là-bas et qu’ici nous soyons bien tranquilles ? Des langues bien pendues. Peut-être même sincères. Et qu’est-ce que ça arrange ? Ça fait changer l’argent de poche, un point c’est tout. Faire l’Italie ? Je vous garantis que ça n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Tout le monde s’y met. Mais je n’en vois pas beaucoup qui oublient de se servir les premiers.

Il était maire de la commune et notaire. Il précisa qu’il avait simplement acheté les minutes aux héritiers du précédent homme de loi (encore était-ce son père à lui qui les avait achetées et qui les lui avait données en avance d’hoirie et pour solde de tout compte).

— Car, comme vous le voyez, je suis boiteux. Mes deux frères se sont partagé une terre magnifique, exactement séparée en deux par un petit ruisseau et les soins de Dieu le Père. Un troisième larron foutait tout en l’air. On a bien insisté sur ma guibolle et on m’a donné les papiers. Admettez que je sois jaloux (il se trouve que j’ai fort bien fait mes affaires) ; puisqu’on fait l’Italie et que c’est sacré et que, pour faire l’Italie, il faut en découdre, j’en découds du côté où, à mon avis personnel, c’est mal cousu. Un frère, ou même deux, qui se trouvent malheureusement sur le trajet d’une balle, et même de plusieurs s’il le faut, ça se voit sans que la terre s’arrête de tourner. Je suis l’héritier naturel. Que répondre à ça ? Et, si je ne le suis pas, je m’arrange. Par le plus grand des hasards j’aime mes frères, j’en suis aimé ; je n’envie pas ce qu’ils ont. Mais est-ce qu’il y en a beaucoup comme moi ?

Il fit servir du vin du pays.

— Et même de mes vignes, enfin, du domaine si bien partagé en deux par le fameux ruisseau et les soins du Seigneur.

Malgré ses vêtements paysans, il avait beaucoup d’allure et le vin avait été servi par une incontestable maîtresse-servante, soignée, et d’une beauté en rapport avec les lieux. Elle avait regardé de son côté avec tendresse. C’était un homme, entre cinquante-cinq et soixante ans, les cheveux drus, poivre et sel, et de bons yeux. Sa petite moustache était d’une finesse exquise et d’une très belle teinture noire.

— Si je me suis permis d’intervenir tout à l’heure sur la place et de vous amener ici, dit-il, c’est que toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire. Même celle qui consiste à proclamer qu’on a besoin d’acheter deux chevaux. Nous avons des chevaux à vendre, mais, si on nous les demande (et surtout si celui qui nous les demande est à pied) nous les faisons payer fort cher. Or, sans revenir sur ce que j’ai dit, j’ai des frères qui ont à vendre exactement ce que vous désirez acheter. J’ai également un petit clerc qu’on a mis dans le notariat parce que, lui, il est bossu. (En réalité, c’est lui qui a les titres ; moi je n’ai pas fait de droit.) Vous n’avez qu’un mot à dire, je l’envoie chercher les bêtes. C’est l’affaire de deux heures.

— J’aime bien choisir mon cheval moi-même, dit Angélo. Je suis seul à savoir ce que je vais lui demander par la suite.

— Mon clerc est bossu mais il est noble, dit l’homme. Ses armoiries sont deux carottes de tabac en croix avec pour devise : « Dieu vous bénisse. » N’allez jamais après les infirmes quand vous les voyez se maintenir parmi des paysans. C’est qu’ils ont la peau dure et le foie bien conformé. Laissez celui-là faire à son idée et il vous trouvera un cheval capable de tout faire, même si c’est pour porter Alexandre au fin fond de l’Asie.

— Comment savez-vous que nous voulons aller au fin fond de l’Asie ? dit Angélo.

— Je ne suis pas tombé de la dernière pluie et je connais ce monsieur, dit l’homme en désignant Lecca. N’est-ce pas le général qui, à trois lieues d’ici, a réuni un parti de cavaliers prêts à entrer en campagne ? Ce que j’ai dit sur les crosciati n’est valable que pour les « crosciati à pied ».

On envoya le clerc chercher quelques bêtes. Il partit, monté lui-même sur un énorme cheval très fougueux et qu’il excitait encore avec des cris dignes, en effet, d’Alexandre.

— Vous qui savez tout, dit Lecca, savez-vous ce que fait notre petit Charles-Albert des familles ?

— Tout dépend du point de vue où l’on se place.

— Nous ne sommes pas des gens à qui on dore la pilule. Vous devez bien un peu agioter. On se base sur des renseignements, dans ce cas-là, pas sur des racontars.

— Ne disons pas de mal des racontars, c’est parfois bonbon. Mais il est de fait que, si on veut risquer trois sous dans l’histoire, il faut savoir sur quoi on les mise. Quand j’ai parlé du point de vue où l’on se place, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Certains croient que l’Italie est une grande femme habillée comme une statue et couronnée de laurier, devant laquelle tout le monde s’incline respectueusement et que les Autrichiens (qui ne s’inclinent pas) sont des va-de-la-gueule, des goujats et des malappris.

— Ne vous inquiétez pas pour l’allégorie, dit Angélo. Nous voulons être maîtres chez nous.

— Qui nous ? dit l’homme. Et maîtres chez qui ? Mais je ne vais pas vous contrarier. Vous voulez savoir ce qu’on dit à Varèse ? Il y a d’abord l’affaire de Mantoue. C’est de la semaine dernière. Bava a l’air d’être amateur de femmes en marbre vêtues à la romaine. Il s’est dit : « Je viens me balader sous les murs de la ville et elle va en pincer pour mes beaux yeux. » Notez qu’il avait douze mille hommes. Il s’est approché jusqu’à portée de canon du fort Belfiore. Il a fait le pied de grue, son petit bouquet de violettes à la main, en attendant que la ville se révolte. Il y serait encore si la garnison de la place ne s’était pas chargée de le renvoyer tambour battant.

— Bon, dit Lecca, mais c’est Bava. Je vous en ai parlé, dit-il à Angélo. Je l’ai eu en face de moi après l’arrivée des Piémontais. Savoir si Borroméo, le prince, avait voix au chapitre, ou moi. Il a tiré cinquante fois son mouchoir de la poche. Et un mouchoir parfumé.

— Vous voulez Charles-Albert ? dit l’homme. Alors, c’est d’avant-hier. Je vous avertis qu’il s’agit d’une victoire. À la fin de la semaine dernière, j’ai signé avec l’intendance un marché de fourrage livrable à Varèse et qu’on a chargé sur fourgons, direction Brescia. Au début de cette semaine-ci, le général de Sonnaz (vous le connaissez ? Il ne tire pas son mouchoir de la poche, celui-là, je vous le garantis, il ne tire même rien du tout) le général de Sonnaz, à la tête de douze bataillons d’infanterie, d’une brigade de cavalerie et de deux batteries, dont une à cheval, a passé le Mincio à Monzenbano. Pendant que l’infanterie fouillait les hauteurs de Montevento et les collines qui les précèdent, la cavalerie s’avançait dans la plaine jusqu’à Villafranca. Un point c’est tout pour de Sonnaz. C’était lundi. Il a fait le mouvement lundi soir ; il est revenu sur ses positions mardi matin. Il n’a rencontré personne devant lui. Mardi soir, le duc de Savoie a franchi la rivière, vers les moulins de Volta sur un pont de pontons. Le lendemain, l’armée piémontaise, trente-sept mille hommes d’infanterie, quatre mille cavaliers, quatre-vingts pièces attelées, a franchi le Mincio. En avant la musique ! Je ne cite pas des chiffres au hasard, je les tiens de l’intendance. J’avais encore deux cent soixante fourgons à charger. On a arrêté les frais. Je vais voir de quoi il retourne avec mon petit papier signé de Sonnaz. On me dit : « De Sonnaz, tu peux courir, il est chez les Tedeschi ! » On me raconte l’affaire. Les deux cent soixante fourgons vont à Monza. Moi, Brescia ou Monza… Mais, je me dis : « Qu’est-ce qu’on veut, au juste ? » Je vois bien qu’on veut Vérone ; seulement, entre vouloir et pouvoir… Je n’ai pas besoin de sortir de l’école de guerre pour comprendre qu’on défile devant Peschiera. Il y a le lieutenant-maréchal Rath dans Peschiera. Quand il va voir le flanc gauche des Piémontais se présenter en belle, il sautera sur l’occasion.

« Mon clerc me dit : “Patron, on est dans cette affaire pour cent quatre-vingt-dix mille florins.” Vous n’avez jamais eu une créance de cent quatre-vingt-dix mille florins qui promène son flanc gauche devant les canons du lieutenant-maréchal Rath ? Je vous garantis que ça fait un drôle d’effet. Je dis à mon clerc : “Allons à Milan.” J’en arrive. À Milan, je vais voir un de mes amis. C’est lui qui fournit la viande. Il est dans la sauce pour plus que moi. Je lui dis : “Qu’est-ce que tu en penses ?” Il me répond : “Les chiffres sont faux. Il n’y a pas que de Sonnaz de l’autre côté du Mincio, il y a aussi Charles-Albert. Ce n’est pas trente-sept mille hommes, c’est soixante-trois.” Je lui dis : “Ça n’arrange rien.” Il me dit : “non.”

« Je vais voir un autre commissionnaire. Celui-là me dit : “C’est simple, c’est pile ou face.” Le combat était engagé à Pastrengo. “De qui le tiens-tu ?” Il me répond : “Tu peux me croire, j’y suis jusqu’au-dessus des yeux.”

« Il faut connaître Pastrengo : c’est imprenable, même si vous êtes en bas avec du canon et si je suis en haut avec des figues. Eh bien ! nos braves Piémontais l’ont pris.

— Et après ? dit Lecca. Qu’ont-ils fait après ?

— Vous êtes de ceux qui ne sont jamais contents, mon général. Après ? Je vais vous vendre des chevaux.

C’étaient des bêtes splendides, pleines de feu et de tendresse. Un peu étonnées, elles regardaient attentivement Angélo et Lecca. Elles reniflèrent les épaules de Michelotti pendant qu’il leur tâtait les jarrets et qu’il regardait sous leurs sabots.

— J’en ai une centaine, tous pareils, dit l’homme. Voilà ce qu’il vous faudrait, mon général. Il n’y a pas un fantassin qui puisse regarder ces chevaux en face.

— Je ne suis pas assez riche, dit Lecca. On va prendre ces trois-là.

— Viens un peu par ici, dit Michelotti à Angélo. Je croyais qu’on n’en prenait que deux : un pour toi, un pour moi. Il en prend un pour lui et il en a déjà un. Combien as-tu dans ta ceinture ? Ne me dis pas le chiffre exact. Tu ne vas pas entretenir ce vieux roublard ?

CHAPITRE XI

Ils arrivèrent à Bidogno le soir même. L’endroit était bien choisi, le site portait à l’enthousiasme. Les montagnes collées les unes contre les autres, les plus hautes au fond, comme il se doit, haussaient jusqu’au ciel le bronze de la terre, le faisant passer du vert sombre au bleu noir, du bleu noir au bleu pur, du bleu pur au vert léger de la nuit proche. Une sorte d’aurore, mais ténébreuse comme celle qui convient à l’âme des héros, exaltait l’élancement de mille peupliers. On pénétrait dans ce décor par une allée d’ormes triomphale.

Les trois cavaliers avançaient de front. Une trompette sonna le couvre-feu. Le cheval d’Angélo rompit la cadence et prit un amble très personnel, plein d’esprit critique. Il avait déjà montré à diverses reprises, au cours de l’après-midi et toujours de façon fort plaisante, sa faculté de s’amuser de tout. Cette fois, il était d’accord avec son cavalier qui, au son de la trompette, avait légèrement serré les genoux.

Lecca les mena à son quartier général installé dans une maison bourgeoise.

— Ce n’est pas moi qui ai dessiné le portrait du jeune Verdi sur le dessus du piano, dit-il. J’ai trouvé des pantoufles de tapisserie dans tous les placards et le propriétaire de cette baraque a le cœur d’un lion. Il me prête son rez-de-chaussée pour mes travaux d’état-major.

— Ne te laisse pas monter le coup, dit Michelotti à Angélo à un moment où ils étaient seuls. Pendant que tu pensais à la gloire, j’ouvrais mes oreilles. Sais-tu ce que voulait l’homme en blouse qui a arrêté le général à l’entrée du village ? Il voulait des sous. Si tu veux être un grand homme, il ne faut pas dire que tu en as. D’ailleurs, tu n’en as pas ; tu en as à peine pour nous deux. Tâchons de savoir dans quoi nous mettons les pieds. D’après ce que j’ai compris, on n’a pas payé le fourrage de la semaine. Il ne faudrait pas qu’il te prenne pour un banquier. Demandons à voir les sabres qu’on va nous donner.

L’orage qui avait menacé toute la journée éclata au cours de la nuit. Il s’en donna à cœur joie avec les montagnes ; il n’en finissait plus de faire retentir les échos. Angélo prenait grand plaisir à ces belles sonorités bien rondes quand, à la lueur des éclairs qui s’écrasaient brutalement contre ses fenêtres, il vit s’ouvrir la porte de sa chambre. C’était Michelotti.

— As-tu un scapulaire à me prêter ? dit-il. Moi, ces tonnerres me font peur.

— Va remettre ta culotte, dit Angélo. Rien n’est plus dangereux que de se promener en bannière par temps d’orage. Les pans de ta chemise font du vent…

« … Maintenant que tu as figure humaine, on va fumer un petit cigare, dit Angélo. Rien ne préserve de la foudre comme la fumée. Tu sais qu’elle ne tombe jamais sur les cheminées où il y a du feu. Nous sommes partis trop vite de La Brenta, je n’ai pas eu le temps de t’expliquer. Tu crois que j’ai des idées dans la tête : je n’en ai pas. Il y a six mois, je me serais fait tuer pour mes idées ; aujourd’hui, si je me fais tuer, ce sera pour mon plaisir.

— Ne parle pas de mort en ce moment-ci, dit Michelotti. Ne faisons pas d’un diable deux. Je ne tiens pas tant que ça aux idées : je n’y comprends rien. Oh ! Madone ! Celui-là n’a pas frappé loin. Tu as entendu craquer les arbres ?

Vers les quatre heures du matin, l’orage s’éloigna en grommelant. Michelotti remonta dans sa chambre.

— Je suis peut-être jobard, dit-il, mais c’est que le tonnerre va vite. On dit qu’il saute comme un chien sur ceux qui sont en état de péché mortel. Et ça paraît juste. Par contre, je n’ai jamais cru à l’Italie. Elle ne peut pas bénir de scapulaires comme sainte Ursule et elle ne protège de rien. Tu es allé aux écoles pour en arriver au même point que moi.

Après la pluie torrentielle de la nuit, le soleil monta dans un ciel teint au bleu de lessive. Il n’y avait plus de lointains. On distinguait le moindre détail sur la crête des montagnes de l’horizon et notamment des sapins étincelants comme des cristaux de glace. Autour du village, les sainfoins étalaient un sang vif, les peupliers miroitaient. L’espace retentissait du cri de milliers d’alouettes éblouies.

Les prés sur lesquels de grosses flaques d’eau écrasaient les narcisses donnaient une odeur musquée. Les abeilles bourdonnaient autour des tilleuls en fleur.

Les cascades grondaient dans la montagne. Le moindre bruit sonnait dans l’air limpide. Bien longtemps avant d’arriver au camp, Angélo entendit le cliquetis des gourmettes, le reniflement des chevaux, le froissement des fourreaux de sabres.

Les cavaliers étaient rangés dans une éteule. Lecca avait fignolé la présentation. Malgré leurs vêtements civils, les hommes semblaient revêtus d’uniformes. Une grosse croix de laine noire, large de quatre travers de doigt, était cousue sur le côté gauche de leur veste. Ils arboraient la plume au chapeau et tenaient un garde-à-vous impeccable. Cinq drapeaux triangulaires, d’un rouge vif, flottaient au-dessus des têtes.

Quand Angélo déboucha du bosquet de saules, la trompette sonna Aux champs. On commanda le « Présentez armes ! » Les sabres sortirent tous ensemble des fourreaux avec ce bruit de vol d’oiseau si cher à l’âme des soldats un peu artistes.

« Ils mettent un point d’honneur à manœuvrer, se dit-il. Or, ils sont tous déserteurs comme moi. »

Il passa lentement devant le front de la troupe. Son cheval qui comprenait le jeu était encore plus grave que lui. Suivant les règles du métier, Angélo regardait dans les yeux l’homme devant lequel il passait. Il vit avec plaisir des pointes de malice dans ces yeux.

« Ah ! Chère Italie ! » se dit-il.

La plupart de ces cavaliers (Lecca avait exagéré : il n’y en avait pas une centaine, soixante tout au plus) étaient jeunes ou dans la force de l’âge. Tous avaient de la moustache, épaisse comme le doigt, roulée et même roussie par l’usage quotidien du petit fer à friser. Certains portaient la barbe en éventail, ronde, étalée en bavette ou en forme de coin à fendre le bois.

Lecca fit un petit discours dont l’emphase s’accordait à merveille avec le bruissement de l’air frais, le mouvement des coquelicots et des feuillages et la joie de la lumière. Il dit que, maintenant, tout était possible. Il parla de charge, sabre au clair, comme on parle de promenade du dimanche. Les chevaux qui obéissaient au plus léger mouvement de l’âme des cavaliers commencèrent à secouer leurs crinières et à onduler de la croupe. La trompette sonna un petit air charmant où il y avait à la fois du rythme pour défiler et de la mélancolie.

— L’affaire est dans le sac, dit Lecca.

— Avec quoi sont-ils armés ? demanda Angélo (ils retournaient à la maison bourgeoise), j’ai bien vu des sabres et j’ai même cru reconnaître l’équipement de l’armée du Piémont. J’ai vu des fontes, mais qu’est-ce qu’il y a dedans ?

— Rien. Ils ont tous des lattes aiguisées, fourbies, de premier ordre. Le poids, la longueur, parfait, et ils ont des bras superbes. Naturellement, je vous vois venir. Mais le petit dépôt d’intendance dont nous avons forcé la porte il y a un mois ne contenait rien d’autre. Je ne me suis pas trop inquiété des armes à feu jusqu’à présent. Tant que j’étais seul, je ne tenais pas à fournir des arguments majeurs à des hommes qui se frisent si bien les moustaches. Il va falloir d’ailleurs foutre le camp d’ici le plus vite possible. Les nouvelles sont tellement bonnes que je n’en crois pas mes oreilles. Je veux aller voir ça de près. Il faut que nous trouvions des mousquetons en route. Je reconnais qu’un mousqueton en bandoulière habille très bien un cavalier. Je suis comme vous : je les trouve un peu nus rien qu’avec un sabre.

On disait que les Piémontais avaient fait preuve d’un courage extraordinaire à la bataille de Pastrengo.

— Je vous fais grâce d’un peu de stratégie mais pas d’un grain de bon sens ; un imbécile peut très bien gagner une bataille, il ne gagnera jamais une guerre. Nous n’avons pas tout vu.

— Puisque vous êtes le premier à parler de bon sens, dit Angélo, il y a une question qui me brûle les lèvres. Nous sommes assez amis pour que je vous la pose tout de go, sans m’embarrasser de fioritures. D’où vient l’argent ? Autrement dit : qui paie notre ravitaillement et notre fourrage ?

— Personne. Je vis sur l’habitant, mon cher. Je connais mon métier. Votre école de guerre semble avoir manqué de professeurs qualifiés. Nous faisons campagne pour tous ceux qui restent dans leurs foyers. Et ils ne s’embêtent pas, permettez-moi de vous le dire. Alors, qu’ils paient la note.

— Il nous prend pour des enfants de chœur, dit Michelotti à qui Angélo raconta la conversation. Pour ce qui concerne la soupe et le ragoût, d’accord, mais est-ce que tu as jeté un coup d’œil sur les selles et les harnais ? Je dois dire que tu as été parfait ; c’est dommage que tu n’aies pas pu te voir. Les gars en pincent pour toi à un point que tu n’imagines pas. À part quatre ou cinq à qui je ne confierais pas ma grand-mère (et encore !) ce sont de bons bougres. Je ne sais pas si tu as remarqué le petit rouquin. Il est de Gênes. Il a servi dans les dragons mais il a la fantaisie « chasseur », tu vois ? Il était rétameur de casseroles. C’est un type qui a toujours rêvé fanfare. Ils me bottent, moi, ces types-là. Toi, avec ton genre, tu en ferais ce que tu veux… Pour en revenir aux selles, c’est bien imité, mais elles ne viennent pas de l’armée. Il doit y avoir un dessous de carte terrible dans cette histoire.

La troupe se rassembla le lendemain à l’aube pour le départ.

— Qui commande ? demanda Angélo.

— Vous, dit Lecca. Vous voilà en situation de laisser parler votre cœur. Allez-y. Nous ne demandons qu’une chose : c’est qu’il nous dise tout ce qu’il sait. Considérez-moi comme un simple conseiller technique. Je vais à l’arrière-garde.

Angélo appela Michelotti.

— Botte à botte avec moi en tête, lui dit-il. Tu feras la liaison si c’est nécessaire, et, si ça ne l’est pas, tu m’aideras à fumer mes cigares.

Il fit venir encore trois autres cavaliers pour compléter la petite avant-garde et, en particulier, un des porteurs de ces drapeaux d’un si beau rouge.

Comme il arrive souvent dans la montagne, le temps s’était brusquement gâté : une journée tourmentée succédait à la radieuse matinée de la veille. Poussés violemment par une bise haute, les nuages déferlaient contre les sommets. Toutefois, quand le soleil se leva, il fit passer par les larges déchirures du ciel gris des faisceaux de rayons très ardents qui constellèrent tout le paysage de taches d’or mouvantes. Ainsi, étagés dans la distance, sortaient de l’ombre des peupliers solitaires, des bosquets, des saules, des prairies, des sapins, des petits châteaux, des villages perchés et, au fond de l’horizon, par des brèches ouvertes dans les montagnes bleues, la peau de léopard de la plaine lombarde.

Le fond de cuvette de Bidogno que les cavaliers traversaient pouvait avoir environ deux heures de long par des chemins bordés de saules qui, cette matinée de vent, exhalaient une forte odeur sucrée. De l’autre côté, se présenta une montée assez âpre mais tout le monde tint son rang avec une aisance qui dissimulait l’effort sous beaucoup d’orgueil. Angélo prolongea un peu l’épreuve par des pentes faites d’un petit galet rond qui roulait sous les sabots des chevaux. La montée se poursuivit assez longtemps en direction d’une forêt à la lisière de laquelle Angélo s’arrêta et regarda passer la troupe. Il avait été attentif tout le temps au bruit des sabots dans les pierres ; il savait que tout le monde avait tenu son rang. Il voulait faire l’hommage de sa satisfaction à ces orgueilleux bien sympathiques.

— Messieurs, je vous félicite, dit-il. Maintenant, prenons un peu de plaisir.

Le bois n’était pas épais. À travers les troncs, on voyait, au-delà, un grand plateau désert et nu. L’ombre et le soleil mêlés y jouaient avec le vent sur l’herbe rase.

Angélo mit son cheval au trot et tourna la corne du bois. « Tirons parti de cette situation pour le bonheur », se dit-il.

Il se lança au galop. On le suivit en bon ordre. Il commanda un déploiement à droite et à gauche. Il fut obéi et cette fois sans orgueil. Il vit du coin de l’œil les cavaliers des pointes extrêmes plus soucieux d’alignement que d’ivresse. Enfin, le ciel se mit à faire de grands mouvements dramatiques avec des nuées fort noires.

« Ne poussons pas aux extrêmes ces gentils garçons, se dit Angélo. Il fait sombre ; ils vont s’inventer un avenir terrible. »

Il commanda le pas et colonne par deux.

— As-tu aussi essayé ton sabre ? demanda Michelotti.

— Hier matin, dans la buanderie, sur une planche à laver en chêne. La bourgeoise des montagnes veut du linge éblouissant et le fait battre au battoir pendant des heures par des poignets solides. La planche était dure comme du fer.

— Tu as vu la marque sur la garde ? C’est de l’acier anglais.

Angélo fut sur le point de répondre : « Il sera au bout d’un bras italien. » « Ces nuages m’inclinent moi-même aux mots qui dépassent la pensée, se dit-il. Ou bien, est-ce le fait d’être à la tête d’un certain nombre d’hommes qui m’obéissent ? » Il aurait été navré d’avoir parlé avec emphase. Il fit quelques phrases courtes et glacées sur les mérites comparatifs des divers aciers avec lesquels on avait fabriqué les sabres dont il s’était servi jusqu’ici.

Le cavalier qui l’encadrait à gauche avait ses idées personnelles sur la valeur de l’acier anglais. C’était un garçon coiffeur. Sa tête ronde, ses joues pleines et roses, ses yeux gris, ses sourcils joliment dessinés lui donnaient un air enfantin qu’il avait corrigé en se laissant pousser et en soignant tout particulièrement d’énormes moustaches noires comme l’enfer. Il était, lui aussi, de Gênes, ami du rouquin dont avait parlé Michelotti ; amis et même voisins. Ils habitaient porte à porte, dans la même ruelle à escalier de marbre de la vieille ville. Ils étaient partis, avec son copain, à cause de l’ennui.

« Il a les jambes courtes, se dit Angélo. Il doit être tout petit à pied ; et avec des moustaches difficiles à porter. »

Le coiffeur dit qu’il était célibataire. Son cheval le balançait agréablement dans un pathétique de tout repos fait de nuages et d’ombres volantes. Il parla des femmes : qu’elles n’étaient pas ce qu’il y a de plus curieux au monde, et qu’à marcher au Corso, entre les voitures (or, il faut bien un peu sortir le soir) on risquait à chaque pas de se faire écraser avec insolence et pour rien.

Angélo lui expliqua comment on éprouvait un sabre sur une planche à laver, ou mieux (si possible) sur une planche à hacher. Le coiffeur fut intéressé au suprême degré par le fait qu’il fallait suspendre la planche à hauteur de poitrine d’un adversaire supposé.

Ils entrèrent petit à petit dans une montagne. Ils firent route à mi-côte, passant de vallon en vallon. Tout autour, régnaient des bois très sombres et fort épais. Le temps s’était définitivement obscurci. Les rafales du vent éparpillaient même un peu de pluie froide.

Piétinant dans les fougères, la troupe parcourait silencieusement une longue tirée à travers bois, quand Angélo, qui marchait en tête, rencontra presque nez à nez un paysan qui traversait avec deux mulets chargés de bois de construction. L’homme étant par le fait même accosté, Angélo l’interrogea plus par politesse que par défiance.

Le paysan regarda les cavaliers qui s’assemblaient autour de lui et se troubla dès les premiers mots. Il montra un papier.

— Je reconnais, dit-il, que mon bulletin de franchise n’est pas valable pour l’endroit où vous me trouvez puisqu’il est fait, comme vous voyez, pour la montagne de Garropoli, mais là-bas je n’ai pas trouvé ce qui me convenait. S’il faut ajouter quelque chose pour que vous puissiez boire à ma santé, monsieur l’officier…

— À qui as-tu payé les vingt écus que je vois marqués sur ce papier ? dit Angélo. Qui a signé, je ne peux pas lire le nom. Et d’où es-tu ?

— Je suis de Pagnona. J’ai payé M. Luigi.

— Qui est M. Luigi ?

Le paysan eut un regard fort triste.

— Vous connaissez bien M. Luigi ! dit-il.

— Va me chercher Lecca, dit Angélo à Michelotti.

— Luigi ? dit Lecca. Non, ni d’Ève ni d’Adam. Mais je parie que c’est un commandant !

— Un général, dit l’homme.

— Je n’osais pas aller jusque-là, dit Lecca. Et il vend des papiers, hein ?

D’après ce qu’expliqua le paysan, M. Luigi vendait tout : les chemins, l’air du temps, le droit d’être au monde et d’y voir clair. Il était installé à Pagnona, avec une vingtaine de crosciati et il faisait les réquisitions pour Allemandi.

— Où est Pagnona ? dit Lecca.

— Derrière ces bois, à cinq lieues.

— On va te laisser filer, franc de port et d’emballage mais ferme ta gueule et ne dis pas que tu nous as vus.

— Il va nous vendre pour deux liards, dit Michelotti en patois piémontais.

— Je ne vendrai personne, dit l’homme ; ce ne serait pas mon intérêt. Si on savait que je suis venu me balader de ce côté, on me mettrait à l’amende.

— Où as-tu appris le patois que je parle ?

— J’ai fait le commerce des porcs avant la guerre.

On le laissa filer malgré cette dernière phrase qui pouvait prêter à ambiguïté.

— La pause quand on sera sorti des bois, dit Angélo.

De la lisière de la forêt ils découvrirent des espaces illimités. À peine si, à ras du sol, une petite dent de scie de montagnes bleues arrêtait le regard dans le lointain. Le plateau désert était couvert de bruyères. Les hachures d’argent des pluies éparses effaçaient par endroits l’horizon.

— Ceux qui montent des chevaux avoinés – il y en a six, je crois – sortez des rangs ! dit Angélo. Vous allez nous éclairer en avant. Vous en profiterez pour faire manger vos bêtes à la première grange que vous rencontrerez. Habituez-les à l’herbe fraîche mais doucement. Pagnona, dont l’homme a parlé, doit être par là devant. Je veux savoir exactement où. Je veux savoir également s’il a dit vrai quant à l’importance de la garnison et je veux savoir tout ça sans faire aucun bruit. Si nous ne savions marcher qu’avec de gros sabots, comme les hommes d’Allemandi, nous serions soldats chez Allemandi. Or, nous n’y sommes pas. Il faut prouver que nous avons raison de ne pas y être. Rejoignez-moi avant la nuit. Elle tombera vite avec le temps qu’il fait. Je bivouaquerai à une lieue d’ici, mais attention : gardé par des sentinelles qui auront l’ordre d’engager le combat à l’arme blanche. Donc, il vaudra mieux arriver avec un petit restant de jour.

Angélo commanda pied à terre pour les autres et passa une soigneuse revue des chevaux.

— Qu’est-ce que vous en pensez ? demanda Lecca.

— Du bien, répondit-il, ces gens-là ont l’air de savoir qu’un cheval n’est pas un chien. Mais, nous n’avons fait que nous promener jusqu’ici. On va voir maintenant si les cœurs marchent au clin d’œil ou à la cravache.

— Vous avez la même impression que moi ?

— Encore faudrait-il que je connaisse votre impression, et sur quoi ?

— Le paysan, c’est un faux ?

— Il n’a pas parlé comme un vrai. Et il s’est laissé prendre au patois de Michelotti. Vous ne saviez pas qu’Allemandi était si près de nous ?

— Pas un cheveu de ma tête. Je croyais qu’on pouvait galoper encore deux jours.

— Nous avons failli donner dedans, les yeux fermés. Vous étiez sûrs de ceux qui vous renseignaient ?

— D’autant plus sûr qu’ils s’appellent opinion publique. L’opinion publique n’a pas intérêt à tromper. Je me suis bien gardé de poser des questions directes ou de laisser supposer que j’avais besoin de renseignements. Je ne sais peut-être pas où se trouve Allemandi mais Allemandi ne sait même pas que j’existe.

— Allemandi fait la guerre contre l’Autriche et c’est exactement cette guerre-là que je veux faire aussi. Il n’y a aucune raison pour que je contrecarre ses plans.

— S’il ne contrecarre pas les vôtres. En bonne logique, vous avez raison mais, au jour d’aujourd’hui, personne ne se bat plus pour les beaux yeux de la fille. On cherche à tirer des épingles du jeu. Que comptez-vous faire avec les gens de Pagnona ?

— Leur foutre la paix, s’ils me la foutent. Mon intention est de descendre le plus vite possible en Lombardie. Je comptais marcher deux jours vers l’est pour dépasser la pointe du lac de Côme et choisir dans les vallées au nord de Brescia, celle qui me donnera barre sur les arrières ou le flanc droit du corps autrichien qui se bat du côté de Salo. Nous ne sommes qu’un petit essaim de guêpes, mais en bien choisissant l’endroit à piquer…

— Vive la théorie, dit Lecca, je me souviendrai toute ma vie que j’ai gagné la bataille de Waterloo dans un estaminet de Lens le 17 juin 1815, à neuf heures du soir, avec trois petits verres à pied, un cruchon et de la mie de pain. J’avais même fait Wellington prisonnier. Votre idée tient debout. Elle n’a qu’un défaut, comme toutes les idées : elle se croit seule au monde. Or, il va falloir qu’elle vive avec les idées des autres. C’est parce qu’Allemandi en a une que le nommé Luigi est à Pagnona (avec, en plus, une idée Luigi). Nos soixante cavaliers ont soixante idées ; les six que vous avez envoyés en éclaireurs en ont six différentes, et même moi j’en ai une. Je ne parle pas de celles qui ont jeté votre roi de Piémont contre l’empereur d’Autriche ; il y en a cent mille dont nous ne savons pas tripette, sinon qu’elles existent et qu’elles ont une santé de fer. Souvenez-vous du palais Borroméo. Vous avez fait sauter la chefferie du génie. Il y a toujours quelqu’un pour qui elle saute cinq minutes trop tôt et quelqu’un pour qui elle saute cinq minutes trop tard. Et celui pour qui elle saute juste à point l’utilise, non pas comme explosion libératrice, mais comme râteau de croupier. Allemandi ne veut pas la défaite de l’Autriche ; personne ne veut la défaite de l’Autriche ; personne ne veut la mort du pécheur. On veut saisir le toupet de la fortune.

— Qu’êtes-vous venu chercher à La Brenta, dit Angélo, sinon une poire pour la soif ?

— Si j’avais la moitié de votre talent, je serais pape, dit Lecca.

Les hommes s’étaient installés et tournaient la polenta. Angélo fit quelques pas pour se dégourdir les jambes. Ce vaste plateau sous les bourrasques portait à la mélancolie triomphante.

Au bout d’une heure, Angélo s’aperçut qu’il avait complètement oublié l’Italie. Les hommes avaient mangé leur polenta et même fumé leur pipe.

« Ils me croient en train de préparer de la tablature au signor Luigi, se dit-il, et j’étais très loin… peut-être même en France. »

Il fit lever le camp. Il ordonna une formation très savante avec trois cavaliers détachés sur chaque aile. Ces voltigeurs devaient fourrager sur les flancs en restant néanmoins à portée de voix. Il mit le reste du peloton en masse compacte, par rangs de quatre, et il recommanda le silence complet.

« C’est bien la moindre des politesses que je puisse faire à ces hommes qui ont trois fois trop de moustaches et partagent mon bonheur fou, se dit-il. Ils vont être ravis d’avoir ainsi la preuve qu’ils ne sont plus en train de rêver sur quelque bas-côté du Corso. »

Les palpitations d’un crépuscule rouge qui se débattait à l’horizon dans les averses autorisaient sans danger les attitudes de la tragédie. Les chevaux eux-mêmes se mirent à marcher dans les bruyères comme sur la scène d’un théâtre. Enfin, après une demi-heure de déambulations hautaines, ces hommes heureux consentirent à trouver l’emplacement d’un bivouac sous des chênes.

Angélo se réveilla vers minuit. Il avait dormi du sommeil du juste. Il alla voir la sentinelle qu’il avait postée du côté de Pagnona.

— Tout va bien, mon colonel, lui dit cet homme qui manifestement goûtait en raffiné les gémissements de la nuit, mais si vous regardez droit devant vous, vous allez voir des éclairs qui ne doivent rien au bon Dieu : c’est le canon de Peschiera.

Angélo aurait placé Peschiera plus à gauche.

— Ma tête à couper que c’est là devant vous, dit l’homme. Je connais la région comme ma poche. J’ai vadrouillé dans ces parages il y a quatre ans, mon colonel.

Angélo supposa qu’il avait été un de ces colporteurs qui emportaient des écrits politiques dans le double fond de leurs boîtes à bonbons.

— Non, dit l’homme, ça ne m’aurait pas convenu. J’en ai rencontré, de ces gens-là : ils étaient tous bouchés à l’émeri. C’est des types qui travaillaient pour. Les papiers qu’ils cachaient leur flanquaient la frousse, et je t’en fous pour prendre un peu de bon temps ! Ils ne pensaient qu’au jour où les cailles tomberaient rôties.

Il parla très bien des forêts et de l’art de tirer un profit immédiat de leur ombre et de leurs mélancoliques profondeurs.

Angélo était trop content de rencontrer une âme sœur ; il se laissa aller à quelques confidences.

— La vérité, lui dit cet homme maintenant gêné, est que je n’ai pas eu à me chatouiller le ventre pour chanter. Est-ce que le nom de Vincent Panici vous dit quelque chose ? On a un peu parlé de moi. J’avais une vigne du côté de Lonato et, un jour, j’ai embauché quatre jeunes scieurs de long pour tuer un prêtre à coups de triques. C’était pour le bon motif (il avait abandonné ma sœur), mais après, il a fallu devenir roi de la montagne.

Les éclairs de la canonnade continuaient à sauter par-dessus la crête des collines de l’Est.

— Arrêtez-vous de respirer et écoutez, dit l’homme. On n’entend pas le canon qui est trop loin mais il doit y avoir un sacré remue-ménage du côté de Brescia : le bruit monte par les vallées. Tout à l’heure, quelque chose a fait explosion, là-bas dans le sud.

— C’est vers Mantoue.

— Mais qu’est-ce qui peut faire explosion vers Mantoue ? C’est plein d’eau. Les neiges fondent, le lac de Garde a débordé, le Mincio est plus large que le Pô. Il y a de l’eau jusque par-dessus les saules. Il paraît qu’un général a mis de la cavalerie dans ces marécages. On parlait de Piémont-cavalerie.

« Faut-il avouer que c’est la première fois que je fais la guerre ? » se demanda Angélo. Il trouvait cet assassin bien sympathique.

Les patrouilleurs rentrèrent à l’aube. Ils n’étaient plus que cinq ; le sixième avait déserté.

— Il a dit qu’avec vous il n’y aurait jamais de quoi fricoter, mon colonel.

Angélo eut la naïveté de poser des questions précises.

— Nous sommes allés à Pagnano, lui dit un grand garçon blond qui avait l’air de trouver la plaisanterie fort bonne. Vous ne vouliez pas de bruit : on n’en a pas fait. On en a moins fait que si on avait tourné autour du pot. On est entré au village à la papa. On a raconté des craques : ça n’a pas pris. Il y a belle lurette qu’ils sont au courant de nos faits et gestes et ça leur produit exactement l’effet d’un cataplasme sur une jambe de bois. Ils sont comme des coqs en pâte ; on leur donne en veux-tu en voilà. Quand il y a un peu de tirage ils font les gros yeux et ça va comme sur des roulettes. Il n’y a que si on demandait une part du gâteau ; alors, bien sûr, ils montreraient les dents. Mais, d’après ce qu’ils disent, la terre est vaste et, si nous voulons galoper, qui nous empêche ?

— De toute façon, dit Lecca, il nous aurait lâchés. Il vaut mieux que ce soit fait qu’à faire, et il sera plus utile là-bas qu’ici. Il va « blaguer ». Il dira que nous sommes au moins deux mille. Ça le posera beaucoup plus que de parler de trois pelés et d’un tondu.

— Vois-tu, là-bas, au septième rang, ce brun maigre aux yeux fous ? dit Angélo à Michelotti. C’est quelqu’un avec qui j’ai fait la causette cette nuit pendant qu’il montait la garde. Il connaît le pays. Va lui dire qu’il vienne à côté de nous, en tête.

— Juste avant de m’enrôler dans la bande du général Lecca, dit Panici, j’ai un peu fouiné de droite et de gauche dans toutes ces montagnes. Nous dominons le lac de Garde. Il est à deux jours de marche dans l’est. On ne le voit pas mais, sans la boîte en fer dans laquelle vous les mettez, vous le comprendriez à vos cigares : ils seraient déjà moins secs. Ce que je voulais dire c’est que, lorsque Milan est tombé, il y a eu dans cette région un sacré méli-mélo. Une partie des garnisons autrichiennes a rejoint Vérone en vitesse. L’autre partie qui se pressait moins (il faut dire aussi qu’elle essayait de déménager de petits arsenaux) a été prise de court par Allemandi ; elle a reçu sur les oreilles ou elle en a distribué mais elle est retournée se barricader dans les bourgs et les villages qu’elle tenait et qu’elle tient encore. Tout ce pays est une poêle à frire. L’huile est bouillante. On peut tomber à chaque instant sur des patrouilles.

Des hauteurs où ils étaient arrivés, on découvrait le château fort de Cosenza et l’hôpital Paterno, Montalto et Cervecato. En face, un immense bois de marronniers couvrait les collines. La vallée était parsemée de champs, de maisonnettes blanches comme des flocons de neige, de prés plus verts que le lierre, de bouquets d’arbres, de plantations d’oliviers bien alignés, de figuiers et d’arbres fruitiers. Mais deux cassino un peu huppés étaient en train de brûler. La fumée que l’air humide alourdissait traînait dans les vergers.

Ils passèrent à deux cents mètres à vol d’oiseau de Cosenza, mais sous des couverts fort épais et sans faire de bruit. Les boulevards qu’ils voyaient de l’autre côté du ravin étaient déserts. Des draps séchaient aux fenêtres de l’hôpital.

— Je suis prêt à me battre en combat singulier avec un officier supérieur pour la possession d’une lunette d’approche, chuchota Lecca. On n’est même pas foutu de savoir à qui est ce sacré village !

Les couverts qu’ils suivaient étaient sombres et feutrés. Le vent était tombé. Les nuages bougeaient à peine pour se déchirer lentement et laisser une longue paille de soleil.

En longeant le ruisseau d’un moulin, Angélo, Michelotti, Panici et Lecca qui marchaient en avant-garde, à cent pas du peloton, rattrapèrent trois paysans qui n’essayaient même pas de se dissimuler. Angélo les interrogea. Ils allaient porter leur argent à huit brigands qui se trouvaient, dirent-ils, dans la vallée de Macchia. C’étaient des affaires qui ne regardaient personne. On les laissa aller.

Après avoir passé à gué un torrent qui se donnait une certaine allure de rivière, avec un lit de sable, des oseraies, et, par endroits, de l’eau très profonde, ils grimpèrent la longue échine d’une montagne qui s’élevait en pente douce. Malgré l’absence de toute habitation visible, de nombreux jardins potagers se carraient le long des bosquets de frênes ; quelques raies de vignes, des haies de rosiers naïfs mais robustes, rendaient la promenade aimable, et même le bringuebalement des sabres un peu ridicule. En gagnant de la hauteur, ils comprirent que ces terres devaient appartenir aux villages de Cervecato et de Montalto vers lesquels toute une petite paysannerie semblait se hâter.

Dépassant la crête de la montagne, Angélo vit à une demi-lieue devant lui, de l’autre côté du vallon, une centaine de soldats en train de reconnaître des bois de hêtres. Il envoya Michelotti commander le silence aux cavaliers. Ils avaient, heureusement à ce moment-là, des dispositions à l’héroïsme et ils chantaient avec des voix de basse noble qui ne portaient pas loin.

Les tirailleurs exécutaient, avec beaucoup de discipline, une manœuvre bien commandée. Ils fouillaient chaque buisson avec la baïonnette et se déplaçaient lentement en arc-de-cercle, arme à la hanche, prêts à tirer. C’étaient des Croates reconnaissables à leurs épaulettes rouges.

« Nous ne pouvons pas charger sur cette crête, dans ces arbres », se dit Angélo.

Les hommes étaient immobiles, les chevaux de marbre.

« Et s’ils nous découvraient brusquement, ainsi pétrifiés, devant leurs nez de chiens de chasse ? »

Il imagina l’étonnement des Croates.

« Mais, se dit-il, c’est une idée d’opéra et non d’opération militaire. »

Ce mot lui fit plaisir.

Les Croates descendirent jusque dans le vallon mais, au lieu de remonter la pente du côté des cavaliers, ils se formèrent en colonnes par quatre sur une petite route et ils prirent la direction de Cervecato.

Cette nuit, l’emplacement du bivouac fut choisi avec beaucoup de soin.

— Je sais bien, dit Lecca, mais un fusil vaut vingt-trois francs, la poudre quarante sous le kilo et une balle va chercher un liard. Faites votre compte. Ça met le Croate mort à plus de quinze sous. Le gros public croit qu’on fait la guerre à tire-larigot ; quelqu’un du métier sait qu’on se bat à coups de billets de banque dans la figure. Vous m’avez demandé d’où venait l’argent : la vérité, c’est qu’il n’en vient de nulle part. Il n’y a pas à tortiller : ou nous hypothéquons nos sabres à un Bondino quelconque et nous aurons des carabines à tirer les marrons du feu en veux-tu en voilà, ou nous faisons tout par nous-mêmes et il faut apprendre à serrer les fesses. La trouille, mon vieux, je l’ai tout le temps, moi. C’est désolant, mais c’est à prendre ou à laisser.

Angélo pensa aux petits arsenaux dont avait parlé Panici.

— Je vous comprends, dit cet homme qui se mordait les moustaches, moi non plus je n’aime pas en être réduit au mépris. Je connais un petit dépôt d’armes. Si on ne l’a pas changé de place, il est à Balvano. Mais il est bien gardé par des grenadiers en réserve. Ces vieux soldats ne se laisseront pas manœuvrer ; il faudra s’expliquer complètement. Remarquez que mes renseignements datent de deux mois, mais si vous m’en donnez l’ordre, j’irai vérifier. Il y a autre chose : Michelotti a passé l’inspection aux chevaux : trois ont la dysenterie. On leur a mis des brides courtes pour les empêcher de manger de l’herbe, mais il nous faut de l’avoine. Cinq autres chevaux avaient les boulets un peu chauds. Il n’y a plus de farine de maïs que pour ce soir.

Vers quatre heures et demie du matin, il y eut des bruits étouffés dans les buissons et les hommes sautèrent sur leurs sabres : c’était un petit garçon de dix à douze ans, monté sur une bourrique, et qu’une des sentinelles poussait devant lui. Il prétendit être en route pour le couvent de la Madone des Carmes.

Angélo demanda des renseignements sur ce couvent et notamment s’il y avait des greniers. Le petit garçon qui n’était pas impressionné le moins du monde par ces sabres nus et la lueur rouge d’une torche de résine répondit qu’il y avait sûrement des greniers où il y avait des moines.

— D’ailleurs, ajouta-t-il, ils vendent les messes six liards et ils en disent parfois jusqu’à cinq. Je vais justement leur en acheter une pour ma mère qui a un tour de reins.

Angélo envoya trois cavaliers avec le petit garçon pour demander de la farine de maïs et un sac d’avoine.

— J’y vais aussi, dit Panici. C’est bien le diable si, dans ce couvent, je n’apprends pas quelque chose sur Balvano.

À sept heures, ni les cavaliers ni Panici n’étaient revenus. On avait entendu sonner les cloches de l’angélus et le couvent ne semblait pas être à plus d’une heure du bivouac.

Enfin, ils arrivèrent et en rapportant tout ce qu’il fallait.

— En un sens, j’ai fait chou blanc, dit Panici. Chat échaudé craint l’eau froide et les Croates qu’on a vus hier leur ont fait peur. Cette compagnie qui fouillait les buissons cherchait la bande d’un nommé Carmine Crocco qui tient les bois dans ces parages. C’est un paysan qui s’est dit : « Pourquoi pas moi ? » Et il a réuni deux ou trois cents collègues avec lesquels il ramasse des impôts. J’en avais déjà entendu parler. Question de dépôt d’armes, ils n’ont pas pipé mot. Mais j’ai rendez-vous après-midi vers trois heures avec un capucin qui aime le vin à l’auberge de la Santa-Maria al Tufo. C’est à un carrefour à deux lieues d’ici. J’irai en civil. Cette fois, ça va rendre.

Angélo voulut lui faire emporter un de ses petits pistolets.

— Si on me prend et qu’on trouve sur moi cette arme si jolie, on me flanquera du plomb dans la tête, séance tenante. D’autre part, il y a votre monogramme sur le pontet ; permettez-moi de vous dire que vous n’êtes pas prudent. Vous ne me connaissez pas ; peut-être que je vais déserter et me servir de ce pistolet marqué comme passeport auprès de gens qui donneraient certainement cher pour prouver que vous êtes un coquin.

La rage du printemps semblait s’être calmée. De gros nuages crémeux flottaient dans du bleu séraphique. Le vent qui soufflait des Alpes était encore froid mais, dès qu’il tombait, la chaleur faisait grésiller les insectes et crier les oiseaux.

Angélo se posa dix fois la question : « Suis-je heureux ? »

Panici arriva à la nuit close.

— Le dépôt est toujours en place, dit-il. On en a cependant déménagé le plus gros il y a trois semaines. Il est gardé par Bade-infanterie. On dit cent cinquante hommes. On charge visiblement. Je dis cent. Je connais Balvano. On va jusqu’à la porte du village sous bois ; c’est cocagne. Après, on est dans de petites rues ; c’est très mauvais. Mais Bade-infanterie n’est pas le dessus du panier, loin de là. Je n’ai pas pu savoir qui commandait. Le capucin dit que c’est un certain François. C’est vague. Et le capucin n’est pas capucin. Il le fait juste ce qu’il faut pour tromper les imbéciles. Comme les questions que j’avais à poser n’étaient pas bêtes, j’ai fait celui qui croyait au capucin sans y croire pour ne pas paraître trop dissimulé, il travaille pour qui ? Mystère. Pour les Autrichiens ? Non. Je n’en donnerais pas ma tête à couper mais parce qu’une tête c’est beaucoup. Les gens de l’auberge sont de mèche avec lui. On sait où nous sommes, qui nous sommes, combien nous sommes. J’aurais pu y aller avec de la trompette.

— Tu as quand même bien fait d’y aller en manches de chemise, dit Lecca. Nous ne sommes pas encore en posture de manquer aux convenances. Dans Balvano, où est le dépôt d’armes ?

— Au Bargello, dans les caves.

« Voilà la réponse à la question que je me suis posée sans cesse, se dit Angélo. J’aime ces caves. J’aime encore mieux les ruelles qui y conduisent et dans lesquelles il faudra se faufiler, le sabre à la main, pendant que Bade-infanterie nous canardera. » Il voyait tant d’avenir et d’avenir heureux pour lui dans ces combats réprouvés par l’école de guerre (notamment le fait de démonter de la cavalerie pour attaquer une forteresse) qu’il se dit : « Halte-là ! Ceci est bon pour toi, mais est-ce bon pour tous ces braves garçons qui dorment maintenant sous les pins, près de leur feu de bivouac ? Il y en a qui vont casser leur pipe. »

Cette locution populaire lui fit horreur. Il augmenta cette horreur jusqu’à se dire : « Ils vont se faire crever la paillasse. »

Dès qu’ils furent seuls, il fit part de ses scrupules à Lecca.

— Vous êtes drôlement égoïste, dit Lecca. Je l’avais déjà remarqué, mais, là, vous dépassez la mesure. Je vous ai vu faire la conversation à quatre ou cinq de ces braves garçons, ce qui est excellent. Mais qu’avez-vous appris ? Ils vous ont dit qu’ils étaient peintres en bâtiment, giletiers, coiffeurs ou maçons, il y en a même un (je ne sais pas si vous êtes déjà tombé sur lui dans vos efforts pour vous faire aimer par tout le monde) qui est valet de chambre, ou, plus exactement, qui l’était. Mais, l’essentiel, ils vous l’ont caché. Et c’est précisément qu’ils ne sont plus du tout giletiers, coiffeurs, maçons, peintres ou valets de chambre et qu’ils ont sauté sur l’occasion pour ne plus l’être. Dans leur nouvelle situation sociale, qui est celle de voir le monde du haut d’un cheval, il y a la mort. Eh bien ! ce n’est peut-être pas gai (et encore !). Ne vous inquiétez pas, ils feront tout pour l’éviter.

Angélo fit décamper à minuit. D’après Panici, on était dans l’obligation, à une demi-lieue de là, de passer une rivière profonde et, seuls des paysans de l’endroit pouvaient indiquer le gué. À l’aube, un orage éclata avec une telle violence que les cavaliers furent obligés de s’abriter sous un hangar, près d’un cassino dont les cyprès et les statues apparaissaient dans les éclairs. On s’était un peu perdu. Panici semblait curieusement embarrassé. À tout ce qu’on lui proposait d’efficace pour retrouver le chemin, il opposait de mauvaises raisons et sans même essayer de les faire passer pour bonnes.

Angélo appela Michelotti.

— Prends sur toi de ne pas trembler comme la feuille chaque fois qu’il tonne, lui dit-il. Je ne suis plus très sûr de Panici. Va te faire ouvrir la porte de cette maison et demande un paysan pour nous conduire au gué.

— Tu es bon, toi, dit Michelotti. Je ne peux pas me payer le luxe d’être athée. Sans le paradis et, par conséquent, sans l’enfer, je ne sais plus à quel saint me vouer. Remercie le Ciel que j’aie peur de lui. C’est la preuve que tu peux compter sur moi.

Le cassino appartenait à une vieille bourgeoise qui aimait les soldats, mais comme on aime les œufs à la coque. Quand elle sut que son hangar abritait des cavaliers, elle proposa à Michelotti d’ouvrir le salon, d’allumer le lustre et d’organiser un quadrille pour les officiers, avec ses deux filles, sa nièce et les femmes de ses communs. Quant à ses paysans, d’abord elle n’en avait qu’un, mâle, et il était parti la veille au soir.

Il rentra au jour mais crotté jusqu’aux genoux. Ce qui augmenta les soupçons d’Angélo.

L’autre faisait l’imbécile et réclamait son café.

— Je vais t’en donner et du mauvais, dit Angélo. Tu vas marcher devant moi, à cinq pas et celui-ci (il désigna Panici) te piquera les fesses. Quant à moi, regarde-moi bien et regarde ce que j’ai dans la main. Je vous fais sauter la cervelle à tous les deux si, dans dix minutes, nous ne sommes pas de l’autre côté de la rivière.

— Bravo ! dit Panici en riant. Vous avez compris, mais c’est pas une raison pour vous fâcher. Je voulais simplement fournir de la bonne marchandise pour un florin qu’on m’a donné et sans faire de mal à personne. Nous aurions été de l’autre côté de l’eau dans un quart d’heure. Nous y serons dans cinq minutes. Nous n’en sommes pas à ça près.

Néanmoins, Angélo poussa devant lui les deux hommes dans le gué. Il eut la satisfaction de constater, à mesure qu’ils entraient plus profondément dans l’eau, que le regard de Panici s’affolait et même devenait implorant.

— Tu n’es pas sûr du passage ?

— Oh ! que si. Mais on ne peut pas connaître tous les trous que cette rivière creuse dans le sable et je vois que, si je perds pied, vous me laisserez noyer. Je trouve que pour un florin c’est bon marché.

De l’autre côté de la rivière, les chevaux peinèrent beaucoup à travers des terres grasses, détrempées par la pluie qui continuait.

Vers le soir, arrivés dans une montagne où soufflaient des bises désagréables, Angélo chercha l’abri d’une bergerie. Il en trouva une où étaient un berger et deux jeunes garçons. Il avait plu toute la journée au long de laquelle ils étaient passés à proximité de villages manifestement hypocrites.

Angélo donna l’ordre au berger (qui dit s’appeler Nicolo Provenzano) et aux deux garçons de ne pas bouger des baraques sans sa permission. Il leur acheta cinq gros agneaux et les cavaliers se mirent en devoir de préparer tout ce qu’il fallait pour manger de la viande.

Au matin, le berger et les deux garçons avaient disparu. Angélo disposa sa troupe en petits pelotons s’éclairant mutuellement. Lecca vint se mettre à côté d’Angélo.

— Je reste avec vous aujourd’hui.

Panici s’approcha également de la botte.

— Pas de blague, dit-il, vous commettriez une erreur grossière, mon colonel, en croyant que je trahis à perte de vue. J’ai accepté le florin parce que c’était un florin. Il s’agit de cette bande commandée par le Carmine Crocco. Ils sont loin de vouloir nous couper l’herbe sous les pieds, au contraire. Tout ce qu’ils demandaient, c’est de ralentir un peu le mouvement.

— J’aime mieux ça que l’œil que tu m’as fait quand tu avais de l’eau jusqu’aux aisselles.

— C’est que je ne sais pas nager, dit Panici, tandis qu’avec un sabre je me débrouille.

Angélo l’envoya commander le peloton de l’extrême droite. Michelotti commandait celui de gauche.

Il vint au galop pour demander :

— Qu’est-ce que je fais avec ce village là-bas ? Tu veux que j’y entre ?

— Non, déborde-le par la gauche. Ne te découvre pas. Continue à avancer sous les arbres. Envoie un de tes hommes dire à Panici qu’il fouille le bosquet devant lui. Quand tu le verras déboucher, trotte jusqu’à la rangée de cyprès et couvre-toi du côté de la montagne. Je vais faire face à gauche dans un moment et je sifflerai Panici pour qu’il se rabatte en direction de ces pentes couvertes de genévriers.

— Avez-vous des inquiétudes pour les chevaux, que vous nous laissez piétiner sur ce chemin entouré de haies ? Cela pourrait être plein de fusils braqués, dit Lecca.

— Les chevaux vont très bien. Vous avez remarqué les haies, répondit Angélo. Avez-vous remarqué aussi les petites murettes ? S’il y a quelque part des paysans embusqués, ils l’ont belle et la détente doit leur démanger. Nous servons de cible. Il faut que l’ennemi se découvre.

— Drôle de façon de procéder. J’avoue que s’ils nous tirent dessus, cela dissipera le malentendu, s’il y en a un.

— Ils viseront les plumets. Nous n’en avons pas, vous et moi, mais ce n’est pas pour rien que je me tiens raide comme un piquet. Vous, votre rondeur vous désigne. Si c’est moi qui écope, vous serez renseigné. Si c’est vous, soyez sans inquiétude, je finirai le travail.

— Ce n’est pas la première couillonnade que je fais, dit Lecca, et je suis toujours vivant.

Il n’aimait pas les allusions à son ventre. D’ailleurs, il fallait bien reconnaître que, malgré son âge et sa corpulence, il était solide au poste.

— J’ai fait la retraite d’avril 15 en Toscane avec Murat. Un jour…

On huait du côté de Panici.

— Je vais voir, dit Angélo.

Il sauta la haie et mit son cheval au galop.

« Il ne faut pas qu’on voie les mouvements de ton âme », se dit-il.

Il pensait encore à son besoin de dominer qu’il avait montré dans le gué.

Il ne se passait rien d’important chez Panici. C’était seulement un lièvre que le peloton avait débusqué et après lequel on avait crié. Tout le monde était excité par cette marche, enfin très militaire, dans un paysage que de légères brumes rendaient mystérieux.

— Il y a un quart d’heure, dit Panici, derrière ce bois de châtaigniers, j’ai découvert une baraque où j’ai trouvé du pain et une bouteille vide.

Il était plus loin du plaisir que ses hommes et prêt à faire n’importe quoi pourvu que ce soit pris pour du zèle. Son regard inquiétait à force de soumission.

« Il pense encore à sa trahison de “quat’ sous”, ou plus exactement “d’un florin”. Je ne peux pas lui dire qu’elle ne dérange pas mon bonheur : il me détesterait. »

Angélo s’en allait nonchalamment, guide basse, à travers la pluie fine.

— Est-ce que je suis le mouvement de Michelotti ? Je vois qu’il s’écarte, demanda Panici.

— Va pivoter autour de cette ferme qui a un colombier jaune et galope jusqu’à la crête.

— Croyez-vous vraiment à des embuscades de ce côté-ci ? demanda Lecca quand Angélo eut rejoint le peloton du centre.

— Non, le paysan qui a fait donner un florin à Panici doit avoir également envie de fusils de guerre. Il voulait nous retarder pour avoir le temps de rassembler son monde et être sur les lieux en même temps que nous. Je lui donne l’impression que je le cherche, sabre au clair, pour qu’il me respecte.

— Et Balvano ? On le prend comment ? Je vous préviens : il n’y a pas d’exemple dans l’histoire romaine…

— J’aurai peut-être de l’infanterie. Je ne vais pas vite. La ville est encore à plus de sept lieues. Le paysan sait que j’y vais. Il y va aussi. Il faudra le décider à mettre ses piétons sous mes ordres. Ils ont des fusils de chasse. Ça me suffit.

Des flocons de brume sortaient des meules, des bosquets, des forêts ; la peau des chevaux, les vêtements mouillés des cavaliers exhalaient de la buée.

« Que fait Michelotti ? » se demanda Angélo.

Il le voyait, reconnaissable à sa veste de bure brune rendue presque rouge par la pluie, galoper devant son peloton déployé. Les cavaliers disparurent derrière un pli de terrain.

— Va voir, dit Angélo à un de ses hommes.

Celui-ci enleva son cheval avec une rapidité déconcertante et partit à bride abattue.

— Fier comme Artaban, dit Lecca. C’est un ancien postillon des messageries de Gênes. Curieux comme ces types du bord de la mer sont bons cavaliers quand ils ne deviennent pas marins. Question d’orgueil. Mais qu’est-ce que vous croyez qu’il fiche, là-bas, votre alter ego ?

— On le saura, répondit Angélo.

Il fit donner quelques coups de trompette pour ramener Panici qui avait tendance à s’écarter et il commanda le trot pour s’éloigner des murs d’une grosse ferme près de laquelle ils venaient de passer.

— Ils ont pris trois paysans qui s’abritaient sous un chêne vert, dit le postillon des messageries de Gênes, à son retour. Qu’est-ce qu’il faut en faire ? Ce sont trois hommes dans la force de l’âge qui ont plutôt tendance à nous trouver beaux et à nous faire des politesses. Dès qu’on cesse de froncer les sourcils, ils sourient gentiment et on dirait qu’ils veulent nous passer la main dans le dos, comme à des chats.

— Va dire qu’on les relâche. Et qu’on leur fasse également quatre ou cinq sourires. Dis à Michelotti que tout de suite après il se porte le plus vite possible sur la crête. Qu’il attende là-haut que Panici et moi soyons arrivés à sa hauteur. Reste avec lui. Tu viendras me rendre compte de l’exécution du mouvement.

Angélo se servit encore de la trompette pour pousser Panici dont le peloton avait l’air de peiner en file indienne dans des labours, à un quart de lieue sur la gauche. Des pigeons s’envolèrent de deux ou trois pigeonniers. Panici fit de grands gestes pour indiquer qu’il était en train de naviguer dans un terrain très lourd. Les cavaliers de Michelotti surgirent du pli de la colline qui les avait dissimulés. Ils fourrageaient en ordre parfait dans la direction que leur avait fait prendre Angélo. La veste rouge de Michelotti était, comme il se doit, à la pointe de l’aile marchante.

« Rien de plus simple que d’être général, se dit Angélo. Voilà d’où sont sortis… »

— Vous reste-t-il encore un de ces petits cigares ? (Lecca avait tiré sa bouffarde.) Plus de tabac. Cette pluie vous glace la gargamelle. Passez-m’en un que je le fourre dans ma pipe.

Angélo commanda le trot puis le galop quand il vit que Panici s’était dégagé et galopait vers la crête.

Du haut des collines on dominait un dévalement qui conduisait à une large vallée.

« Je comprends pourquoi le vieux brigadier qui a fait mon instruction au Prytanée ne jurait que par le champ de manœuvres », se dit Angélo.

Le balancement du cheval lui donnait un grand bonheur d’imagination.

Panici (qu’on ne voyait plus ; le peloton de Michelotti avait aussi disparu dans les bosquets de cette large vallée très plate et le crépuscule venait vite) demanda des ordres.

Il était, fit-il dire, devant une grande ferme barricadée. Mais, dans le jour tombant, devenu très sombre, il voyait de la lumière aux joints des volets. D’ailleurs, un fil de fumée sortait de la cheminée. Selon les apparences, cela ne semblait pas catholique. Fallait-il débusquer les gens qui étaient là-dedans, manifestement aux aguets ? Et pouvait-on aller jusqu’aux gestes larges ?

Il faisait ajouter que Balvano n’était plus qu’à trois lieues ; que, si Michelotti était toujours sur la droite, il n’allait pas tarder à tomber en travers de la route de Brescia à Balvano.

— Face à gauche ! commanda Angélo.

Et il demanda le silence. Traversant des prés qui étouffaient les pas des chevaux, il rejoignit avec ses hommes le peloton de Panici.

La ferme avait l’aspect d’une forteresse. Les ombres du soir démesuraient la force de ses murs.

Lecca dit qu’on allait laisser des plumes et pour rien. Au surplus il secoua son chapeau qui était lourd de pluie et il l’assura sur sa tête.

— Ne touchez pas à vos sabres, dit Angélo à voix basse. Il ne s’agit que de vérifier si mes suppositions sont justes.

Il mit pied à terre. Il s’approcha d’une petite fenêtre barricadée. Panici le suivait. Il regarda par les joints du volet.

Il vit la salle de la ferme éclairée par un bon feu de cheminée et par quelques chandelles, notamment deux collées sur une table. Il compta six, sept, huit paysans barbus, les genoux d’un neuvième, les mains d’un dixième ; d’autres devaient être assis ou même couchés dans des endroits qu’il ne pouvait pas voir. Ceux qu’il voyait étaient équipés, poignards, couteaux de boucher et serpettes passés dans le ceinturon. Ils avaient des fusils de chasse. Malgré tout ce harnachement et ces armes, ils dormaient ou sommeillaient, engourdis par la chaleur.

— Pourquoi ne se gardent-ils pas ? chuchota Panici. Il n’y a pas de sentinelles.

— Ils savent que nous n’avons que des sabres. Ils sont en sécurité derrière des portes. D’ailleurs, ils ne sont pas contre nous carrément, tu le sais.

— Je ne sais rien. Je ne connais que celui qui m’a donné le florin. Accepteriez-vous ma parole d’honneur ?

— Certes oui, elle est toujours très bonne.

— Ils ont envie de fusils de guerre, comme nous, et ils ne cracheraient pas sur l’occasion de nous donner un petit coup de main. Voilà mon idée.

— Je n’ai plus besoin d’aile gauche, dit Angélo. Elle ne servirait qu’à donner du nez à chaque instant dans tous les petits postes dont ils ont dû garnir ce côté-ci de la plaine. Mets tes hommes avec les miens et viens me conduire à cette route de Brescia dont tu m’as parlé.

Il se remit en selle.

— Ce que vous venez de faire, mes petits agneaux, est dix fois plus difficile que de charger derrière des étendards, dit Lecca quand on fut assez loin de la ferme pour pouvoir parler à voix haute. Quarante cavaliers qui ne font pas plus de bruit qu’une carpe… Je vous tire mon chapeau. Si vous aimez les compliments, mes enfants, la boutique est ouverte.

La nuit tombait.

— Je ne suis venu qu’une fois par ici, dit Panici, et encore j’avais le feu aux fesses. Il faut que je retrouve une petite butte sur laquelle il y a un calvaire.

C’était difficile. Enfin, ils entendirent un cavalier. Il venait vers eux ; il parlait hardiment à un cheval qui glissait dans la boue. C’était un homme de Michelotti.

— Je viens vous chercher, dit-il, nous sommes très embêtés avec des curés.

Il fallut encore plus d’une demi-heure de marche indécise à travers les rafales d’un vent mouillé qui avait fraîchi avant d’apercevoir la flamme noire d’une torche.

Celui qui portait ce flambeau rustique était un bourgeois en redingote. Il avait assujetti son chapeau gibus avec un foulard noué sous son menton. Il se tenait à côté d’un prêtre en aube, étole et chasuble, qui haussait fort mal un ostensoir de toute beauté. Derrière ces personnages brillants, on voyait des visages sous des capuchons de camails, et d’autres visages sous des chapeaux gibus également assujettis avec des foulards. Toute cette société faisait face à des cavaliers éberlués.

— Tu fais bien d’arriver, dit Michelotti. Ils m’ont même parlé latin…

— Nous avons également parlé un langage que toute âme italienne devrait comprendre, dit le prêtre qui tenait maintenant l’ostensoir, comme on tient une hache. Ce n’est pas pour notre plaisir que nous transportons le Corpus Christi au milieu des bourrasques. C’est pour toucher votre cœur. Il y a trois quarts d’heure que nous parlementons.

— Nous sommes tous trempés comme des soupes, dit Lecca. Un quart d’heure de plus ou de moins ne changera rien à l’affaire. Mais expliquez-vous clairement. Je vous préviens qu’au premier adverbe, je fous le camp. Je ne promène pas le Corpus Christi, mais mon corps à moi, qui commence à en avoir plein les bottes.

Il s’agissait de vie ou de mort. Sans aucune exagération. De mort horrible en ce qui concernait les femmes, et surtout les jeunes filles. Le Carmine Crocco s’était emparé de Salandra la semaine passée. Tout avait été mis à feu et à sang ; tout ! et surtout la vertu et la modestie. Le stupre, la luxure, et même le cynisme le plus éhonté avaient irrémédiablement sali les maisons les plus bourgeoises, mais aussi les places, les carrefours, les coins de bornes, le seuil des portes. Jusqu’à Sodome, et également en plein air ! Or, depuis vingt-quatre heures, les avant-postes du Crocco avaient occupé des positions en bordure de Balvano.

— Vous avez une garnison autrichienne, dit Angélo.

— Nous avons une garnison autrichienne. Elle n’est pas forte ; en cas d’attaque, elle se retirera au Broletto et elle laissera la ville ouverte à toutes les déprédations. Elle se contentera de résister dans son réduit. Or, nous savons beaucoup de choses, comme tous ceux sur qui le malheur plane, et notamment nous avons appris que le Crocco n’aurait jamais songé à nous attaquer, sans la conviction qu’il a que vous allez essuyer les plâtres. Ce soir, vers cinq heures, notre ami le comte Berlini, qui a un casino sur la route que vous avez suivie, nous a dépêché un express pour nous prévenir qu’à en juger par vos manœuvres, vous étiez une troupe régulière susceptible d’accueillir nos supplications avec bienveillance, et peut-être même amitié.

— J’ai à deux pas d’ici une ferme où nous pourrions tous nous mettre au sec, dit le bourgeois qui portait le flambeau.

C’était plus qu’une ferme, on aurait dit un hameau.

— À combien sommes-nous de Balvano, ici ? demanda Angélo.

— Presque trois lieues, monsieur l’officier, répondit le bourgeois. Et à travers des collines où ne s’aventurent jamais les brigands, parce qu’elles sont séparées de leurs lieux de retraite par des plaines où il leur faudrait marcher à découvert.

— Nous sommes naturellement les protecteurs de la veuve et de l’orphelin, dit Lecca, et, le cas échéant, de la chasteté. Mais à certaines conditions bien entendu.

Il parla du dépôt d’armes. Les vieux chanoines voulaient qu’on fasse d’abord un peu de feu dans la cheminée.

— Le sujet est brûlant, dit Lecca. C’est à lui qu’il va falloir vous réchauffer, tant que nous ne serons pas arrivés à une entente qui satisfasse mon intérêt. J’ai laissé à la pluie des hommes pour lesquels j’ai un amour de père. Il faut trancher dans le vif, et tout de suite.

— Cette garnison autrichienne, dit le bourgeois, est chez nous depuis bien avant la guerre. Vous savez ce que c’est : on ne peut pas éternellement se regarder en chiens de faïence. Ajoutez que nous ne sommes pas loin de la frontière, que notre dialecte a toujours été une sorte de bas-allemand : bref, il n’y a pas un de ces soldats qui ne soit notre ami, souvent même notre allié de la main droite ou de la main gauche, depuis le temps. Quant à vos hommes et à vos chevaux, j’ai là des bergeries qui pourraient en abriter le double. Venez voir.

C’étaient en effet de fort spacieuses bergeries à l’ancienne.

— Occupe-toi des chevaux, dit Angélo à Michelotti. Et à Panici : Prends dix hommes sabre au clair, et fais-les entrer dans le salon où nous parlons. Place dehors cinq sentinelles doubles à des endroits choisis par toi. Éclaire toi-même les environs avec une petite patrouille de trois hommes. Pour te faire voir que j’ai confiance en toi, je vais te dire le fond de ma pensée. Je n’ai pas peur du Crocco, j’ai peur d’une bonne petite trahison à la tédesque avec des tirailleurs cachés dans les buissons. Donc, cette patrouille, fais-la à pied, sabre à la main. Et avant de te faire tuer, crie comme un diable.

Il eut honte de toutes ces précautions en rentrant dans le salon où la conversation s’était poursuivie avec Lecca. Les visages étaient consternés. Le général parlait métier.

« On n’imite pas cet air ahuri, se dit Angélo. Et on ne se soucie pas de l’imiter (avec ce qui serait un art prodigieux) quand on a une ou deux compagnies de bons tireurs postés dans les buissons. C’est l’idiotie de l’innocence. »

— Ceci dépasse un peu nos capacités, dit le curé ; comment nous procurer ces fusils ?

— Par tous les moyens sauf par la prière. La vertu de ces dames vaut bien un peu d’industrie !

Une lueur de vanité parut sur ces visages façonnés par le commerce et par les cérémonies de la messe.

— Si vous voulez que je vous parle patrie, mes phrases sont prêtes, poursuivit Lecca. Mais restons sur terre. J’ai mon plan ; vous avez le vôtre, car c’est un plan que de vouloir une salle à manger bien propre, et d’authentiques « enfants de Marie ». J’ai besoin des armes qui sont entreposées dans les caves de votre hôtel de ville. Je venais m’en emparer par la force. Vous me dites que cette force va démolir les globes de vos pendules. Moi, vous savez, les sujets en bronze, je les respecte ; Amour et Psyché, ça fait bien sur une cheminée. Je n’y toucherais pas pour tout l’or du monde. Mais pour des fusils, ça change tout. Donnez-moi ces fusils, et je vais voir s’il pleut à cinquante lieues d’ici.

« Voyons, monsieur le Curé, vous avez bien quelqu’un ou quelque chose dans votre manche ? Vous ne voulez pas trahir ? Quoi ? Des amitiés, des affinités ? Allons, allons, une négligence soignée, voilà la mode. Pour fuir la vulgarité on tombe dans l’affectation la plus abominable. »

Cette affaire de Balvano tourna court. À l’aube, un de ces lourds tombereaux qui servent à transporter les fumiers arriva en grinçant par les chemins pleins de brume. Il apportait une centaine de fusils, des caisses de poudre, des sacs de balles, des boîtes de graisse, et du tabac pour la pipe en paquets d’un kilo.

— Vous avez oublié mes cigares, dit Angélo froidement.

« Hier, j’avais du bonheur, se dit-il. Je pensais constamment à faire notre gloire à la force du poignet. Ce tour de passe-passe est bête comme chou. Lecca me répondra avec juste raison qu’au lieu de sang nous n’avons répandu que de la salive. Mais je ne serai heureux que si je suis mêlé à de grands événements. »

Dans le courant de la matinée, des torrents de fumée noire montèrent au-dessus des bois. Le Crocco se vengeait de sa déconvenue en brûlant quelques fermes.

CHAPITRE XII

L’été venait. Une odeur fade montait des plaines lombardes. On disait que les Piémontais avaient pris Peschiera. À l’est et au sud, l’horizon était couleur de plomb. Avant de se lever, le soleil devait traverser ces lourdes fumées, et des aubes semblables à celles de l’automne précédaient les éblouissantes lumières de la journée. Les rayons du couchant (qui cependant les frappaient de face) ne réussissaient pas à animer ces nuages. C’est seulement au noir de la nuit qu’on pouvait voir une braise rose respirer sous ces cendres, et parfois, malgré le grésillement des grillons, l’entendre crépiter.

— C’est dans les jardins, dit Lecca.

Il entendait signifier par là que la bataille s’éloignait du côté de Mantoue.

Depuis qu’ils avaient dépassé le lac de Garde par le nord et qu’ils descendaient vers Vérone dans les vallées du petit Tyrol, Lecca ne se tenait plus jamais à l’arrière-garde ; il trottait dans le peloton de tête. Il s’était mis à tutoyer tout le monde, sauf Angélo.

— Vous m’impressionnez, dit-il. J’attendais de la passion, je vous trouve froid comme un Anglais. Vous m’impressionnez, mais vous ne me décevez pas. Vous ne voulez pas mettre votre courage en petite monnaie. Vous allez être obligé de payer un argent fou. Vous le savez, et vous restez poli : c’est rare.

Il n’y avait plus un seul franc-tireur dans le pays montueux qu’ils traversaient pour se rapprocher du champ de bataille. D’après les villageois, les volontaires du Tyrol avaient reçu l’ordre de se rendre à Brescia et à Bergame pour y être réunis aux troupes régulières. Pour la plupart, ils étaient rentrés chez eux ; ils n’avaient pas de goût pour la discipline des armées. Allemandi, traité de traître (c’était un mot courant), avait été arrêté à Brescia et conduit à Milan, heureusement pour lui : la population l’aurait écharpé.

— Des Carthaginois, dit Lecca. Ils vont crucifier les généraux vaincus. Vous voyez que des fusils qui ne doivent rien à personne valent bien quelques petites messes basses.

Ils se tenaient dans les pentes du mont Baldo ; ils coulaient dans les vallons déserts ; ils se faufilaient jusqu’aux osiers de l’Adige. De l’autre côté du fleuve, la route servait aux liaisons de Radetzky avec le Trentin. Cachés dans les épaisses forêts de châtaigniers, ils regardaient passer des détachements de chasseurs impériaux qui allaient renforcer la garnison de Riva.

— Vous n’avez pas besoin de me jeter des regards en coulisse, dit Angélo. Je n’ai pas du tout envie d’attaquer ces fantassins. Ils n’ont même pas de giberne. En admettant qu’ils soient très forts à la baïonnette, il leur faudra un quart d’heure pour comprendre ce qui leur arrive et pour se mettre en carré. Nous n’en ferons qu’une bouchée, mais elle ne vaudra pas les plumes que nous risquons de perdre. Ce n’est pas une trentaine d’hommes de moins qui gêneront l’Autriche. Elle ne pourra pas supporter la moindre menace contre cette route qu’elle doit chérir comme la prunelle de ses yeux parce qu’elle va à Innsbruck. On nous collera cinq à six escadrons sur le dos, et, adieu bottes !…

— J’avoue que vous me tirez une belle épine du pied. Les gens comme vous ont souvent envie de finir en soleil d’artifice. J’en ai connu.

— Par contre, j’ai très envie de leur « carotter » une estafette. Nous en avons vu passer deux hier. Il doit y avoir un joli « pain cuit » dans leurs sacoches. Mais il faudrait que ce soit du travail bien fait.

— Je vous vois venir avec vos petits souliers. Vous voudriez qu’on vous lâche un peu la bride. Vous n’aimez pas ces forêts ténébreuses ?

— Je suis curieux. J’aimerais voir écrit noir sur blanc ce qui se passe à Vérone. Vous me parlez de forêts comme d’un sucre d’orge, mais je vous ai connu gourmand de papiers !

Après quelques journées de marche à la bourgeoise dans un pays qui ne savait plus à quel saint se vouer et allait au-devant des réquisitions avec une ferveur presque religieuse, ils étaient arrivés dans les collines en bordure de la plaine. Ils voyaient les falaises que l’Adige contourne avant de couler vers Vérone. Au-delà, dans les bosquets, les villages, les vergers et les champs couleur de pain bis, remuait l’armée autrichienne. Elle faisait beaucoup de fumée avec ses bivouacs. Les uniformes blancs du régiment François-Charles-infanterie fleurissaient les prés. Groupées à l’ombre des arbres, alignées le long des talus, escortant des fourgons, poussant à la roue des canons, patrouillant en file indienne ou en escouade, voltigeant de ferme en ferme, les redingotes blanches couvraient le pays. Sur un clocher que Panici dit être celui de Pastrengo, flottait l’étendard vert émeraude de Vohlgemuth ; les tours de Parona, d’Avesa et de Quinto portaient les flammes orange de Clam. Dans le lointain, le soleil dorait les murailles de Vérone.

Au sud, la bataille ne faisait plus le moindre bruit. L’horizon toujours obscurci de fumée s’éteignait. Aux premières heures du matin seulement, on entendait venir de là-bas les coups de langue des trompettes piémontaises. Il faisait très chaud.

Angélo partit avec deux cavaliers : Michelotti et un maigriot qu’on appelait « le petit coiffeur », ou Giosué, ce qui semblait être son vrai prénom. Angélo le trouvait sympathique. « Ces corps ingrats, se disait-il, ont généralement des cœurs tendres. »

Ils reprirent tous les trois le chemin qu’ils avaient parcouru avec le peloton des jours précédents, à travers la forêt de châtaigniers. De l’autre côté de l’Adige, la route de Vérone courait dans les vergers.

Ils ne voulaient pas se servir de gués connus par les paysans. Ils en trouvèrent un sous un rocher qui portait les ruines d’une tour noire. Ce passage avait dû être utilisé dans l’ancien temps, puis abandonné, parce que de commerce assez rude. Il n’était d’ailleurs praticable qu’à cheval, mais le fond solide assurait le passage sans aléas. La tour le signalait ; c’était un avantage appréciable pour des gens qui pouvaient avoir besoin de le retrouver rapidement.

Le jour pointait. La fraîcheur coulait avec l’eau. Les trembles luisaient dans un brouillard léger.

On entendait s’éloigner vers Trente le roulement d’un fourgon. Du côté de Vérone, le jacassement des pies dans les pommiers indiquait que les parages étaient francs. Les chevaux, rassurés par le courant contre lequel ils luttaient facilement, buvaient à petits coups de museau, pour le plaisir.

Ils prirent pied sur la rive gauche, dans les galets. Quand le soleil entrerait dans la vallée, il effacerait vite ces traces.

Depuis la dispersion des bandes d’Allemandi, les Autrichiens supposaient la région entièrement débarrassée de francs-tireurs. Il ne fallait cependant pas laisser trop apparentes les foulées de plusieurs cavaliers. La population des deux rives devait obéir à l’état de siège. Les paysans ne pouvaient se déplacer qu’individuellement, et sur des itinéraires connus. Les patrouilles de Vohlgemuth, composées pour la plupart de chasseurs à pied croates et de uhlans de la brigade Taxis, s’aventuraient rarement en rive droite. Ils n’aimaient pas ces forêts silencieuses, naguère encore crépitantes de coups de feu, isolés mais précis. Ils n’y faisaient que quelques incursions en plein soleil, par colonnes compactes, et en chemins découverts, pour affirmer une sorte de prise de possession. Ils se retiraient bien avant le bleu du crépuscule.

Tranquilles depuis trois semaines, les détachements autrichiens trouvaient encore cette rive obscure un peu chaude. Angélo, installé à califourchon dans les hautes branches d’un châtaignier, avait vu, à maintes reprises, les chasseurs et les uhlans venir renifler le long de l’Adige. Ils avaient l’air de s’intéresser beaucoup aux traces laissées sur le sable et dans les oseraies.

Au lieu de piquer tout de suite vers la route à travers les prés, il remonta le long du fleuve sur des galets. Un vent vert descendait des montagnes du Trentin. Les chevaux étaient joyeux. Intéressés par le silence, que soulignait un léger grésillement de feuillage, éberlués par le scintillement d’un grand nombre de bouleaux et de trembles, ils jouaient avec un peu de peur.

À trois ou quatre cents pas au-dessus du gué, Angélo trouva un sentier rocheux qui venait de la route, et, après un coude au bord de la rive, se dirigeait vers un moulin qui paraissait abandonné. Le chaume décharné montrait sa carcasse, la roue tournait à vide en secouant de gros paquets de mousse. Restait cependant une odeur de bois brûlé, mais froide.

Les trois cavaliers s’arrêtèrent derrière un bosquet d’aulnes et se haussèrent sur les étriers. L’odeur, quoique militaire en raison des circonstances, semblait n’indiquer qu’un bivouac occasionnel, peut-être un jour de pluie, mais aujourd’hui sûrement désert. Les prêles, cependant plantes très fragiles, qui entouraient la chaumière étaient toutes intactes. D’ailleurs à cette heure-ci, un petit poste fait le café, ou, tout au moins, fume. Aucune odeur de tabac. Du côté de Vérone, les pies continuaient à sauter de pommier en pommier. Vers Trente, le silence, maintenant ; et des rondes de corneilles tournaient paisiblement sur des parages sûrement déserts.

De l’autre côté de la route, ils trouvèrent des forêts de chênes spacieuses et blondes. Cette rive de l’Adige, exposée à l’ouest, est plus propice que l’autre à la culture. L’obstination des montagnards a fait mordre de petits champs de vignes dans la pierraille noire. Quelques villages se sont accrochés et ont même payé des clochers élégants à des églises bossues. Ils ont aplani des terrasses autour des maisons et se font un luxe avec quelques choux très bleus. Les futaies sont hautes et les sous-bois propres comme un sou neuf. Sous ces couverts lumineux, il est difficile de se dissimuler.

Il fallait s’enfoncer profondément, monter dans la montagne. On voyait les marques du passage fréquent des soldats et qu’ils étaient à leur aise dans ce quartier.

Le soleil se levait quand Angélo qui marchait le premier entra dans le découvert des pâturages. De ces hauteurs, on entendait une rumeur sourde : c’était le remue-ménage du camp retranché de Vérone.

Michelotti connaissait la région. Tous les coins susceptibles de produire un animal en forme de cheval lui étaient familiers.

— Derrière cette crête, il y a Sainte-Claire : trois pelés et un tondu, mais ils ont de beaux petits mulets. Des bêtes courtes ; des turcs. La seule chose : ils ont l’arrière-main mal disposé ; habitués à la terre lourde. Tu irais à ce genévrier, tu verrais les maisons juste sous la crête. Les champs, c’est du jonc, pourri : de l’eau partout. Tu te souviens de la fois où j’ai rapporté le grand foulard rouge à ma mère ? C’est d’ici que je venais. Ils font une foire en septembre. Cette année-ci, ils peuvent courir.

Sainte-Claire, qu’ils examinèrent avec précaution, semblait avoir intéressé les officiers du génie. On avait creusé quelques tranchées aux abords du hameau.

— Je te parie ce que tu veux qu’il n’y a pas un chat dans ces trous, dit Michelotti. En théorie, cocagne ; en pratique, dès que tu creuses deux travers de doigt ça se remplit d’eau.

Par précaution, toutefois, ils s’éloignèrent du côté des sommets qu’on apercevait au-delà de Trente.

Ils trouvèrent vite des endroits plus sauvages, un sol de schiste sans herbe, avec à peine quelques touffes de lavande, des buis, des genévriers bas et, de loin en loin, des pins sylvestres minuscules. De grosses sauterelles bourianes, épaisses comme le pouce, jaillissaient entre les pattes des chevaux.

Il fallait occuper un belvédère pour surveiller la route. Michelotti se souvenait d’une maison abandonnée sur le flanc, au-dessus de Borghetto mais, outre que Borghetto, étant une étape de la vallée, devait abriter une garnison, le site ne convenait pas. La maison pouvait bien servir d’abri mais elle était située de telle façon que la forêt de chênes dont elle émergeait à peine limitait beaucoup le champ de vue.

Il faisait grand jour et cette promenade insolite des trois cavaliers sur des terres découvertes pouvait être remarquée ; il fallait s’embusquer le plus vite possible.

Enfin, au débouché d’un vallon d’éboulis, Angélo fut ému jusqu’aux larmes. Il avait eu peur de ne pouvoir faire les choses qu’à moitié ; il venait d’arriver sur un emplacement idéal. Il voyait au moins deux lieues de route vers Vérone et du côté de Trente, jusqu’à des vergers cotonneux, à perte de vue. Il pouvait descendre par une pente facile à travers des bruyères ; il y avait même une amorce de chemin.

Il poussa le scrupule jusqu’à faire en personne une petite patrouille de prudence dans les environs. Quand il revint, Michelotti et Giosué étaient en train de manger du fromage de chèvre. Il partagea le repas. Il n’avait pensé qu’à emporter des cigares.

« Ceci n’est pas à proprement parler une opération militaire, se dit-il, c’est une boutade comme on essaye de me persuader qu’on ne peut plus s’en permettre. Et, pour une boutade, des cigares suffisent. »

Le vent qui continuait à venir des Alpes les rafraîchissait mais la vallée s’était remplie de soleil. L’Adige étincelait. Le ruissellement des eaux était accompagné du ruissellement des trembles. Les vergers même jetaient des feux. Des bouffées de chaleur montaient. Puis le vent se renversa et souffla de Lombardie. Il était lourd.

La route resta déserte un bon moment. Le soleil dissipait les vapeurs du fleuve. Ils virent surgir très loin, du côté de Trente, un long clocher mince comme un fil, des vignes dorées, des jardins violets, des maïs roux.

Il faisait chaud. Giosué enleva sa veste. Il avait un gilet de livrée, rayé rouge et or. Un nuage de poussière brouilla peu à peu les contours de la route, du côté de Vérone. Il n’était pas soulevé par le vent. Il semblait rester sur place ; il avançait cependant au pas.

— Un bonhomme noir, dit Giosué, juste au-dessous de nous, à gauche du peuplier.

Il paraissait noir parce qu’on le voyait de très haut. Il était en réalité ardoise, surtout en plein soleil. Cela semblait être un uhlan démonté. Il quitta la route et prit un sentier vers l’Adige. Il fut suivi, puis rejoint par un autre. Le nuage de poussière arriva à la hauteur d’une rangée de saules. Il s’arrêta à l’ombre. Un troisième uhlan contourna le peuplier et marcha vers l’Adige.

« Il doit y avoir une patrouille quelque part », se dit Angélo.

— Cheval, dit Michelotti.

Mais c’était un cheval de labour et une ombre grosse comme un pois le suivait ; sans doute un petit garçon. Ils venaient tous les deux du côté de Trente. Ils tournèrent dans un chemin montueux, entre des vignes.

Le nuage avait disparu. Un détachement d’infanterie hongroise, reconnaissable à son uniforme blanc, faisait la pause à l’ombre des saules.

Après une bonne heure d’observation, ils savaient qu’il y avait, à la lisière du bois bordant la route, juste au-dessous d’eux, un petit poste de cavalerie. Les uhlans, partis du côté de l’Adige, étaient revenus ; d’autres avaient suivi le même chemin. Ils en avaient compté cinq en tout. Ils avaient enfin aperçu une encoignure de maison sortant du bois et jusqu’alors dissimulée par la lumière qui frappait son crépi et le confondait avec le blanc de la route.

— Tu n’as pas besoin de t’inquiéter, dit Michelotti, si tu veux, on te les prend la nuit. C’est un coup à faire à deux heures du matin. Je te les « carotte » tout seul, moi, s’il faut. Il n’y a qu’à les voir. C’est la vie de château. Ils vont poser culotte comme s’ils étaient les patrons.

Les Hongrois s’étaient remis en marche et approchaient. On pouvait apercevoir dans la poussière les points noirs des shakos et la paille dorée des fusils.

Angélo essayait de déchiffrer un tatouage que Giosué avait sur l’avant-bras : une croix ; la devise était en partie cachée par le pli du coude ; cela semblait être : « Ni Dieu ni maître. »

Un piéton venait du côté de Trente. Il devait être sur la route depuis longtemps, dissimulé dans l’ombre des vergers. Il arrivait dans la lumière à un quart de lieue en amont du poste de uhlans. Un soldat. Il n’avait pas de fusil mais un sac à dos et verni noir qui reflétait le soleil. C’était un chasseur à pied. Le reflet du sac avait éclairé les plumes vertes de son bicorne. À différentes reprises, le plumet vert fut bien visible. Ce petit personnage était inquiétant. Il n’avait pas de fusil (c’était très net maintenant), il n’était donc pas en service ; il aurait dû porter un calot. Que faisait-il sur la route ? Il avait le pas, le balancement de bras des montagnards, l’allure de quelqu’un qui sait où il va et même qui n’a pas à flâner. Un agent qui faisait la liaison avec des endroits où l’on ne pouvait pas aller à cheval ? Il aurait eu son fusil… À moins qu’il ait à suivre un chemin scabreux et qu’il soit armé seulement d’un pistolet et d’un poignard pour être plus leste. Dans ce cas, il ne fallait pas le perdre de vue. Il pouvait, d’un moment à l’autre, passer sous bois et monter jusque par ici. Il venait d’où ? Parti ce matin à l’aube (c’est un homme qui faisait un peu plus d’une lieue à l’heure) il venait probablement du village dont on apercevait le clocher, mince comme un fil dans le lointain.

— C’est quoi ce clocher ? demanda Angélo.

— Exactement rien, dit Michelotti. Si le bonhomme vient de là, c’est qu’il y a couché dans la paille et qu’il vient d’ailleurs. Tu crois que c’est quelque chose parce que tu vois un clocher ; tu as juste une grange crevée comme une vieille paillasse. L’église est une chapelle : un vœu pour la peste. Admets qu’on y ait fourré quatre fantassins et une marmite de café, c’est le bout du monde et ça n’a pas la carrure pour envoyer des agents de liaison. Mais, même aux quatre fantassins, je suis loin d’y croire. Et même à l’agent de liaison. Pour moi, c’est un type quelconque qui va comme ça. Tu n’en as jamais vu dans l’armée ? Il n’y a qu’à le surveiller. S’il s’éclipse, on sera toujours à temps d’aller un peu à sa rencontre dans la forêt. Ça n’est jamais qu’un homme. Mais tu vas voir qu’il se fout du tiers comme du quart.

On le distinguait de mieux en mieux.

— Et en amont de ton vœu pour la peste, qu’est-ce qu’il y a ?

— Ça dépend de toi. Qu’est-ce que tu veux faire ? Si tu veux danser le rigodon, tu peux te fouiller. De ce côté, tu as encore quelques carrés de choux ; de l’autre côté, c’est la nature. Dix lieues jusqu’à Rovereto.

Le chasseur à pied approchait du poste de uhlans. Il quitta la route et prit à travers champs, vers l’Adige.

— Je l’aime bien, moi, ce type-là, tu vois, dit Michelotti. Il n’a pas du tout envie de passer à proximité d’un maréchal des logis. Tu n’as jamais rien compris aux soldats de 2e classe.

Le détachement d’infanterie hongroise s’était bien rapproché. Dans la poussière soulevée on distinguait maintenant les rangs de quatre, le balancement des coupe-choux, des gibernes, des fusils à la bretelle. Le chasseur à pied descendit derrière le talus de l’Adige.

Au cours de la matinée, Angélo comprit peu à peu tout le mouvement de la route. Elle vivait, somme toute, paisiblement. Ce qu’il avait pris, jusqu’ici, pour des petits paquets de troupes allant renforcer la garnison de Trente (et notamment ce détachement d’infanterie hongroise qui, après avoir dépassé le poste de garde de uhlans, s’éloignait du côté du nord) n’étaient que de forts partis de fantassins (environ cent à cent cinquante hommes) qui avaient mission d’aller tout doucement de Vérone à Trente et de Trente à Vérone, pour assurer la sécurité. Toutes les lieues, ce détachement faisait halte, fumait la pipe et regardait l’alentour. C’était sans histoire. Pour compléter cette police un peu lente mais constituant du solide, de petits postes de uhlans plus mobiles avaient été disséminés de loin en loin.

Angélo eut plaisir à s’assurer tout le long de l’après-midi que ce système ne prévoyait pas la fantaisie. Une fois le détachement passé, les choses allaient leur train. Les uhlans montaient un peu à cheval et faisaient un petit tour de part et d’autre de leur poste. Ils ne manifestaient ni nervosité, ni curiosité.

Au moment où l’on ne pensait plus à lui, le chasseur à pied, avec son sac luisant (il y avait plus de trois heures qu’il avait disparu derrière le talus du fleuve) sortit des osiers de l’Adige, rejoignant la route à trois quarts de lieue du poste de uhlans, à deux lieues au moins derrière le détachement qui continuait à marcher vers Trente. Il s’assit tranquillement au pied d’un arbre et il se mit sans doute à casser la croûte. C’était probablement un fantaisiste.

Vers le soir, six caissons d’artillerie descendirent au trot vers Vérone, en faisant beaucoup de bruit et en soulevant beaucoup de poussière. Puis la nuit tomba. Le vent souffla de Lombardie. Il charriait aussi des rumeurs qu’il était difficile d’identifier. À certains moments, elles semblaient être celles de gens criant tous ensemble. On pouvait imaginer également des feux de pelotons mais il n’y avait pas de coups de canon : la nuit était purement et simplement une nuit ordinaire avec des étoiles qui s’allumaient.

Le fleuve éleva la voix. Une lanterne se promena sur la route. À un moment donné elle se balança. Elle décrivit ensuite quelques mouvements sur place, comme portée par quelqu’un qui tournerait autour de quelque chose, sans doute un voyageur noir, un cavalier nocturne qui se faisait reconnaître par le poste de uhlans. Cette manigance se renouvela souvent pendant une bonne partie de la nuit. Le grondement de l’Adige prenait de la magnificence, sonnant dans un air de plus en plus calme.

Angélo fermait les yeux sans le vouloir. Il aurait été vexé si on lui avait dit qu’il s’endormait sur le rôti. Michelotti ronflait comme un juste. Giosué bâillait.

— Vous ne dormez pas ? demanda Angélo.

« J’ai tort de ne pas le tutoyer, se dit-il. Il va croire que je le tiens à distance alors qu’il ne s’agit que de politesse et même, en ce qui le concerne, d’affection. Pourquoi n’aurait-il pas droit à des égards ? C’est dans les Droits de l’homme. Mais a-t-il envie qu’on soit poli ? C’est ce que j’ai le tort de ne jamais me demander. »

— Non, je ne dors jamais, enfin, rarement, le moins possible, dit Giosué. Je ne peux pas me payer ce luxe. Mon lit est le seul endroit où le roi n’est pas mon cousin. Ce serait péché d’y perdre mon temps à dormir.

— Vous êtes coiffeur ?

— Ils m’ont appelé le petit coiffeur parce qu’en effet, je ne suis pas gros. Les petits, ils ne les imaginent pas travaillant dans le gros. Coiffeur, ça fait coquet. J’étais boucher.

— À Turin ?

— Oui, Lungo Pô. J’avais un lavoir à tripes.

Ils parlèrent du roi de Piémont comme du roi de Prusse. Giosué avait des idées sur la façon d’utiliser les grandes places de Turin et notamment la place de San Carlo. Il y voyait des fêtes de femmes et de jeunes filles habillées de blanc et les bras chargés de lis. Angélo lui demanda pourquoi il portait un gilet de livrée.

— Je l’ai eu d’un type qui venait m’acheter de la cervelle. Tous les jours, recta : trois cervelles de mouton. Je fendais les têtes ; il se mettait les pouces dans les entournures du gilet. À la fin j’ai dit : « Trois têtes gratis contre le gilet. » Trois têtes fendues. Il a marché.

— Je ne sais pas ce que vous a raconté Lecca pour vous embaucher, dit Angélo, mais, quoi que ce soit, ce sont des craques. Une seule chose est certaine : nous ne sommes pas les anges de la liberté. Tout ce que je peux vous dire, moi, c’est que je n’ai pas d’idées.

— Je n’ai jamais rien compris à ce que je voulais, moi non plus, dit Giosué.

À l’aube, un long convoi brouilla longtemps, du bruit de son charroi, le grondement du fleuve. Puis il y eut un moment de grand silence et les alouettes se mirent à grésiller. Il fut très difficile pendant un bon moment de distinguer dans ce grésillement ce qui était des alouettes et ce qui était des feux de mousqueterie dans le lointain. Angélo, couché sur le dos, assoupi et très influencé par l’odeur intense que les prairies maigres exhalent aux premières heures du jour, suivait, d’un œil mi-clos, le tremblement des ailes noires dans le ciel. Il se disait qu’un oiseau à peine plus gros que le pouce peut faire beaucoup de bruit quand il est ivre. Il se réveilla brusquement. Le vert de l’aube venait d’être éclaboussé de rouge. Tout de suite après, éclata un coup de canon. Une batterie tout entière se mit à cracher. Il comprit que ce qu’il avait pris pour une voix d’alouette étaient des fusils qui déchiraient du drap.

Ils n’avaient pas encore sellé les chevaux que les grosses détonations de l’artillerie de forteresse se faisaient entendre. Les pièces de campagne commençaient à tirer à un rythme accéléré, surtout plusieurs batteries qui devaient se trouver à dix lieues tout au plus. À cet endroit-là d’ailleurs, les feux de pelotons se succédaient rapidement. Du haut de leurs chevaux, ils virent qu’une action très vive s’était engagée du côté de Rivoli. Mais, loin vers le sud, l’horizon était secoué d’éclairs et, dans la direction du lac de Garde, des tourbillons de fumée noire, poussée dru comme par le tirage de grosses cheminées, dépassèrent la crête des montagnes et commencèrent à s’étaler dans le vent. Sous le bruit du canon et le craquement des mousqueteries venant de Rivoli roulaient des tambours.

« On a tort de réfléchir », se dit Angélo.

Il sentait dans sa poitrine la chaleur qui précède l’idéalisation des combats.

Ils venaient d’entrer sous bois quand ils entendirent le sifflement d’un fifre. C’était une compagnie de chasseurs impériaux. Sans doute la garnison de Sainte-Claire qui allait à la bataille. Elle longeait la lisière en file indienne. Les soldats fumaient de grosses pipes de porcelaine.

Angélo trouva qu’il était très beau de fumer dans ce matin secoué par les canons. Il alluma un petit cigare et il en offrit à Michelotti et à Giosué. Ces deux-là, un peu goguenards, car, depuis que la bataille faisait du bruit, Angélo avait mis un peu d’emphase dans ses gestes, se glissèrent avec satisfaction ces petits fifres de tabac sous les moustaches. Avec « ces machins aux dents », on était très gentilshommes piémontais.

Il fallait maintenant s’enfoncer au plus noir de la forêt. C’était un labyrinthe de vieux chênes. En cas d’alerte, il suffisait de rester immobile ; l’enchevêtrement des branches basses brouillait toutes les formes. Mais, à la sortie, le mal, comme disait le renard qui avait avalé des lames de rasoir, murmura Michelotti. On a fourré le bâton dans un sacré trou à fourmis. L’Adige semblait s’être mis brusquement à rouler des eaux furieuses. Du nord venaient comme des vols de canards, des bruits de cloches et des nasillements de trompettes.

Aux dernières heures de la nuit, sur le vu d’un billet arrivé à onze heures du soir au Broletto de Trente, toutes les troupes cantonnées dans la vallée du Sarco et celles qui s’apprêtaient déjà à faire mouvement vers Vicenze, par les montagnes au-dessus de Borgo, refluèrent dans la vallée de l’Adige. C’était tout le troisième corps d’armée. Le lieutenant-maréchal Thurn, étendu sur le gazon d’un tertre à une lieue et demie de Trente, faisait collation à côté d’une lampe tempête. Il attendait des nouvelles du bataillon Geppert cantonné à Vezzano. Il ne voulait pas donner l’ordre de marche et engager le gros du corps d’armée dans les routes d’une vallée étroite, avant d’être sûr que le lieutenant-colonel Lentzendorf n’allait pas, par excès de zèle, lui déboucher dans le flanc par les chemins de la montagne. Il connaissait Lentzendorf. Ce Bavarois était romantique. Thurn mangeait un excellent rôti de cochon femelle. La lumière de la lanterne mettait sur l’herbe le vert des contes de fées. Dans le cristal d’une carafe, le vin blanc était un peu rose. Thurn réclama sa boîte à cannelle. Il aimait le vin mais avec un petit quelque chose en plus : la cannelle était très exactement ce petit quelque chose.

Ce bon Trentin était constellé de feux de bivouac. Malgré la nuit chaude, le soldat aime les flammes. Il faisait brûler des broussailles le long des chemins en attendant les ordres. Les mamelons, les bosquets, les étranges rochers en forme de château fort se dessinaient en noir d’encre sur les fumées brillantes.

Thurn était de bonne humeur. Il avait un faible pour les mouvements de troupes. Il les organisait avec un plaisir sans égal et rien n’était meilleur que ce moment où tout était prêt, tout en suspens, tout à son service. D’un mot, il allait mettre quinze mille hommes en marche, deux mille cavaliers, cinquante-quatre pièces de canons, cent douze fourgons d’intendance et deux cents tambours. Dans les ténèbres qui encerclaient sa lanterne, au-delà des épaulettes et des poitrines luisantes de galons de son état-major, il voyait les feux de sa première brigade, en ordre de marche dans les montagnes de la Margola. Il parlerait d’abord avec Lentzendorf, puis il ferait donner les coups de clairon nécessaires.

On lui amena Lentzendorf à trois heures du matin. Le Bavarois était resté très positif. Il avait été alerté quelques heures avant de recevoir ses instructions par le grondement lointain d’un très gros engagement vers le sud que lui avaient porté les couloirs sonores des gorges du Sarco. Il était donc en esprit de résister à ses foucades. Il avait sagement aligné ses faisceaux sur la route de Vezzano à Trente, et il attendait les ordres pour déboucher en arrière-garde.

Le bruit de l’engagement porté par les gorges du Sarco inquiéta pendant cinq minutes le lieutenant-maréchal Thurn. L’attaque de tout le front piémontais par Radetzky ne devait se déclencher qu’au jour pointé. Il s’en fallait encore d’une bonne heure. Lentzendorf expliqua que les gorges venant du lac de Garde avaient pu engouffrer et grossir les rumeurs de Mantoue où l’on savait que de gros canons tonnaient de temps en temps.

En amont de Trente, la 2e brigade dormait à côté de ses feux tombés. Le feld-zeugmeister Nugent qui la commandait avait été alerté par-dessus la tête de Thurn par un express particulier de Vérone. Radetzky avait envoyé à Nugent, aux premières heures de la veille, le plus jeune de ses aides de camp à qui il avait donné en personne l’ordre de faire vingt lieues d’Alpes en six heures. Le petit bougre, un lieutenant de chasseurs à cheval, prit son vol par les chemins montueux du mont Tondo. Vers les dix heures du matin, dans les parages de Sainte-Claire, il trottait à corps perdu dans des sentes d’éboulis fort scabreuses quand il aperçut, à l’orée d’un bois de hêtres, trois chevaux nus qui reniflaient le vent… S’il n’avait pas été pressé par le temps, il serait allé voir de près ces bêtes qui paraissaient nobles et étaient étrangement seules : c’étaient les chevaux d’Angélo.

Nugent reçut l’ordre de mouvement cinq heures avant Thurn. Il avait des bataillons, des compagnies, des escouades et même de petits postes solitaires dispersés sur plus de quarante lieues carrées entre Trente et Bolzen. Il fit battre le tambour, sonner les trompettes, agiter des torches sur les hauteurs et courir ses estafettes bride abattue. À onze heures du soir, quand Thurn commença à bouger, Nugent était en route depuis deux heures. Le bataillon cantonné à Bolzen marchait même depuis plus de six heures et les fantassins de François-Charles-infanterie étaient arrivés à la hauteur de Bronzolo, ayant fait plus du tiers de la route jusqu’à Trente.

Nugent ne pouvait pas imposer à ses troupes un ordre aussi rigoureux que celui de Thurn. Il était bien obligé d’accepter toutes les initiatives, même celles qui amenaient sur le flanc de la route principale les contingents dispersés. « Au fond, se disait-il, je suis en train de presser sur une éponge. Tant mieux si le jus me coule entre les doigts ; l’important c’est qu’il ne s’en perde pas trop. »

La nuit était noire et il escaladait, avec une lanterne d’arçon suspendue à sa selle, les pentes broussailleuses de la rive gauche. Il n’avait pas d’imagination ; il était comme saint Thomas. Or, il avait beau monter de plus en plus haut sur les mamelons : il n’apercevait rien du mouvement de ses troupes.

Elles cheminaient par les vallées étroites des torrents, sans feux ni torches. Il avait cependant assez fait lui-même comme simple capitaine des rassemblements dans le haut Tyrol pour savoir que son infanterie était en train de traîner ses pieds avec jurons et bruits de batterie de cuisine dans des éboulis, des prés gras et des fondrières ; que sa cavalerie pestait dans des ténèbres encombrées ; que son train des équipages cassait le museau de ses mulets ; que son artillerie balançait le long des ravins profonds : ce qu’il ne voyait pas n’existait pas. Il se sentait désagréablement seul.

Son état-major était éreinté. Depuis des heures, il envoyait sans répit jusqu’à de vieux commandants, de droite et de gauche, au galop, pour avoir des renseignements.

Enfin, on lui signala que ses deux escadrons de lanciers débouchaient sur la route à Ora. Puis il entendit rouler ses prolonges. Ayant tourné sans arrêt pendant des heures dans le labyrinthe escarpé de la Ménandola, les bataillons de chasseurs, à bout de forces, firent halte sur les hauteurs de Caldaro. Nugent vit leurs feux de bivouac s’allumer à une lieue de lui, tout le long du chemin qui descendait vers l’Adige. Il aimait ses angoisses pour des moments comme celui-ci.

À cinq heures du matin, il avait aligné toute sa brigade en ordre de marche sur quatre lieues de route et son avant-garde campait dans les faubourgs de Trente. Il accorda une heure de repos à tout le monde. Les vergers étaient pleins de chevaux immobiles, tête basse. L’infanterie déchaussée dormait sur les talus.

Nugent changea de cheval. Il aurait voulu pouvoir changer aussi facilement d’état-major. Son commandant d’armes avait disparu ; ses aides de camp ne revenaient pas. Il pensa à sa fille qui mourait de phtisie à Vienne.

Thurn était parti. Il avait fait défiler ses Croates à la cymbale. Il était sûr de Nugent. Il n’avait pas besoin de le voir. On lui avait rapporté d’ailleurs que l’avant-garde de la 2e brigade faisant feu de tout bois, se chauffait les fesses à un quart de lieues des faubourgs nord de Trente. Il n’aimait pas les chasseurs tyroliens. Il trouvait qu’avec leurs épaisses moustaches collées aux favoris, ils avaient des gueules de bouledogues. Mais il savait que c’étaient des marcheurs intrépides.

L’air était parfumé de soleil levant, d’été et de montagne. Les Croates prirent le pas accéléré. Ils étaient contents de filer les premiers. Ils savaient qu’une armée remue beaucoup de poussière, qu’au milieu d’une colonne engagée dans une vallée étroite on étouffe. Ils se demandaient depuis des heures : « Est-ce que Thurn pensera à nous ? » Ils connaissaient le faible qu’il avait pour eux. Ils poussèrent des « Hourras ! » Les cymbales frappèrent de violentes étincelles noires.

À midi, Thurn était installé au château de Besseno. Son bataillon du génie construisait un ouvrage assez considérable dans la vallée de Nomi, sur la rive droite de l’Adige. Les sapeurs travaillaient torse nu. Il n’était plus question d’uniforme. La pelle et la pioche sont des outils sympathiques. Ils pouvaient se croire libres. Ils chantaient. On creusa des retranchements et des redoutes au défilé de San Giacomo et, sur une éminence qui commandait la route de Rovereto, on établit un fort blockhaus garni d’infanterie et d’artillerie. On entendait le canon.

L’installation au château était moins facile. Thurn voulait vingt chambres. La vieille dame était têtue comme un mulet. Elle faisait front à tout ce que l’état-major avait de plus coquet. Or, elle était baronne et, d’après son accent, hongroise.

— Allez-y, monsieur de Latour ; il faut m’enlever ça, mon petit. Non, attendez, j’y vais moi-même. Donnez-moi ma canne.

— Madame, dit Thurn, le colonel Zobel attaque depuis ce matin le plateau de la Couronne et je vais attaquer Rivoli ce soir.

Subitement excédé, il tourna les talons.

La baronne fit une révérence.

Zobel, parti d’Avio, était monté à l’assaut avec huit compagnies et trois détachements de lanceurs de fusées. Il avait à sa droite le colonel Melczer, parti de Brentanico avec quatre compagnies et deux canons. Zobel et Melczer étaient des avale-tout-cru ; Zobel surtout. Il faisait la guerre comme un vieux jardinier fait ses planches de légumes. Il tomba sur une ligne de tirailleurs soutenus par une grosse réserve. Il ne discuta pas. Il fit hardiment sauter sur le poil. Il perdit un tiers de son effectif en deux heures. Il renouvela ses attaques jusqu’à midi, sans gagner un pouce de terrain. Il fit des trous et souffla. Il se demandait ce que foutait Melczer avec ses canons. Melczer en avait perdu un ; il défendait l’autre à l’arme blanche. Les soldats de Zobel étaient de Vienne. Poussés, l’épée dans les reins, ils oubliaient, comme tout le monde, les idées modernes. Terrés dans des trous, ils se croyaient en pantoufles et ils discutaient (en eux-mêmes, ce qui est grave et ne relève pas, hélas, du peloton d’exécution – enfin, pas tout de suite !). Or, c’est sans discussion qu’il aurait fallu repartir. Les morts du matin étaient laids : noirs de mouches. Rien ne résiste à un coup de fusil comme un vol de mouches. Vers le soir, il n’y eut plus de doute : Melczer pliait. On allait être tourné à droite. Zobel attendit la nuit et donna l’ordre de la retraite.

L’escarpe de Besseno était dessinée en jardins de buis. La fraîcheur du fossé, la nuit convenaient à l’odeur des arbustes amers. La grande carte, une lanterne à chaque angle, était déroulée sur le gravier de la terrasse.

— Mme la Baronne accepte de donner le deuxième étage.

— Je ne veux plus de chambres, je veux des bœufs.

Thurn donna l’ordre de hisser, avec des bœufs, une pièce de 16 et un obusier de 7, sur le Monte-Pastelio. Il fit venir le colonel Wocher qui commandait le 2e régiment du Banat. Wocher était un pur Banatais. Il prononçait mal les gutturales sourdes. La carte l’impressionna. Ses soldats étaient des laboureurs. Thurn connaissait Wocher comme sa poche ; du bout de la canne, il dessina de petits ronds sur la carte. À chaque jour suffit sa peine ; il faut des limites à un champ. Le bout de la canne tapait à petits coups sur des cantons bien délimités.

— Je vous accompagne, d’ailleurs, Wocher.

Une lueur blanche déchira la nuit ; un grondement paisible roula dans les échos de la vallée.

— Qu’est-ce que c’est ?

— L’orage, monsieur le Comte.

— Pliez bagages, dit Thurn. Je marche avec le Banat. Donnez-nous deux pièces de 5. Mouvement général Bade-infanterie, les Croates, neuf batteries, seize fourgons, départ immédiat. Le reste à minuit, c’est-à-dire dans une heure. En tête, Kinsky-infanterie, les uhlans, les batteries montées, etc. De l’ordre. Nous sommes dans un couloir. Dites à Nugent qu’il suive.

L’éclair et le tonnerre surprirent aussi Angélo. Comme Thurn, il surveillait depuis des heures le bruit du canon. Il fut étonné de ce grondement qui avait brusquement une majesté souveraine.

« Nous voilà frais, se dit-il. Michelotti va vouloir se cacher dans le gousset de mon gilet. »

À la tombée de la nuit, les trois cavaliers avaient mis pied à terre. Ils s’étaient dépêtrés du plus épais de la forêt en tirant les chevaux par la bride. Ils avaient trouvé des cantons de haute ramure mais retentissants.

— C’est combien d’hommes une armée ? demanda Giosué.

— Très peu.

« Donne des cigares, se dit Angélo. Il faut avoir recours tout de suite à l’idée qu’ils se font d’un mylord. Un Piémontais, cigare au bec, lève la tête, même si on est en train de la lui couper. Je l’ai fait cent fois. D’ailleurs, notre situation n’est pas mauvaise. Si tout le peloton était ici, elle serait même fort bonne. »

Il se voyait chargeant à l’improviste le flanc de ces convois et de ces colonnes dont il entendait le charroi.

Il se demanda ce que faisait Lecca.

« De toute façon, il ne pourra pas me monter en épingle et pour sa cravate. Il va être obligé de travailler lui-même à son écharpe de député. »

Ce général de Napoléon « forcé dans ses retranchements politiques » lui plaisait beaucoup.

Les canons piémontais ne tiraient plus. Dans les rumeurs de la bataille, Angélo avait reconnu la détonation des pièces de 4. Il s’était beaucoup intéressé à cette mécanique à l’époque où il avait rêvé de mitrailler quelque chose sur les marches d’une quelconque église Saint-Roch. On lui avait dit dans la théorie que la pièce de 4 était « mignonne » et qu’on pouvait l’appeler la carabine d’artillerie. Il savait qu’elle pesait trois cents kilos, qu’elle envoyait son boulet à une lieue avec cinq cents grammes de poudre ; qu’à trois mille cent mètres elle atteignait facilement un homme à cheval ; qu’à cette distance elle pouvait anéantir un corps de cavalerie ; enfin que la force d’explosion de son boulet creux était terrible. C’était très joli sur le polygone de Turin, un matin de printemps, avec des bottes neuves, un cheval souple, un képi-pompon. Dans des ténèbres qui, à chaque instant, pouvaient être hantées par des patrouilles, c’était une autre affaire. Le fait que le Piémont possédait un engin capable de tuer un cavalier à trois mille cent mètres (d’ailleurs, pourquoi cent ?) n’était pas réconfortant du tout. D’autant que ces engins semblaient avoir définitivement bouclé leur gueule pour aujourd’hui. Et la vallée de l’Adige ne cessait pas de charrier de la troupe. C’était le moment ou jamais d’anéantir des corps de cavalerie. On ne serait pas regardant sur la distance.

Il fallait blaguer.

La mousqueterie sembla se rallumer un moment, dans cet endroit qui avait été fiévreux toute la journée. (L’arrière-garde de Zobel, un peu nerveuse, fusillait des buissons où venait de courir la grêle d’une ondée. En réalité, le recul de Zobel n’était pas suivi. Les trois cavaliers écoutèrent attentivement ces volées de coups de fusil. On les tirait dans les échos d’un ravin.)

« Si tu n’aimes pas les ortolans, n’en dégoûte pas les autres, se dit Angélo. Depuis le tonnerre de tout à l’heure, Michelotti s’attend à ce que le diable et son train lui dégringolent sur le râble… S’il ne s’agit que de l’armée autrichienne, il verra tout beau. Quant au petit coiffeur, si je lui procure un bon fer à friser, il va te rouler une de ces paires de moustaches !… »

On n’y voyait pas le bout de son nez.

— Ce qu’il faut, dit Angélo, c’est qu’on soit copains. Quand on est cinquante ou soixante, un commandant c’est une bonne chose. Mais trois types, je ne vois pas pourquoi ils auraient besoin qu’on leur mâche le morceau.

— En fait de mâcher, il va falloir faire bouillir la marmite.

Le tout était de savoir pour qui les paysans en tenaient dans ce coin.

— Pour leur intérêt.

— Si le Piémont les gêne, on leur fera comprendre que leur intérêt c’est nous trois.

— Ce n’est pas le Piémont qui les gêne, du moment qu’ils peuvent faire les maquignons. Si tu veux leur apprendre que deux et deux font quatre, tu peux toujours te lever matin. Ils ont des oreilles comme des feuilles de chou. Le canon, ils savent à qui il est. S’il est à toi, tu seras le plus beau. S’il est aux autres, tu pourras courir.

— Je sais parler avec les mains, dit Giosué. Quand je veux quelque chose, on me comprend vite. Je peux aller leur expliquer ça. On ne leur demande pas le Pérou.

— Tu te feras remballer comme un teigneux. Tu crois qu’ils t’ont attendu pour se faire les bras ? Tu as une carabine et un sabre, et après ? Ils ont des pétoires. Ils te les bourrent avec des clous de soulier. Tu crois qu’ils vont t’ouvrir ? Les temps sont durs. Tu auras un canon de fusil gros comme un goulot de bouteille qui sortira par un trou de la porte. Et puis, discute.

— J’ai des jaunets, dit Angélo.

— Tu as surtout ta langue trop longue, je te l’ai toujours dit.

— On n’a pas tellement besoin de manger, dit Giosué. Du moins, tout de suite.

Angélo fut d’avis qu’il fallait employer la journée du lendemain à marcher rapidement dans la direction du nord. On verrait d’abord un peu plus clair, du fait même qu’une action engagée comme celle d’aujourd’hui finit par se décider du moment que le temps passe. L’affaire de Rivoli tournerait d’une façon ou de l’autre. Si les Piémontais avaient le dessus, tout ce corps d’armée qui descendait maintenant la vallée de l’Adige s’éparpillerait en petits paquets dans la montagne. Ce serait le moment d’entrer dans la danse, de fiche en l’air des escouades perdues, des patrouilles, des fourrageurs. Tous ces gens-là, quand ils ont été étrillés, n’aiment pas beaucoup le diable à quatre, on leur en fournirait. Si, par contre, nos petits amis qui sont sur les routes cette nuit prennent Rivoli, ils ne vont plus avoir qu’une idée : cavaler dans la plaine et essayer de régler des comptes. À ce moment-là, si nous sommes du côté de Rovereto, peut-être même un peu plus haut, de grands garçons peuvent se débrouiller à travers les arrière-gardes. Non seulement elles ont des pains de munitions dans la musette, et même de la saucisse, mais poivrer les côtes à des gens qui ouvrent la bouche pour tout avaler est pain bénit. Enfin, malgré la nuit d’encre et quelques ronronnements d’orage, il décrivit une situation dans laquelle il y avait encore place pour un peu d’initiative.

« Il ne faut pas leur montrer que je suis comme un poisson dans l’eau, se disait-il. Même Michelotti (surtout depuis qu’il entend tonner) n’aimerait pas savoir que je suis en train d’essayer la guerre comme on essaye une paire de gants. »

Le jour se levait quand une détonation agressive ébranla les hauteurs du ciel. Ils furent ébahis de voir fumer la cime d’une montagne tout en rochers et très bleue. C’était Thurn qui, à force de bœufs et de coups de canne sur le dos de ses artilleurs, avait réussi à installer sa pièce de 16 et son obusier sur le mont Pastello.

Michelotti se faisait fort de les mener jusqu’à Rovereto. Ils étaient maintenant dans des pâturages où l’on pouvait galoper.

« Ils n’ont plus besoin que je leur parle, se dit Angélo. Il fait jour et c’est sûrement sur ces mamelons boisés que Michelotti va nous dissimuler. Je peux me payer le luxe d’un peu de mélancolie solitaire. Par ce beau matin, avec sa lumière d’or et dans ce paysage lavé qui joue les rois, ça va être épatant. »

Après avoir traversé le large palier d’herbe émaillée, ils gravirent l’étage supérieur de la montagne. Les hêtres avaient installé, sur ces sommets paisibles, l’ordre et la propreté dans lesquels ils ont l’habitude de vivre. Le sous-bois, bien dégagé, était agréable à parcourir. L’humus élastique, à peine un peu craquant, étouffait le bruit des pas. On pouvait lâcher la bride. Les chevaux qui prenaient un plaisir extrême à l’air sec et frais poussaient de petits gémissements féminins et marchaient à pas comptés. Les feuillages faisaient le bruit d’une mer endormie. La lumière elle-même s’amusait.

Si la bataille avait repris, ses rumeurs ne venaient pas jusqu’ici. Les détonations continuaient à éclater régulièrement à la cime bleue, de l’autre côté de la vallée et à rouler dans les couloirs de chaleur d’un ciel pur. C’était un bruit de basse profonde où l’on entendait tonner le bronze.

L’autre versant donnait également sur un palier d’herbes. Ce vaste pâturage portait son vermeil jusqu’aux lointaines dents de scie d’une forêt de sapins émergeant des pentes de la montagne.

— Là-dessous, il y a une route, dit Michelotti. Quand tu vas de Vérone à Vicenze, c’est celle qui prend sur la gauche, à l’entrée de Soave. Elle monte jusqu’ici en passant par Tregnago. Elle va mourir dans des coins perdus. C’est un peu comme chez nous : elle finit en queue de poisson, mais, si tu continues dans cette queue de poisson, tu vas rejoindre la route de Vicenze à Trente. Tu tombes dans la vallée, tu tournes à gauche et tu vas déboucher à ton Rovereto, en temps normal. J’ai fait ça en 42 et une fois en 46.

— Qu’est-ce que tu veux dire avec ton temps normal ?

— Quand on peut acheter un sou de pain et deux liards de saucisson n’importe où, d’abord. Je suis entré à Rovereto avec six canassons poilus comme des papes et des longes en bout de ficelle. Je suis allé me taper une jatte de bœuf en daube grande comme un bain de pied, sur la place de l’Horloge. Je me suis baladé, les mains dans les poches ; j’ai regardé les gens sous le nez ; j’ai dit bonjour à ceux qui me plaisaient ; j’ai fait voir mon cul aux autres et je suis rentré dans ma patrie avec mes bourrins en chantant la Mère Godichon. Fais ça, toi, maintenant, même avec ton sabre.

« Si je leur offre à chaque instant des cigares, se dit Angélo, ils ne vont pas tarder à imaginer que je veux la mer à boire. Or, je ne veux rien, sauf vivre avec de petits bonheurs de vingt-quatre heures, et même de douze. Si l’occasion s’en présente, je brûlerai la chandelle par les deux bouts, comme un apôtre convaincu de la liberté. Mais, en réalité, ce sera pour me payer, comme disait Lecca, un soleil, et entièrement d’artifice. »

Il profita d’une halte pour étaler ses cigares sur l’herbe. En fouillant toutes ses poches, il en trouva trente-quatre.

— Tu dois en avoir d’autres dans tes fontes, dit Michelotti. Je t’ai vu y mettre un paquet où il en restait trois.

« J’ai souvent vu agir Michelotti comme un héros de l’Arioste, se dit Angélo, et d’un mouvement qui me faisait envie parce qu’il semblait naturel. Pas du tout : il sent très bien la nécessité de fumer un petit cigare quand on risque de tourner court vers la banalité. Il m’a surveillé ; il avait peur de se trouver embarqué sans biscuit. »

Il divisa les cigares en trois parties égales (il en trouva encore quelques-uns dans la sacoche de ses pistolets et dans ses cartouchières – mais ceux-là étaient brisés). Michelotti recueillait soigneusement les débris en prétendant que « ça se chiquait » (ce qu’il fit tout de suite) et il les partagea avec Giosué (qui se remplit également la bouche de tabac avec une satisfaction évidente). Il était trois heures de l’après-midi et, depuis le petit bout de fromage de l’autre matin, le temps se faisait long.

Angélo donna un tiers des cigares à Michelotti, un tiers à Giosué et il garda le reste.

— Vous pouvez avoir envie d’en fumer un au moment où je ne pense pas à vous en offrir, dit-il. Et, si même vous voulez les manger, qui vous gêne ?

— Ne gaspillons pas la marchandise, dit Michelotti, la chique c’est la côtelette du pauvre. Le reste, c’est une position sociale, et pas qu’un peu.

Il se planta un cigare dans la bouche et il le fit remuer du coin des lèvres, d’une façon fort virile.

Il fallait maintenant descendre dans les pentes du nord. Ce n’était pas une petite affaire. La montagne versait brusquement vers des fonds pleins d’ombres par des terres éboulées qui avaient renversé des hêtres et accumulé des rochers.

— Pas plus difficile que chez nous, colonel, mais, qu’est-ce qu’il en dit, votre petit coiffeur ?

— Si j’avais voulu de grandes routes, il y en avait plein autour de Turin.

Giosué se conduisait fort bien. Son cheval était manifestement trop gros pour lui mais il était clair, non seulement qu’il l’avait choisi mais qu’il l’avait désiré (il l’avait même peut-être désiré plus gros). On comprenait le surnom de « petit coiffeur ». Cet homme sec qui ne contenait pas beaucoup de sang fignolait et semblait toujours proposer quelque chose de plus.

La vallée était si étroite qu’elle soufflait un froid de cave.

Après plus d’une heure de conflit d’amour-propre qui leur fit oublier complètement l’Autriche, ils arrivèrent dans des pentes moins scabreuses. Un chemin passait cent mètres plus bas, dans le fond. Ils dominaient une maison avec de grandes écuries. La cheminée fumait.

— Tu sais ce que c’est ? demanda Angélo.

— En temps normal c’était un relais.

La fumée sentait bon : le bois, la graisse brûlée.

— Surtout, pas de jaunets, dit Michelotti. Je te connais, tu as de mauvaises habitudes. Tu ne t’es jamais fait à l’idée que la guerre c’est ni vu ni connu je t’embrouille. Mais moi j’ai la dent et je veux savoir ce que c’est une indigestion. Il paraît que ça existe. Si tu payes, tu comptes. Je ne veux pas compter.

Il proposait d’entrer, sabre au clair.

« Il est vrai, se dit Angélo, que nous n’avons pas mis souvent sabre au clair. Pourquoi la faim ne serait-elle pas un noble prétexte ? »

Ils étaient en train, malgré tout, d’arranger une petite combinaison quand ils entendirent des bruits de roues : c’était une berline qui arrivait au pas ; quatre lanciers l’escortaient.

Les portières étaient fermées par des rideaux de cuir. Angélo remarqua des barres de bois entourées d’étoffes attachées entre les essieux pour soutenir les ressorts et empêcher les balancements de la voiture. Le cocher conduisait comme s’il était en train de porter le Saint-Sacrement.

— On doit trimbaler un bonnet fameusement gros.

Les lanciers cependant n’avaient pas l’air d’être « en service d’huiles ». L’un d’eux fumait même la pipe.

La berline s’arrêta devant l’auberge. Le maître de poste s’avança. Il parla à quelqu’un qui avait dû relever le rideau mais de l’autre côté de la voiture. On pouvait seulement voir que l’aubergiste avait ôté son bonnet et qu’il s’inclinait à différentes reprises. Le lancier qui fumait la pipe vint flatter l’encolure des chevaux de trait. Un autre lancier mit pied à terre et, tirant sa tête, s’en alla vers un petit bosquet de sureaux. Le cocher leva le nez et regarda les montagnes qui devaient lui paraître fort hautes. Une jeune fille à la grosse chevelure rousse s’encadra dans la porte de l’auberge et prit des poses. Un lancier s’approcha d’elle et, s’appuyant sur sa lance à l’étui, se pencha pour lui parler. Elle s’écarta pour laisser passer le patron qui portait une corbeille couverte d’un linge blanc. On plaça la corbeille sur le siège, à côté du cocher. L’aubergiste se retira à reculons, salua, remit son bonnet et rentra en emmenant la fille rousse. Les lanciers revinrent à leurs postes. Le cocher secoua les rênes mais resta soigneusement bride en main. Les chevaux reprirent le pas.

— Dommage qu’on ne puisse pas charger dans ce vallon étroit.

— Tu as besoin de charger pour quatre lanciers ? C’est la folie des grandeurs ! Il n’y a qu’à s’avancer, faire les gros yeux et prendre la corbeille.

— Je voudrais voir le gros bonnet.

— Qui t’empêche si tu le demandes poliment ?

— J’aimerais le demander dans un joli cadre. Tu ne connais pas un coin qui puisse nous faire honneur ?

— Il y en a des tas. Le plus chouette c’est là-haut.

Michelotti désigna un large évasement du profil de la montagne. C’était un col où passait la route.

Il fallut remonter dans les éboulis et faire un assez grand détour. Le col était en effet un joli petit champ de bataille.

« Lecca s’est lourdement trompé sur mon compte, se dit Angélo, mais c’est qu’il est aveuglé de politique, surtout depuis qu’il me pousse devant lui. Sans la corbeille dans laquelle il doit y avoir du jambon, je n’aurais jamais la fatuité qu’il faut pour commander une charge ; surtout au petit coiffeur qui me prend toujours pour un vrai colonel et, par conséquent, doit me rendre responsable des ordres que je donne et de ceux que je ne donne pas. Je ne veux soumettre personne à ma propre conception du bonheur. Ce n’est pas par sensiblerie : c’est que je refuse les idées désagréables ; or, j’en aurai si je fais tuer quelqu’un qui se croit obligé d’être de mon côté. Heureusement, il y a la corbeille et tout le monde, jusqu’à l’église, parle de pain quotidien. “Travaille ou tu crèveras de faim dans la rue.” Ces pentes d’herbes, ce soleil pourpre, cet air vif et même ces lanciers qui ont un joli costume avec beaucoup de dorures valent bien un lavoir à tripes où il faut patouiller dans de la bouse de vache. »

Le soleil avait un peu baissé. L’ombre creusait les échos. On entendait glapir un renard. Angélo s’aperçut qu’on continuait à entendre aussi ce canon qui tonnait au sommet d’une montagne.

Après une demi-heure d’attente pendant laquelle Angélo pensa aux Droits de l’homme et du citoyen, la berline apparut. Les lanciers ne manifestèrent aucune surprise devant les trois cavaliers qui occupaient ces hauteurs. Angélo s’avança au pas. Il avait imaginé une bataille rangée et même une sorte de Fontenoy. Il s’était dit aussi que le général, peut-être même le feld-maréchal qui occupait la berline, se mettrait sans doute à la portière, pistolet au poing. Angélo avait des raisons superbes. Voyant qu’on le prenait pour un paysan, un négociant, un bourgeois en balade, il enleva son cheval, tira son sabre et poussa un cri assez sauvage. Il regretta tout de suite ce cri mais il passait déjà au galop sous le nez des chevaux de trait, devant un cocher qui ouvrait une bouche énorme. Il volta le plus court possible pour revenir à la charge. Le petit coiffeur était entré dans le vif du sujet avec un sabre qui paraissait gigantesque et, en tout cas, jetait littéralement des éclairs. Un lancier désarçonné restait bien sagement étendu sur le pré, dans une pose un peu bizarre. Enfin, Angélo trouva de l’acier devant lui et, dans cet acier, un visage maigre, un rire ironique, une shapska qui agitait des galons et des plaques d’or.

« Il méprise ma veste de crosciati ; je suis de son avis : elle est ridicule. »

Il fut étonné d’avoir fait, sans y penser, ce qu’il fallait pour fendre ce visage en deux. Son adversaire tomba de cheval comme un sac de blé. De l’autre côté de la voiture, le combat était fini. Michelotti et Giosué, pied à terre, regardaient les morts et même les tripotaient. Angélo comprit vite « qu’ils ne faisaient pas les poches ».

Le cocher avait disparu ainsi que le quatrième lancier qui, paraît-il, en avait eu dans l’épaule. Angélo se demanda pourquoi on ne voyait pas le feld-maréchal. Les portières de cuir de la berline étaient restées baissées ; il alla en relever une. Il préparait une phrase piémontaise, c’est-à-dire ultra-Napoléon. Il vit de la soie violette : c’était une femme ! Il fut pris au dépourvu.

Elle était recroquevillée au fond de la voiture, les genoux au menton, mais elle tenait à la main un petit poignard. La main était fine et le poignard comme un bijou. Angélo en était encore à essayer de comprendre ce que pouvait bien faire cette femme élégante dans des quartiers militaires, quand il vit qu’elle était assise à côté d’un brancard sur lequel était étendu un jeune homme en uniforme doré.

Angélo essaya de la rassurer ; elle ne comprenait manifestement pas l’italien. Le jeune homme doré parla allemand de façon véhémente mais il n’avait pas beaucoup de forces et il laissa retomber sa tête sur les coussins.

— Nous avons attaqué un blessé, dit Angélo.

— Qu’est-ce que tu veux qu’on y fasse, Boniface ? dit Michelotti. On a de quoi bouffer, c’est l’essentiel. Tu cherches toujours des poux sur une tête de marbre.

La corbeille qui avait été chargée au relais contenait des poulets, du jambon, du pain, du vin, des terrines.

— Ne vous jetez pas sur la nourriture comme des goujats, dit Angélo. Montrons à cette femme qui est sûrement de la meilleure société que nous sommes gens d’honneur et que nous avons déjà vu des poulets.

— Toi, tu en sais trop, dit Michelotti. Moi, quand j’ai faim, fini de rire.

Il alla regarder le blessé.

— On a tapé dans le mille, dit-il. Tu as vu les croix qu’il a sur la poitrine ? Il en a de larges comme la main. Il lui manque une guibolle, mais c’est sûrement un gros bonnet.

— C’est à peine un fils d’archevêque, comme moi, dit Angélo. Les gros bonnets, on les tient sous cloche. Il y a belle lurette que Vienne ne confie plus la guerre à ses valseurs.

— Pas de ton avis. Depuis que le peuple casse des vitres dans les palais, les archiducs ont tendance à aller se faire confirmer aux avant-postes. Toi tu t’en fous, tu payes en argent sec ; moi, j’en tiens compte : je n’ai que ma peau. Pour les grands de la terre, j’ai le flair, c’en est un. Il est allé voir en tête ce que devenait la fameuse égalité et il a rencontré un canon qui avait la main lourde. On l’a, on le garde. À nous le pompon ! Tu as vu la petite dame ? Elle fait des yeux de merlan frit.

Angélo fit remarquer qu’on n’allait pas rester cent sept ans sur cette route, à côté de trois morts. Michelotti et Giosué traînèrent les cadavres dans les taillis. Le cocher et le lancier blessé allaient donner l’alerte, mais ils avaient du chemin à faire avant d’être à Rovereto.

Pendant qu’on attrapait les trois chevaux autrichiens qui n’avaient pas eu le temps de s’échauffer dans cette escarmouche rapide et ne s’étaient pas écartés bien loin, Angélo surveilla les prisonniers du coin de l’œil.

« Elle emportait son jeune et glorieux mari vers quelque retraite. Peut-être une sorte de “Brenta”, et dans les montagnes qu’on voit déjà d’ici, se disait-il. Escortée de quatre lanciers, elle pouvait se croire en sécurité. Comme elle tenait ferme son petit poignard quand je me suis approché ! »

Il pensa de nouveau au cri qu’il avait poussé avant d’attaquer.

« Il est vrai que ma fanfaronnade lui a facilité le mépris. On se bat bien autrement, à peine à quinze lieues d’ici et, même si on ne croit au bon droit de personne, il y a toujours de la vertu à se frotter à des canons (qui ont la main lourde, comme le dit Michelotti). Si on fait sa propre fanfare avec son gosier, cela peut alors passer, à la rigueur, pour de l’ironie, mais, en attaquant sur la grand-route une berline qui va au pas… »

Il imagina même qu’au moment où il chargeait, les lanciers fumaient la pipe.

« Tu ne crois plus à la liberté ? Bon. Mais le jeune homme blessé (surtout si c’est un archiduc) ne croyait certainement plus à son sang bleu bien avant de voir qu’en effet il était rouge. Il est allé cependant dans les endroits où l’on risque de perdre une jambe. Et il l’a perdue.

« Les femmes dont les cils font beaucoup d’ombre ont généralement l’âme fraîche. Celle-ci doit se figurer que tu es un de ces hommes nouveaux qui ont le bonheur de l’humanité à la bouche comme on y a le sourire commercial ; une sorte de Bondino, mais en plus bête, car Bondino ne pousse pas de cris extravagants et on peut avoir, sinon de l’estime pour lui, en tout cas peur de ce qu’il est. D’ailleurs, as-tu tellement envie qu’on ait une grande idée de toi ? Ne cherches-tu pas, au contraire, à te faire aimer à toute force, même d’estoc et de taille ? Et rien n’est plus bête que de dire : “Aimez-moi, j’en vaux la peine !”

— Tu attends que la mer bouille pour avoir des poissons cuits ? dit Michelotti. Nous avons les chevaux et tout le saint-frusquin ; filons.

Il connaissait au bas du col, côté Vicenze, un chemin qui montait sous bois jusqu’à des bergeries où du diable si on irait les chercher. Ni vu ni connu, je t’embrouille. Dépêchons-nous.

— C’est toi qui commandes ? demanda Angélo.

— Non, mais tu es là comme une poule qui a trouvé un couteau. On va avoir toute l’Autriche au cul dans cinq minutes.

— Tu t’expliqueras avec l’Autriche. Quand on prend, il faut avoir de quoi payer.

— Tu es beau ! J’achète à crédit, moi.

— Crédit est mort, tu ne savais pas ? Monte sur le siège et fais-moi tourner cette voiture le plus doucement possible. On va à ta bergerie, mais au pas.

Après plus d’une heure de montée, sous le couvert de gros hêtres, ils débouchèrent dans les landes entourées d’étoiles. La nuit tombait.

« Si j’étais auprès de cette femme, je serais court d’esprit et sans voix, se dit Angélo. On ne choisit pas son âme. Du moins, suis-je capable d’imposer cette marche au pas qui doit la satisfaire, puisqu’elle soulage son mari ? »

La bergerie où les avait conduits Michelotti était un long bâtiment de pierre grise dissimulé dans l’herbe, comme un lièvre. À l’intérieur, c’était seulement un vaste hangar d’un seul tenant, au sol de terre battue. Le suint des troupeaux avait goudronné les murs de pierres vives sur plus d’un mètre de hauteur. Elle engouffra facilement la berline et la troupe par sa large porte. Giosué ferma le vantail et enclencha les barres. Le silence sentait le gros rat, l’oiseau de proie et le silex. Les chevaux autrichiens éternuèrent.

Michelotti alluma une lanterne, détela et s’occupa des chevaux. Giosué trouva une resserre (d’où il tira, d’ailleurs, un vieux bât de mulet et des cornes de bélier qui avaient servi de poire à poudre) pleine de petit bois et même de bûches. Il fit un feu sur une pierre plate destinée à cet usage, au milieu de la bergerie.

Les portières de cuir de la berline étaient restées relevées. Angélo voyait une main pointue posée paisiblement sur de la soie violette. Enfin, cette main remua, la jeune femme se pencha en avant pour atteindre sans doute un bagage. Le reflet du feu mit un petit point de flamme dans son œil.

« Je ne les ai pas fouillés, se dit Angélo, et certainement je ne les fouillerai pas. Qu’elle prenne donc les pistolets qu’elle a sûrement dans cette boîte et qu’elle me tue. Ce sera une belle mort. Si elle arme son mari (qui est un homme bien), ils n’ont plus qu’à tirer sur Michelotti et Giosué qui sont loin de s’y attendre et prendront la poudre d’escampette. Cette femme est ensuite de taille à atteler les chevaux, monter sur le siège du cocher et ramener son mari au pas à travers la forêt, jusque chez elle, en dépit de tous les hors-la-loi du monde. »

Il tenait beaucoup à être tué par elle. Il se plaça convenablement et bien éclairé.

Elle n’avait mis la cassette sur ses genoux que pour y prendre une bougie. Angélo s’approcha avec un brandon et alluma la bougie. Le blessé avait l’air de souffrir.

— Puis-je vous être de quelque secours ? demanda Angélo.

De larges yeux le regardèrent, mais la bouche resta fermée (elle était bien dessinée et grande), le regard se détourna vers la cassette qui contenait des bandes de pansements, de la charpie et des fioles.

Angélo retourna à sa place.

« J’aurais dû l’aider, se disait-il, tout au moins tenir la bougie pour qu’elle ait ses deux mains libres. »

Mais il ne voyait pas comment il aurait pu le faire sans avoir l’air de s’imposer.

— Qu’est-ce qu’on fiche ? dit Michelotti. Est-ce qu’on mange encore un peu ?

« Je suis bien content d’avoir pensé à partager ma provision de cigares, se dit Angélo. Si je ne l’avais pas fait, et si je le faisais maintenant, ils croiraient que c’est pour leur passer la main dans le dos. Je n’ai pas besoin de cigares pour me faire obéir. »

— Mange si tu veux, dit-il, mais va manger dehors pendant que tu prends le premier tour de garde. Les patrouilles qui nous cherchent doivent être déjà parties. Je veux que tu te fourres bien dans la caboche ce que je vais te dire : si jamais ces patrouilles nous ridiculisent, mon premier coup de sabre sera pour toi, et pas de main morte. Préviens le petit coiffeur, il y en a autant pour lui. Tant qu’il n’était question que de liberté ou de Piémont, j’admettais qu’on rigole. Ici, c’est de nous qu’il s’agit.

Il donna des consignes très sévères.

— Ils ne vont pas nous chercher avec des lanternes, dit Michelotti, ne crois pas ça. Même en plein jour, il faut savoir où est cette bergerie pour la trouver. On peut passer à côté sans la voir. Ça m’est arrivé. Le lancier qui s’est échappé et le cocher ont dû raconter des histoires terribles et dire que nous étions au moins cent. On ne va pas mettre à nos trousses quatre ou cinq types, le nez en l’air. Ça va être des escouades et des compagnies, peut-être même des pelotons de lanciers à qui on aura bourré la caisse avec précisément des histoires de ridicule. Tu crois qu’à trois on est capable de livrer des batailles rangées ? L’essentiel c’est de s’en tirer.

— L’essentiel n’est pas de s’en tirer.

— Alors, permets-moi de te dire que là tu m’épates ! Ne t’inquiète pas, je vais ouvrir les yeux, les esgourdes et tout le bazar. Mais, à mon avis, écoute bien ce que je te dis : un peu de honte est vite passée.

La jeune femme avait réussi à coller la bougie sur le couvercle de la cassette. Elle parlait avec l’homme qui semblait soulagé. Leur conversation à mi-voix était comme un langage de pigeons.

Angélo fouillant dans la corbeille à victuailles trouva un poulet entier, une terrine encore fermée de son couvercle et un jambon qui, quoique entamé, l’avait été proprement. Les bouteilles de vin étaient intactes ; il en manquait peut-être deux à peine.

« Reconnaissons, se dit-il, que les solitudes de La Brenta, les rochers, les hêtres et l’air vif ont donné à Michelotti une solide épine dorsale. Un gentilhomme affamé n’aurait pas fait mieux. Il a pris juste le nécessaire. Et c’est bien. Tu ne peux pas exiger que les autres jouissent de la même façon que toi, ou alors, retourne chez Bondino. C’est là qu’on pense à tailler tout le monde sur le même patron. Mais si tu crois à la qualité, il y en a dans le fait qu’il ne s’est pas laissé aller à tout tripatouiller. Quant au petit coiffeur, il est venu ici pour sortir de son état et il en sort par la brèche, sans embrasser les genoux de personne. En somme, si nous devons nous conduire en hommes de bien, ce sera, je crois, facile. »

Il plia le poulet, la terrine, le jambon dans des serviettes propres ; il mit deux bouteilles de vin sous son bras et il alla porter à manger aux prisonniers.

La femme ne comprenait pas. L’homme fit un petit sourire. Il avait les yeux bleus ; le sourire creusa une fossette charmante à côté de ses favoris.

— Naturellement, dit Angélo à haute voix mais comme se parlant à lui-même, il me faudrait un plateau d’argent, des assiettes, des couverts et des verres mais, du diable si je vais aller fouiller dans vos coffres.

Il n’avait jamais vu une incompréhension aussi totale se peindre sur un visage humain. Cette femme le regardait comme une chatte aurait pu le regarder (une chatte inconnue). Elle éprouvait des sentiments, c’était clair, à des coups d’œil vers son mari, vers la vaste carcasse de la bergerie où les flammes remuaient l’ombre ; sa bouche, qui était belle, pourpre et dans de l’ambre à peine teinté (c’était une brune) frémissait imperceptiblement, mais il n’y avait aucun moyen d’entente avec ces sentiments.

Toutefois, elle se leva, descendit de la voiture, comme si Angélo n’existait pas (il s’était reculé d’ailleurs) et s’approcha du coffre.

« Si elle doit me poignarder, c’est le moment, se dit Angélo. Je lui tourne le dos. »

Il mit tout son plaisir à ne pas bouger. Il répondit au sourire du blessé.

« Quelle mort admirable ! » se disait-il. Il pensait à la petite main pointue.

Mais la jeune femme revint simplement avec de la vaisselle plate, des couverts et des gobelets.

Michelotti montait la garde convenablement. Il s’était établi dans un creux d’herbe, à vingt pas en avant de la porte d’entrée. Le clair d’étoiles était si pur qu’on voyait la crête de la forêt émerger des pentes de la montagne, à un quart de lieue de là.

— J’irai faire un petit tour là-bas tout à l’heure, dit-il, par acquit de conscience. À mon avis, ils sont loin de penser que nous avons charrié leur archiduc dans ces hauteurs avec armes et bagages. Ce n’est pas à la portée de tout le monde et tu as de la chance de m’avoir, surtout à l’allure que tu m’obligeais de garder. Je t’ai maudit. L’idée ne leur viendra que dans deux ou trois jours. Cette nuit, ils nous cherchent encore sur les routes. D’ailleurs, regarde : pour trouver la bergerie, il faut tomber le nez dessus. Certes, en farfouillant, ils trouveront, mais d’ici là l’eau passera sous les ponts.

Il avait un plan pour emporter le prisonnier jusque dans les lignes piémontaises. Il se réjouissait de la tête que ferait Lecca.

« Voilà en quoi nous différons, se disait Angélo. Il pense à l’avenir ; je n’y pense pas. Il a des désirs que le présent ne réalise jamais. »

Giosué s’était assis dans l’herbe, adossé au mur, et il fumait un petit cigare.

— Tu devrais dormir. Il faudra relever Michelotti tout à l’heure.

— Il fait trop beau. Ce serait bête d’en perdre.

Angélo rentra pour mettre du bois au feu.

« Les gens comme Michelotti, se dit-il, s’en prennent aux choses, jamais à eux ; ils n’ont de choix qu’entre la sujétion paisible et la sujétion agitée. Dès qu’ils découvrent cette vérité, ils en sont réduits à faire sentir leur pouvoir. Moi non plus, je n’avais jamais vu autant d’étoiles que cette nuit, ni plus brillantes. »

Le vent grondait comme la mer. Il tonnait même en s’engouffrant sous la toiture de lauzes. Au bout d’un moment, Angélo entendit dans ce tonnerre celui d’un gros canon. C’était sans doute la batterie qui avait déjà donné de la voix au sommet du mont Pastello. Elle tirait sans hâte ; ses arguments semblaient incontestables.

Angélo s’était fait un siège avec les selles. D’où il était, il voyait l’intérieur de la berline ; la jeune femme, son visage fermé, sa main pointue, le blessé qui s’était relevé sur ses coussins. Ils n’avaient pas soufflé la bougie collée sur le couvercle de la cassette. Ayant fini de manger, ils parlaient ; non pas d’une conversation suivie, mais quelques mots, des roucoulements plutôt que des mots.

« Eux aussi entendent le canon, se dit-il, et un canon qui a l’air de gagner. »

Il tira sa montre et frotta le boîtier sur le drap de sa culotte. Il regarda son reflet dans l’acier. Il avait un visage dévoré (le miroir convexe accentuait sa maigreur).

L’homme avait appuyé sa joue contre la cuisse couverte de soie violette de la jeune femme. Il prononça à différentes reprises, et d’un ton gentiment suppliant, un mot, toujours le même. Elle semblait prendre plaisir à refuser, à le faire attendre, enfin, elle sourit. Angélo détourna vivement le regard. Il se sentait brûlant de honte comme s’il venait de prendre quelque chose qui ne lui appartenait pas.

Quand il se hasarda à regarder de nouveau, la jeune femme chantait à mi-voix. Le blessé avait fermé les yeux.

« À l’âge où en France, par exemple, un jeune homme à l’âme pure peut consacrer du temps à dire qu’il aime autre chose que les couleurs de son drapeau sans être repris vertement par sa conscience, j’étais au prytanée de Turin, se disait Angélo, et j’y étais pour dissimuler ; j’apprenais de ceux que je voulais détruire le métier qui devait me permettre de les détruire. J’ai cru longtemps que la liberté était une conquête, et c’est un état. Je n’ai poursuivi qu’un lièvre, et d’après un principe naïf (mais commode), je me suis imaginé que ce lièvre au poing c’était le bonheur. Or, rien ne me donne plus de sensation que la mélancolie (comme à tous ceux qui se sont habitués à jouir surtout des bonheurs qu’ils n’ont pas). Cette chanson dont je ne comprends pas un traître mot parle certainement de forêts profondes où l’on est heureux. Quel charme doit avoir la mélancolie à deux ! »

Il s’aperçut que la jeune femme ne chantait plus depuis longtemps et qu’il écoutait des souvenirs. Bientôt, elle s’endormit. Il s’approcha à pas de loup, et il souilla la bougie qu’elle avait laissée allumée.

« S’il ne s’agit que de se procurer une femme avec tous ses accessoires et une élégance qui fasse honneur, se dit-il, je n’ai qu’à revenir à Bondino comme on revient à une redingote mal coupée mais qui tient chaud. Carlotta ne demandera pas mieux. J’aurai même un salon, et un salon qui sera “coté” quelle que soit l’issue de cette guerre. Je sais fort bien me servir d’amour-propre et le dégoût que m’inspireront d’Aché et consorts (que je n’aurais même pas besoin de dissimuler), me donnera une originalité séduisante. On me reconnaîtra le droit de serrer une main amie avant de m’endormir. Tellement amie, même, qu’elle tremblera à chaque trahison. Encore ne trahira-t-elle que pour la politique et je suis assuré par contrat d’une fidélité garantie. Si Carlotta perdait jamais le goût qu’elle a pour moi, on se chargerait de lui rappeler que c’est un devoir. Ils seront tellement contents de mon sommeil qu’ils ne lésineront pas sur les quelques gouttes d’opium que je réclamerai. Ils le feront plutôt venir de Chine !

« Mais aurai-je droit à l’essentiel s’il n’est pas dans des chairs aimables et un cœur disposé ? Le jour où il nous faudra de l’âme, que ferons-nous ? C’est alors que je regretterai la fille d’auberge qui a été si gentille pour moi à Milan. Elle ne cachait rien sous ses adjectifs : ils venaient tout naturellement ; ce n’est pas une femme à me préférer ma statue équestre. Elle sait que le marbre est froid. Mais suis-je aussi vivant qu’un brasseur ?

« J’ai relevé une portière de voiture et je me suis trouvé devant un poignard tout à fait légitime. Il s’en est fallu d’un rien pour que cette femme frappe ; et elle est de taille à trouver instinctivement une artère du premier coup. Je m’attendais à un feld-maréchal, j’ai eu mieux quand j’ai vu ses yeux. On dit dans ces cas-là qu’ils lancent des éclairs ; en vérité ils étaient glacés. Ils n’ont exprimé de chaleur que lorsqu’elle a rompu pour regarder celui qu’elle aime, ou plus exactement pour s’assurer qu’il était bien toujours là ; sous sa protection.

« C’est cette élégance que Carlotta n’aura jamais. Elle n’économisera pas les moyens, elle pensera qu’il y en a mille. Pour le reste, elle sera parfaite. Mais le reste, c’est la fille de Milan, et la fille de Milan a des avantages : je peux fumer au lit.

« On aura beau me tourner et me retourner sur le gril, je ne serai jamais comestible pour ces messieurs du gouvernement. Ils ignorent que six jours sur six je me moque de moi, et surtout quand j’ai cet air que Carlotta voudrait voir représenté en bronze sur toutes les places publiques du Piémont.

« On discute tout : ce qui revient à dire qu’il n’y a plus rien d’indiscutable et ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Les discussions font tellement florès qu’on vend des idées dans les rues. Le canon qui écrase le plateau de Rivoli n’est plus qu’une grosse caisse de charlatan. D’ici quelques années (le temps qu’on ait bien compris la valeur, pour la figure qu’on veut faire dans le monde, de quatre ou cinq mots de la famille de social) les frontières ne seront plus des fleuves ou des montagnes, elles passeront au milieu de toutes les tables de salles à manger et même entre les deux occupants des lits conjugaux. On va faire de la politique. Elle remplacera les moyens extrêmes qu’il fallait employer pour sortir de soi. Un tripier de Turin ne sera plus obligé de monter sur un grand cheval, il se gargarisera avec du social et il fleurera le patchouli. Plus de petits coiffeurs ; plus que de grands coiffeurs. Or, je suis très délicat sur le sens dans lequel on me brosse la tête !

« Si je n’ai pas de main amie à tenir dans la mienne au moment tragique du demi-sommeil, je vais aigrir. À moins de souffrir de mon absurdité (et de douleurs que mon tempérament rendra insupportables), il me faudra dépendre la carotte que je me suis pendue devant le nez. M’habituerai-je aux vastes horizons ? (Voilà d’ailleurs une réflexion qui déconcerterait Carlotta.) Ce qui me plaisait quand je les voyais de chaque côté de la carotte, c’est qu’ils semblaient constamment baignés par la lumière du matin. Non pas que j’aie peur des soleils mélancoliques (même en ce qui concerne la liberté du peuple) ni del cammino alto e silvestro, mais je me méfie de l’ironie. Or, je vais y être contraint.

« Tu crains la sécheresse du cœur ? se dit-il, eh bien, c’est facile. Dans deux mois tu peux être en France. »

Il se souvenait de moments où il aurait pu jouir d’un bonheur semblable à celui dont il était maintenant jaloux.

— Même quand tu es échauffé (tu l’étais évidemment quand tu as chargé la berline, après avoir poussé ce cri si ridicule), tu n’as jamais l’aspect tragique, tu as simplement l’œil rond. Quand tu as soulevé le rideau de cuir de la portière tu devais être plus joli à voir que le choléra. C’était facile de te présenter la pointe du poignard, plus facile que de tenir un pistolet d’arçon, d’ailleurs bourré d’une charge extravagante et de le braquer sur ces paysans doucereux à qui la contagion avait fait découvrir un art de vivre, et qui voulaient les bagues d’une femme courageuse, et mes bottes. Et elle a tiré. Elle avait même tiré quelques jours avant sur un corbeau habitué à manger du cadavre et qui, disait-elle, s’approchait de son corps comme un amant vainqueur.

« Il y a plus pour mon bonheur dans cette idée sur le corbeau que dans toutes les théories de M. Mazzini », se dit-il au bout d’un temps.

— Sais-tu ce qui s’est passé cette nuit ? dit Michelotti. On ne t’a plus vu dehors. Je parie que tu as dormi tranquille comme Baptiste. Je vais te dire ce que j’ai fait, moi : j’ai collé le petit coiffeur de garde devant la porte ; je lui ai tendu l’esprit vers trois ou quatre coins de la nuit et je suis allé faire un petit tour dans les bois jusqu’à un surplomb qui domine les fonds, vers Rovereto. Tout le mic-mac de Rivoli pète le feu en première. Ça n’est plus de la broderie anglaise : c’est du bon gros machin. Les carottes sont en train de cuire pour quelqu’un. Dans notre région, d’après ce que j’ai vu, ça défile continuellement vers en bas. L’Autriche doit déboucher comme une chiasse dans les plaines de Mantoue. À mon avis, nous en prenons un bon coup. Mais, tout compte fait, pour nous trois c’est cocagne. On verra après pour entrer dans la danse. L’important, c’est que le petit archiduc, poussière… Ils s’en foutent comme d’une guigne. On l’aurait couillonné par temps calme, ils nous flanquaient vingt patrouilles sur le paletot. Aujourd’hui, les mains libres, ils ont d’autres chats à fouetter. J’ai un plan. On part tout de suite. Je suis sûr de passer. On emmène les deux tourtereaux à Brescia, à la papa, comme un et un font deux.

— J’ai un autre plan, dit Angélo. On part tout de suite, en effet. Mais, quand nous serons de nouveau sur la route en bas, tu descendras du siège et cette gentille femme qui n’a pas froid aux yeux te remplacera. Nous allons lui donner un plaisir qu’elle est capable d’apprécier. Elle emmènera son mari où elle voudra, franc de port et d’emballage.

— Je t’ai toujours connu ivre mort, dit Michelotti, mais, là, tu fais verser la mesure. On ne s’est pas décarcassé pour des prunes…

Angélo se permit de blaguer le petit combat de la veille.

— Tu es peut-être un gros guerrier, dit Michelotti, mais il va falloir que tu le prouves si tu veux rendre la liberté à ta donzelle.

Et il tira son sabre.

« Qu’il est bête ! se dit Angélo. Il se sert d’un sabre comme d’un tue-mouche. C’est mon seul ami. Si je le désarme, il va m’en vouloir à mort. »

Il fit durer le combat, sérieux comme un pape, mettant toute son habileté à faire passer pour fines toutes les attaques grossières et même méchantes qu’il repoussait. Michelotti se fatigua le premier.

— Basta ! dit-il, tu as raison, mais avoue que nous sommes de bonne race ! Avoue aussi, sans rancune, que leurs trucs et leurs machins sur le peuple, c’est de la foutaise. Un type qui sait vaut toujours mieux que cent qui cherchent !

Michelotti fit descendre la berline à travers bois, très délicatement. Il parla aux chevaux avec une brutalité intelligente ; les bêtes mirent une sorte de point d’honneur à retenir à pleins reins la lourde voiture.

CHAPITRE XIII

Thurn passa la nuit dans un moulin à vent. Il écouta, sans fermer l’œil, les volées de ses gros obusiers qui descendaient sur Rivoli. Il se sentait vieux. Il respirait difficilement.

Dès que le jour pointa, il boutonna sa tunique et sortit. Ses médailles pesaient. Il s’impatienta avec ses boutons à l’aigle. Dehors, des cris, des crépitements lointains et le chant des alouettes se mêlaient. Ses officiers d’ordonnance lui tournèrent brusquement le dos pour agrafer leur col puis firent face et saluèrent.

« Pourquoi sont-ils rouges comme des tomates » se dit-il.

— Vous avez de drôles de têtes…

— Il fait chaud, Votre Excellence !

C’était ça, il faisait chaud. Voilà pourquoi il avait tant de peine à respirer.

Et l’aube n’apportait aucune fraîcheur.

Le lieutenant-maréchal n’aimait pas la nature. Il fit passer un regard indifférent sur les aubépines, les houx qui entouraient le tertre, sur la crête des forêts basses, sur le moutonnement bleu des montagnes du sud dans lesquelles on se battait.

Thurn s’assit sur un rouleau à blé. Un aide de camp déplia la carte et l’étendit à ses pieds. Des généraux sortaient des buissons. Thurn leur fit signe de se placer derrière lui.

— Ma canne !

Il posa le bout de la canne sur un point de la carte, puis il regarda le point réel à l’horizon. On lui tendit ses jumelles d’approche. Son silence interrogeait.

— Nissel n’est sûrement pas encore arrivé sur ses positions, Votre Excellence. Les fonds de vallons sont mauvais ; l’orage d’hier a rempli les torrents ; j’ai eu de la peine à passer et il a six canons. Par contre, Hohenbruck a engagé le combat au centre il y a dix minutes. On l’entend.

— Hohenbruck est un loustic, dit Thurn.

Il s’inquiéta de Zobel. Zobel touchait le Sanctum Sanctorum dans cette histoire. Il avait le sort de la journée entre les mains. Si Zobel s’enfonçait de trois centimètres seulement dans la gauche piémontaise, jusqu’à Vola par exemple, même sans prendre le village ; qu’il jette deux compagnies de chasseurs dans les vignobles… Thurn frappait à petits coups de canne sur la carte. Que les lanciers se tiennent prêts à exploiter le plus petit succès de Zobel.

— On ne peut pas encore déboucher du défilé d’Incanale, Votre Excellence.

— Pourquoi ?

— Les Piémontais ont abandonné les retranchements inférieurs mais ils se sont fortifiés sur les hauteurs où se trouve le monument de Napoléon. Le 4e régiment du Banat, un bataillon du régiment Louis et le 6e chasseurs tyroliens ont attaqué sans répit. Le Banat manque d’officiers.

— Où sont-ils ? dit Thurn.

Il avait vraiment posé la question et le silence se prolongea une minute.

— Bon, dit Thurn.

Il demanda son portefeuille. Il écrivit un ordre. Un sergent tenait l’encrier.

— Plus beaucoup d’encre, dans cette fiole, dit Thurn.

La voix était affectueuse ; le sous-off se rengorgea.

L’officier général continuait son rapport.

— Les troupes qui arrivent des Alpes encore couvertes de neige sont à bout de forces. Elles résistent mal à la chaleur. Elles marchent depuis cinq jours sous le soleil italien avec armes et bagages. Elles manquent de vivres. Les bêtes de somme n’ont pas pu suivre les colonnes. Il y a une demi-lieue de pentes abruptes avant d’aborder les retranchements d’Incanale.

— Oui, il fait très chaud, dit Thurn.

Il rappela l’estafette qui emportait le billet. Il barra lanciers et hussards, il écrivit soigneusement au-dessus des mots barrés : dragons, notamment ceux de la brigade Kerpa. Si possible sous les ordres du chef d’escadron Wurbna.

« Les lanciers sont trop légers, se dit-il, ils voltigent et je n’ai pas besoin d’escrime. Il me faut des tombereaux. Pas d’intelligence, du poids. Plus ma cavalerie sera lourde, mieux elle passera. »

Il demanda combien Zobel avait emmené de canons. Il n’en avait pas pris du tout.

« Il en fait une histoire hongroise, se dit Thurn. Il n’a pas digéré sa retraite d’avant-hier. »

Il revoyait Zobel se grattant les favoris avec ses longs doigts maigres. Il reprit ses lunettes d’approche. Le centre, noyé de fumée, était bien accroché. À droite, Nissel avait vraisemblablement atteint ses emplacements. On entendait quelques rumeurs. Il fallait écouter soigneusement pour les distinguer du chant des alouettes mais il semblait bien que c’étaient les bruits d’un engagement à l’arme blanche. Enfin, Thurn dressa l’oreille : la gauche venait de gronder.

Il se tourna vers les généraux, cherchant de l’œil le rapporteur.

— Vous m’avez bien dit qu’il n’avait pas emmené de canons ?

— Oui, Votre Excellence, mais les Piémontais en ont sur place.

Thurn sourit : la plaisanterie était bonne.

— À cheval ! Approchons-nous.

Plus il y réfléchissait, plus il était content d’avoir pensé aux dragons. « Pas besoin d’intelligence, se disait-il. Quoi de plus bête que la pomme qui est tombée sur le nez de Newton ! » Il aimait cet état-major muet. Doré mais muet. Difficile à composer mais réussi, à quoi avait beaucoup servi d’ailleurs l’ordre de porter le monocle. Il allait également réussir son coup dans cette bataille. Il guettait un ralentissement du feu vers le centre. Sans cette effroyable chaleur… Il eut plaisir à entrer dans l’ombre de la forêt.

Thun déboucha du bois vers dix heures. Il avait déjeuné sous le couvert, mais il y faisait une chaleur insupportable, sans un brin d’air et plein de mouches, surtout de minuscules, très agaçantes. Dès qu’il eut dépassé la lisière, il aperçut à cent mètres plus bas que lui, et à une demi-lieue environ, tout le plateau de Rivoli. Il ne s’y passait rien, ou, plus exactement, il ne s’y passait plus rien. L’air sentait encore la poudre.

À première vue, le plateau semblait couvert de morts et de morts blancs, c’est-à-dire portant la tunique blanche de l’infanterie de ligne et des grenadiers hongrois. À la réflexion, ces « morts blancs » étaient drôlement placés, quoique en vérité étendus sur la terre, et ils parlaient à haute voix en dialecte d’Innsbruck. L’air était si calme que les voix montaient comme la fumée d’une charbonnière.

C’était ce qui restait de la colonne Nissel. Elle avait pris le plateau de Rivoli.

— Allons, allons ! dit Thurn, pendant qu’il sciait la bouche de son cheval (le faisant valser et se comportant comme si, au contraire, il essayait de le contenir).

Les volontaires viennois, les chasseurs tyroliens et les grenadiers avaient escaladé les précipices abrupts et s’étaient jetés à la baïonnette sur l’ennemi. Les soldats, harassés, se reposaient, couchés dans l’herbe, sur les hauteurs qu’ils venaient de conquérir.

Nissel était éberlué d’une victoire somme toute assez rapide. Sa tête de colonne avait fait tout l’ouvrage avant même de recevoir des secours. Il avait surtout perdu son monde sous un feu violent pendant l’escalade. L’ennemi s’était retiré sur le village de Rivoli, sans opposer une plus longue résistance.

Thurn tira Nissel à l’écart, et même avec une familiarité assez flatteuse.

— Avez-vous du linge de rechange ?

— Oui, Votre Excellence.

— Pouvez-vous me prêter une chemise ?

— À vos ordres, Votre Excellence.

— Je sue comme un bœuf, dit Thurn, et… (il déboutonna sa tunique)… c’est très désagréable. Cela me donne des démangeaisons. Je perds mon temps à me gratter. Mon bagage est resté sur la route avec le convoi. Je n’ai pas pensé à en faire monter avec l’artillerie.

Thurn avait une épaisse toison de poils gris sur la poitrine.

— Pour si étrange que ce soit, dit-il, je tiens ce système pileux de ma mère. Elle était Battenberg, et on prétend qu’à l’époque où Marthe filait, un Battenberg a eu des bontés pour un ours. Un ours de Berne, d’ailleurs. La gloire d’un de mes grands-pères était sa barbe. Elle lui descendait aux genoux.

— Permettez, Votre Excellence !

Nissel lui frotta le dos avec un bouchon d’herbe.

— Cette herbe sent très bon, Nissel, qu’est-ce que c’est ?

— Je ne sais pas, Votre Excellence. En Italie, n’importe quelle herbe…

— Faites partir trois compagnies dans la direction de Spiazzi. Vous risquez de les prendre à revers. Qui aviez-vous en face ?

— Le 14e de ligne et probablement un bataillon toscan.

— Je ne comprends rien à ces gens-là, dit Thurn. Tant pis. En principe, la pointe vers Spiazzi devrait les inquiéter. Allez-y. Vous faciliterez toujours un peu le débouché d’Incanale. Le petit village, là-bas, était-il fortifié ?

— Oui, Votre Excellence. Ils l’ont défendu hier, aujourd’hui ils l’ont abandonné sans combat.

Thurn se demanda si cette facilité à l’aile droite ne cachait pas un piège. Il alla au village (c’était Zuanne) et il monta dans le clocher. On ne voyait pas grand-chose de là-haut, même à la jumelle d’approche : des taillis, le rebord du plateau et, au-delà, des vallons que la canonnade avait remplis de fumée.

Sous cette fumée, le 14e de ligne piémontais se retirait par les fonds avec armes et bagages vers le village de Rivoli. Il emportait des charrettes pleines de blessés barbus qui mettaient un point d’honneur à considérer leur sang comme une belle couleur de tableau.

Les hauteurs boisées qui formaient un amphithéâtre autour de Rivoli étaient couvertes de Piémontais en marche. Un escadron de hussards de Sardaigne, sabre au clair, attendait, massé sous les saules. On hissait des pièces de canon sur un tertre, à travers des térébinthes, à grand renfort de chevaux et d’artilleurs. Les casques dorés des dragons de Gênes dansaient dans la poussière. Des bataillons de carabiniers royaux rampaient en formation de combat au flanc des collines. La file indienne des bersagliers dont les plumes de coq luisaient au soleil serpentait sur les crêtes.

Un engagement subit déchira du drap sur la gauche et se mit tout de suite à en déchirer beaucoup. On entendait surtout la mousqueterie piémontaise reconnaissable à ses détonations retentissantes (elle employait une poudre nouvelle, venue de France). Le bataillon de carabiniers qui était le plus près de ce côté sembla se fondre en limaille et se répandit dans les taillis. Il se déployait en tirailleurs. Il fit étinceler des écailles d’argent : chaque soldat tirait sa baïonnette. Il devint bleu : c’est qu’il attaquait au pas de charge. Le pantalon d’uniforme se voyait mieux quand les soldats couraient. Le blanc des Croates émergea de la forêt. Les feux de peloton autrichiens craquèrent comme du bois sec.

Le général de Sonnaz venait d’arriver sur le champ de bataille avec le 16e de ligne. Il avait été asticoté par les avant-postes de Zobel pendant la petite heure où il avait prêté le flanc. C’était le risque du mouvement qu’il avait entrepris. L’alternative était simple : perdre une demi-journée ou se frotter à la droite de Thurn. Il connaissait Thurn ; il l’avait rencontré avant la guerre… non, avant l’insurrection car, si maintenant c’était enfin la guerre avec du grand air, des drapeaux, des trompettes, cette guerre avait commencé comme une bagarre de charretiers (c’est-à-dire bien mal). Il n’avait pas voulu s’en mêler. Il n’était entré à Milan que pour s’acheter des gants. (S’ils ont compris l’allusion, grand bien leur fasse !) Il avait connu Thurn avant la bagarre de charretiers, dans un salon ; de la duchesse, quoi ? Ou archi… avec des diplomates, Huebner, et des… où j’étais d’ailleurs en civil, comme simple gentilhomme piémontais. J’arrivais de Paris, habillé à la mode : redingote grise, certainement remarquable au milieu de ces uniformes chamarrés, crachats, décorations. Moi, rien : simple. On ne sait pas jusqu’où va se loger l’orgueil piémontais. Thurn, cette assurance autrichienne qui vient du poids… Plus un Autrichien est lourd, plus il est sûr de lui. (De Sonnaz était élancé, fin comme une feuille d’iris, moustaches légères, en longe de fouet, un peu flottantes.) Thurn, avec sa droite accrochée maintenant aux flancs de San Zeno di Monti. Devant laquelle j’ai défilé ce matin, moi en tête. Qui m’a tué quoi ? Deux cents hommes ? C’est le bout du monde. Quand les Piémontais veulent passer, ils passent. Tuez-en, si vous voulez.

Le 16e de ligne défilait dans la rue de Rivoli. De Sonnaz avait raison : ces hommes ne craignaient qu’une chose : « C’est de passer inaperçus », se dit-il. Piémontais de Coni : des montagnards secs comme des chênes ; un champ de bataille idéal pour eux. Il avait un autre avantage, ce champ de bataille, à en juger par les cimes que de Sonnaz voyait monter au-dessus des toits du village : il devait être entièrement étalé sous les yeux comme une scène de théâtre. De Sonnaz fit entrer doucement son cheval dans les rangs des soldats et marcha avec eux pour sortir de cette rue étroite et voir le paysage.

C’était magnifique. L’amphithéâtre avait une belle rondeur. On allait manœuvrer là-dessus comme sur un tableau noir de l’école de guerre. Au fond d’un chemin bordé de mûriers, la pointe d’avant-garde du 16e qui continuait à défiler gagnait ses emplacements de combat. Elle était en train de gravir les pentes. Les soldats ayant rompu la cadence entraient dans les taillis arme au poing.

— Contre quoi sommes-nous déjà engagés là-haut ?

— Des Croates, mon général, la valeur d’un bataillon. On essaye de voir s’ils sont soutenus.

C’était encore la droite de Thurn. De Sonnaz voyait très bien la manœuvre. Cette droite l’avait piqué de sa pointe pendant la marche depuis Castelnuovo. Elle devait alors avoir ses corps échelonnés en profondeur. Elle exécutait maintenant un mouvement de face à gauche pour se mettre en ligne contre sa propre gauche.

Il envoya une estafette aux lanciers de Novare. Il voulait en avoir deux escadrons sous la main. Il mit son cheval au trot pour gagner un tertre. Il demanda un cigare à ce petit aide de camp, noir comme un pruneau, qui avait de si jolis yeux. Il était nouveau. C’était le moment de se l’attacher.

Les lanciers de Novare donnèrent quelques coups de trompette, juste de quoi dire qu’ils étaient contents de bouger, par-dessus les crépitements de la fusillade et le roulement des caissons du 4e d’artillerie.

Ils arrivèrent par pelotons, débouchant de bosquets de cèdres, débordant la corne d’un bois de chênes verts, contournant des maisons, de petites vignes. Leur plaisir de se déplacer était visible jusque dans le scintillement des fers de lances.

De Sonnaz se paya le luxe de développer ses bataillons en échiquier. Il aimait l’organisation qui porte en elle-même la certitude. Le terrain montueux ne se prêtait peut-être pas très bien à ce développement qui a besoin de rythme (le rêve serait de le faire exécuter au pas cadencé) mais il ajoutait à la règle d’or une sorte de romanesque. Ce n’est pas pour rien que le passepoil de l’infanterie est amarante.

On se prenait sérieusement du bec avec les Croates, là-haut. La fusillade était serrée et, malgré la fumée qui couvrait la bataille, il était facile de se rendre compte qu’on cédait du terrain, pied à pied, mais le bois de chênes d’où était partie l’attaque semblait regorger d’uniformes blancs. Il en suintait de tous les côtés.

De Sonnaz ne voulait pas se battre sérieusement à gauche. Il y avait affaire avec la droite de Thurn, et, la droite de Thurn, je n’y toucherais pas, même avec des pincettes. Les prisonniers avaient dit qu’elle était commandée par Zobel et, avec Zobel, c’était tout de suite le carnage. Zobel est myope comme un taureau ; il fonce tête baissée sur tout ce qui bouge. On l’a mis simplement là pour me tuer du monde et faire courir mes bataillons de son côté.

De Sonnaz voulait pivoter d’un quart de cercle sur Rivoli pour bloquer les défilés vers Osteria del Dogana et Incanale où les uhlans qu’il savait être massés sur la route de Vérone n’osaient pas encore s’engager.

Il appela le petit noiraud (qui était d’ailleurs noiraud et joufflu).

— Monsieur, dit-il, allez reconnaître le ravin qui est derrière ces contreforts. S’il peut contenir un bataillon, envoyez-y le 3e. Il est là, en train de gagner de la hauteur. Cachez-le dans le ravin et expliquez-lui le mouvement.

Il allait laisser plier devant les Croates, jusqu’aux abords de cette lande roussie où les boulets avaient allumé l’herbe sèche. Là, l’ennemi présenterait son flanc ; le 3e se découvrirait alors, n’attaquerait pas (de Sonnaz souligna ces deux mots et se caressa les moustaches) n’attaquerait pas et monterait au pas de course vers le bois pour déborder complètement l’assaillant. Zobel était myope mais, quand les circonstances l’exigeaient, il mettait des lorgnons. On allait lui fournir l’occasion de les mettre.

— Laissez l’initiative aux commandants de compagnie. Vous serez soutenus par les lanciers que j’ai fait avancer.

« Il est bien, ce garçon », se dit-il.

Il le regarda galoper. Le jeune homme montait à la nouvelle mode. Ce n’était pas un officier de carrière, ni un « politique » : sans doute un fils de famille. Les familles, actuellement, misaient beaucoup sur les fils. Ce qui n’avait été, jusque-là, qu’une élégance de Corso, devenait moyen de parvenir.

Le 14e de ligne en retraite déboucha brusquement sur les crêtes du centre. Il tenait une lieue de large. Il poussait devant lui ses charrettes de blessés. Il devait être harcelé sur ses arrières. Il traînait une hargneuse fusillade. Il essaya de s’accrocher aux sommets pour donner le temps à son train sanitaire de gagner un abri. Il était durement secoué. On voyait flotter ses rangs. Enfin, il céda et s’écroula dans la pente. Les crêtes se couvrirent instantanément de blanc.

De Sonnaz aimait l’ennemi parce qu’il le comprenait à demi-mot.

« Ils vont s’installer, se dit-il, dès qu’ils sont sur une hauteur… »

En effet, les Autrichiens s’étaient arrêtés. Et « ils vont amener du canon ». Des batteries montées apparurent. Le 14e se reformait plus bas, à l’abri de haies et de taillis.

De Sonnaz appela un aide de camp.

— Allez dire au 16e qu’il va être pris à partie par l’artillerie. Qu’il ne bouge pas. Qu’il garde ses rangs, même s’il voit plier durement notre première ligne.

« Ce n’est pas un bataillon qu’il me faudrait dans le ravin, mais deux », se dit-il. Il appela un autre aide de camp.

— Comment s’appelle ce noiraud que j’ai fait partir ?

— Péretti, mon général, Orlando.

(« Ah ! le petit Péretti ! J’aurais dû m’en douter : c’est la tête coupée de sa mère. Pourquoi ne s’est-il pas présenté, cet idiot ? »)

— … allez le rejoindre. Aidez-le à ramasser le plus de monde possible. Prenez les sapeurs, les pionniers, la réserve des bersagliers. Même consigne que précédemment. Faites marcher les lanciers en direction de la grosse ferme rouge. Là, qu’ils attendent.

Il le rappela :

— Bornez-vous à transmettre les ordres. Laissez l’initiative aux commandants de compagnie.

Il partit lui-même au trot de parade vers un bosquet de saules dans lequel étaient rassemblés les tambours. Il prit un plaisir extrême à faire jouer son cheval. Il comprenait le général Bès qui ne pouvait réfléchir aux choses les plus simples que les jambes écartées comme s’il était en selle.

Il fit aligner les tambours. Des hourrahs partaient des lignes ennemies. Elles s’ébranlaient au pas et commençaient à descendre dans l’amphithéâtre ; les Croates, reformés en ligne, marchaient en poussant devant eux un liséré brillant de baïonnettes. Les batteries volantes dételées sur la crête se mirent à tirer.

Brave général Bès ! Il avait raison ! (De Sonnaz leva le bras.) On était bien, au-dessus d’un cheval, pour réfléchir. Il jeta un coup d’œil vers sa gauche. Les lanciers arrivaient à la ferme rouge. Une fusillade nourrie éclata devant lui : les premières lignes s’étaient abordées. Il baissa le bras. Les tambours se mirent à rouler en tonnerre. Le 6e corps d’armée piémontais se découvrit.

En plus du 14e en retraite, du 16e l’arme au pied, des carabiniers engagés à gauche, des bersagliers déployés en tirailleurs, des lanciers de Novare, des dragons de Gênes et des hussards, le 6e corps comprenait encore cinq mille hommes. Bataillons de la brigade de Savoie, Piémont-Royal, brigade de la reine, brigade d’Aoste, chasseurs à pied avaient été dissimulés jusque-là derrière des haies, des meules, des murs. Ils se dressèrent soudain avec des vivats.

Six pièces d’artillerie flanquaient Rivoli de chaque côté ; une batterie de montagne de quatre pièces était installée en avant, dans les lignes, sur une petite colline ronde, à côté d’un ermitage. Tous ces canons crachèrent à la fois.

De Sonnaz toucha son cheval de la botte et s’élança. Il entendait derrière lui le bruit de son état-major qui suivait. Il voyait s’ouvrir vers la droite les hussards au galop ; vers la gauche des dragons. La fumée des canons et de la mousquetade roulait dans le soleil ; les boulets couraient dans les champs comme des lapins.

À six heures du soir, les Autrichiens étaient repoussés et commençaient à fuir sur toute l’étendue du front. Zobel se retirait pas à pas, faisant passer son premier rang derrière le deuxième, et ainsi de suite. Le centre, crevé à différentes reprises par les assauts à la baïonnette du 16e de ligne et par les charges des hussards, avait été poursuivi jusqu’à San Martino.

La gauche, repliant ses Banatais sur ses Croates, ses Croates sur ses volontaires viennois, éberluée sous les coups de tout un Piémont hurlant et hérissé de plumes de coq, refluait en désordre dans les défilés étroits, son arrière talonné par les dragons de Gênes, les flancs harcelés par les Alpins d’Aoste accrochés dans les hauteurs.

On porta à de Sonnaz le corps d’un général hongrois sur un brancard. C’était, manches de tunique retroussées, col dégrafé, le cadavre d’un homme qui avait mis la main à la pâte. On le fouilla. Il s’appelait Matiss.

— Connais pas, dit de Sonnaz.

Il était inquiet pour son cheval. Celui du début de la bataille tué sous lui, il l’avait remplacé par le noir qu’il aimait beaucoup et celui-là avait reçu un éclat de bombe à la base de l’encolure. Il le faisait examiner par le vétérinaire.

— L’élévation de la base de l’encolure permet un jeu aisé des deux agents de force de la machine animale, disait l’homme de l’art. C’est le point capital de la remise en équilibre du cheval monté…

Ce qui revenait à dire qu’il fallait faire son seuil d’une bête si spirituelle. La nuit tombait. Les ténèbres n’arrangeaient jamais les choses. Il le savait, que « le cheval porte son cavalier, se soutient et livre ses forces avec son encolure ». Les lanternes de bivouac qui éclairaient l’écurie ne dissipaient pas les ombres ; au contraire.

À minuit, de Sonnaz reçut un pli de Charles-Albert : « Vous ne vous êtes heurtés qu’à l’avant-garde d’un corps d’armée de vingt-cinq mille hommes », disait le Roi. Il donnait l’ordre de battre en retraite.

« Vingt-cinq mille hommes, évidemment c’est beaucoup », se dit de Sonnaz. Il pouvait tenir à Rivoli contre des forces très supérieures, mais il n’avait que neuf mille hommes en comptant tout. Encore fallait-il les regrouper. Le jour se levait à quatre heures. « Partir sur la pointe des pieds, c’est facile à dire. On va essayer ; à condition de lever le camp tout de suite. » Il allait se retirer sur Peschiera. Il envoya des estafettes à tous les bataillons.

— Où est le petit Péretti ?

— Je ne sais pas, mon général.

Si le Roi était bien renseigné, il allait recevoir sur le râble les quatre brigades de Vohlgemuth et tout le premier corps d’armée du prince de Schwartzenberg. Le billet parlait aussi de cinq escadrons de lanciers. C’était un peu beaucoup. Et où l’Autriche avait-elle fourré ces piétons et ces cavaliers de tout ce temps-ci ? Il les croyait occupés avec Bava ou avec Bès. Est-ce que lui, de Sonnaz, était seul à faire la guerre ? Les autres généraux piémontais ne pouvaient-ils pas faire des heures supplémentaires ?

Le cadre de Rivoli était bien joli dans la nuit d’été. On éteignait les feux de bivouac ; les échos avaient pris des creux magnifiques ; ils répercutaient le mouvement des caissons, des escadrons, des bataillons sur un ton noble. Dommage de déblayer le terrain. On pouvait s’accrocher ici-dessus ad vitam aeternam. Évidemment, si les renseignements étaient bons, il valait mieux déguerpir, surtout si Nugent devait déboucher du Trentin avec toutes les troupes fraîches du Tyrol. Mais la sagesse, il faut l’expliquer (si on vous écoute) ; tandis que l’héroïsme frappe l’imagination ; il n’y a plus ensuite qu’à se promener tête haute dans les rues.

À la pointe du jour, au moment où de Sonnaz alignait ses troupes dans la plaine, le long de la route de Castelnuovo à Garde, un médecin-major à quatre galons ouvrait avec précaution la porte de la chambre de Nugent, Palazzo Malipiero à Rovereto.

— Je ne dors pas.

— Je suis navré, Votre Excellence, j’aurais cru que la thériaque, ou l’extrait de genièvre…

— Je souffre moins. La douleur est dans du coton, mais si je bouge… Il a fallu que j’appelle la sentinelle tout à l’heure. Ils se sont mis à trois pour me porter pisser.

— La sciatique, Votre Excellence…

— Est-ce qu’il n’y aurait pas dans mon cas… vous connaissez la maladie de ma fille ? La poitrine me fait très mal ; on dirait des coups de couteau. J’ai un goût de fer dans la bouche.

— L’électuaire, Votre Excellence. Quant à la poitrine, c’est classique ; les muscles intercostaux. Je sais qu’on prétend… l’esprit moderne, évidemment, mais nous sommes plus positifs.

Il ne restait qu’un peu d’état-major à Rovereto et des services qui organisaient les hôpitaux. La dernière brigade passée tout entière sous le commandement de Thurn avait été engagée à fond dans l’attaque de Rivoli. Les blessés arrivaient par charrettes.

La petite ville de montagne avait repris sa vie paisible. Nugent écouta pendant des heures le bourdonnement d’un frelon qui s’était pris les pattes dans le tulle de la fenêtre. La fièvre lui faisait désirer des quantités de soldats. Il se disait qu’il avait réussi son regroupement dans le Tyrol. C’était une mince consolation. Il entendait bien que les rues étaient vides.

Angélo, Michelotti et Giosué avaient traversé furtivement la route de Trente, à une lieue au nord de Rovereto, le soir de la bataille de Rivoli. Il avait fait beau tout le jour, même un peu chaud.

La vallée de l’Adige était déserte. Pas de paysans en vue. On devait être en train de tripoter des histoires qui n’étaient pas de leur goût. Ils allaient jusqu’à laisser les vergers chargés de pommes se débrouiller tout seuls.

Sans être tout à fait dupe de cette paix pleine d’oiseaux (rien n’imite mieux la paix que les abords immédiats d’une embuscade), c’était cocagne. Il n’y avait qu’à allonger le cou, prendre toutes les routes par le travers, sortir d’un bois pour entrer dans l’autre.

Il restait sûrement encore des Autrichiens dans certains coins. Et cependant, aucune garde au petit pont d’Isera. Ils passèrent sur la rive droite du fleuve. Ils contournèrent le village. Michelotti connaissait un maquignon. Une maison près des saules. S’il avait, je ne sais pas, moi, n’importe quoi, du pain surtout ; on aurait quatre ou cinq miches de pain…

— Il vaudrait mieux attendre la nuit, s’éloigner du fleuve, monter dans la montagne. De toute façon, il faut contourner le bout du lac.

Quant à Giosué, il pouvait se passer définitivement de pain, il « buvait du lait ». Contourner des lacs à cheval ! Et sur la montagne dans laquelle on lui proposait de monter, la nuit tombait… Elle devint très noire et les chemins mauvais. Mais, à part des bruits (et aucun ne pouvait faire penser à la guerre,) la nuit resta bien tranquillement dans son trou.

Au petit matin, ils aperçurent Torboli qui est en face de Riva. Mais, à moins de déborder largement ces deux petits bourgs par le nord, il n’y avait pas moyen de traverser, sans se faire remarquer, ce pays qui vivait gentiment. Les gens étaient dans les oliveraies et même sur le lac, dans des barques qui ne bougeaient pas, ou juste ce qu’il faut pour que la fraîcheur de l’air soit agréable. Des sabres pendus à des escogriffes barbus allaient sûrement réveiller la rumeur publique.

Ils étaient tous les trois indécis à l’orée d’un bois, en train de ruminer des réflexions désagréables (pas loin de se sentir ridicules devant ces laboureurs et surtout ces mariniers paresseux – qui chantaient d’ailleurs, et ils avaient bien raison), quand un homme en veston noir et s’abritant sous un en-tout-cas déboucha du taillis.

Le nouveau venu marqua à peine un temps d’arrêt ; il s’approcha sans paraître le moins du monde effrayé.

— Si tu n’avais pas la barbe…, dit-il à Michelotti. Mais non, si tu n’avais pas de barbe, tu ne serais quand même pas celui que j’ai cru, maintenant que je te vois.

Il expliqua qu’il s’agissait d’un jeune frère de sa femme qui avait pris parti, il y a trois mois. Au début, il venait coucher tous les soirs à la maison. Depuis qu’il faisait beau, on ne le voyait plus. Il devait être monté dans le Nord. Angélo fit remarquer que la bataille était dans le Sud.

— Évidemment, dit l’homme en s’épongeant le front.

Question de nourriture, il n’avait rien sur lui. Il allait passer la journée à un petit cassino qu’il avait de l’autre, côté du bois, voir quelques pieds de vigne en treille, s’occuper.

— C’est à deux pas. Venez. J’ai des poules. Il y aura bien des œufs. À moins qu’une poule ?…

Mais il fallait la faire cuire et il n’y avait ni pain, ni sel, quoique du sel, on aurait peut-être pu en trouver en fouillant dans les petites boîtes, sur la cheminée.

Ils préférèrent gober des œufs. Ils étaient pressés. Cette hâte inquiéta ; surtout cette modestie.

— J’ai donné la corde pour me pendre, dit l’homme. (Il était devenu blanc comme un linge.) Vous n’êtes pas des crosciati ?

Angélo le rassura.

— Nous sommes des Piémontais, dit-il.

Il était ému aux larmes par la grâce de cette vigne qui enlaçait le tronc d’un olivier. Il le montra.

— Je comprends tout, même l’orgueil, dit l’homme à qui les couleurs revenaient, mais je ne m’en sers plus. J’ai réussi à me marier, il y a quelques années, avec une fille qui aurait pu demander mieux. Elle n’avait qu’un mot à dire, je vendais toutes les terres que j’ai par ici et nous allions à la ville, vivre aux crochets d’un petit tyran, même peut-être aux crochets d’une idée ; car, vous le voyez bien, je ne suis pas paysan ; je le regrette, et il est plus difficile d’oublier qu’on a appris le latin que de l’apprendre. Moi aussi j’ai rêvé de saluer les rochers de Salamine et de baiser le sol sacré de Marathon. Au lieu de ce mot qui vous aurait donné un compagnon de plus, ma femme en a prononcé d’autres. Je me suis mis à aimer les ombrelles et à vivre de l’air du temps. Vous êtes trois. Seriez-vous plus heureux si nous étions quatre ?

Si leur point de direction était bien le sud, inutile d’aller faire le tour de Riva et de passer sur l’autre rive du lac. Cette rive-ci faisait aussi bien l’affaire et le chemin était plus court. « Vous pouvez marcher sans crainte jusqu’à Peschiera. On dit que les Piémontais ont leur gauche du côté de Garde. C’est à dix lieues. Vous y êtes ce soir. »

Au crépuscule, en effet, Angélo fut arrêté par un « Qui vive ! » Il était prononcé d’une voix décidée par un grand jeune homme maigre, en redingote d’alpaga, la poitrine barrée d’un large ruban aux nouvelles couleurs d’Italie. C’était la sentinelle d’un avant-poste du corps des étudiants lombards. Ils s’étaient battus la veille contre les Croates de Zobel. Ils avaient vieilli de vingt ans en dix heures et ils étaient en train de jouir de leur récente maturité… Ils tenaient un petit front derrière un ruisseau. Ils ne comprenaient pas pourquoi on avait reculé toute la nuit et encore moins les bruits qui leur étaient venus et d’après lesquels il faudrait encore reculer. Ils racontaient leur bataille qui était incontestablement une victoire. Ils avaient vu de leurs yeux Zobel en train de plier et même d’accuser leurs coups. Ils s’étaient mis volontairement sous les ordres de de Sonnaz parce qu’ils aimaient l’attitude de ce général maigre… Ils ne tarissaient d’ailleurs pas d’éloges sur la conduite de ce Piémontais qu’on avait vu partout sur le champ de bataille. On disait qu’il avait eu quatre chevaux tués sous lui ; qu’il était blessé à l’épaule ; qu’il n’en continuait pas moins à commander le corps d’armée. Sur ce dernier point, toutefois, l’opinion était divisée. On disait aussi que de Sonnaz était mort de sa blessure sur une charrette en descendant de Rivoli ; qu’on était passé sous les ordres du général Bès et qu’on reculait parce que Bès était trop gras pour cette guerre.

Le petit village d’Albisano que le ruisseau défendait regorgeait de ces jeunes civils en casquette d’université et qui restaient d’ailleurs groupés suivant les matières. Ils n’avaient d’uniforme que l’écharpe aux couleurs de l’Italie passée en sautoir par-dessus les ceintures et les courroies qui sanglaient les vestes, les redingotes, les rase-pets et même les blouses noires des étudiants de science de deuxième année. C’était aussi une extraordinaire collection de barbes.

Angélo remarqua parmi eux des hommes faits, et faits sans aucun doute par autre chose que par la bataille de la veille. Ces mentors n’étaient presque pas armés, tout au moins de façon apparente. « Ils doivent bien avoir des poches et quelque chose dedans mais ils ont appris à ne pas en faire état du premier coup. » Ces gentilshommes portaient aussi l’écharpe, mais avec désinvolture, sans l’étaler, et même roulée en ficelle.

— On n’a qu’à rester dans ce coin-là, dit Michelotti. Ils sont gentils. Un peu de cavalerie ne leur fera pas de mal. Si on m’avait dit qu’un jour je serais grand-père…

— Ils ont ton âge. Il y en a même qui sont plus vieux que toi.

— Oui, mais regarde l’œil.

Il était en effet mélancolique, même chez les casseurs d’assiettes.

— L’Italie est trop belle ; elle est en train de les faire cocus.

— C’est la vie, dit Giosué. Vive l’égoïsme !

Vers les trois heures du matin il y eut une alerte. Angélo sortit avec une douzaine d’étudiants qui mordaient déjà des cartouches. De gros nuages noirs passaient à toute vitesse devant la lune. Les sentinelles avaient vu de grosses barques bâchées dans les zones d’ombre sur le lac. En effet dans une éclaircie on les aperçut. Elles défilaient assez près du bord. La lune restant découverte, les bateliers s’aperçurent du remue-ménage et crièrent qu’ils portaient du ravitaillement à Peschiera.

Angélo ne rentra pas tout de suite et fuma un petit cigare. L’aube n’était pas loin ; il allait faire encore très chaud. Les hauteurs où marchait l’armée autrichienne étaient noires comme de l’encre.

Thurn avait défendu de faire des feux. Défendus la pipe et le cigare, mordicus. Il avait menacé du conseil de guerre sur-le-champ tout chef de bataillon qui… Il s’était payé le luxe d’un de ces éclats de colère dont il se reprenait vite, mais qui comptaient.

— … Je fais passer par les armes sur-le-champ.

Il insistait : « Sur-le-Champ ! »

— Je n’y comprends déjà rien avec ces gens qui se battent comme des lions et puis qui foutent le camp.

Il avançait pas à pas dans ce qu’il se refusait à appeler « le terrain conquis », exigeant l’ordre impeccable, l’alignement même. Et aligné sur lui qui marchait en première ligne au centre, à pied, comme tout le monde. Il accablait Zobel sur sa droite et Vohlgemuth, qui lui avait été dépêché de Vérone sur sa gauche, de piétons portant des ordres, toujours les mêmes, renouvelés tous les quarts d’heure, réclamant accusés de réception signés, dont il déchiffrait soigneusement les signatures, à la lueur de la lune, en ajustant ses besicles.

« Bataille de Lutzen, par les ailes, se disait-il. Moi, d’un côté, j’ai un lac, de l’autre Vohlgemuth qui ne m’aime pas. Napoléon a déjà enfoncé notre centre une fois, ici même. »

Il ne se rassurait qu’une minute après l’autre en voyant sortir des bois la poitrine blanche de ses bataillons, large de plus d’une lieue.

Il descendait dans l’amphithéâtre de Rivoli quand il fut alerté par une lueur qui montait sur sa gauche.

Il pensa tout de suite à une indiscipline de Vohlgemuth.

— L’aube, Votre Excellence.

Il eut envie de faire crever sous la schlague le jeune officier qui avait parlé. Il envia ensuite cet esprit libre qui pouvait reconnaître l’aube du premier coup.

Le jour lui apporta la paix. Il s’arrêta au village de Rivoli pour dormir. À trois heures de l’après-midi, il monta à cheval et alla voir Zobel.

— A-t-on reconnu les fontaines ? demanda-t-il avant de partir.

— Oui, Votre Excellence. Il y en a deux très abondantes. Elles suffisent pour la cavalerie et le train.

— Que l’infanterie remplisse ses bidons, dit Thurn. Les commandants seront responsables. Ils passeront en conseil de guerre si je trouve un bidon vide à mon retour.

L’air épais entassait des nuages de tous les côtés. Les montagnes elles-mêmes semblaient cloîtrées entre des murs d’orages.

Zobel était installé sur les crêtes qui dominaient le lac. Ses Croates dormaient, couchés en paquets sous les yeuses. C’était un petit homme. Il avait froncé les sourcils, un jour, dans sa jeunesse, pour des raisons personnelles ; il n’avait jamais plus quitté l’air renfrogné.

— As-tu pensé à l’eau ? dit Thurn.

— Oui, j’ai fait remplir les bidons.

Thurn se coucha dans l’herbe, à côté de Zobel. Ils étaient sur un belvédère. À une demi-lieue au-dessous se déroulait le mince ruban d’éteules et de vignes qui touchait le pied de la montagne, puis le lac s’étendait, de plomb, reflétant l’air noir. De l’autre côté, les montagnes de rochers bleus émergeaient des brumes de chaleur.

— Il fera chaud dans la plaine.

— On descend demain ?

— Je ne sais pas.

Thurn avait reçu des ordres de Radetzky à son réveil. On avait fait attendre l’aide de camp. Les gens qu’on voit en ouvrant les yeux après la sieste ne sont jamais beaux. Le maréchal allait sortir de Vérone.

— Classique, dit Zobel. C’est le truc au centre.

Thurn n’avait pas confiance dans le classique. On s’adressait à des gens nerveux. Zobel ne se souvenait pas d’avoir jamais rencontré de Sonnaz avant la guerre. Thurn parla d’un bal chez la comtesse d’Hubner.

— J’y étais, oui, dit Zobel.

— Un homme maigre qui revenait de Paris.

— Les Piémontais sont tous maigres et ils reviennent tous de Paris.

— Qui as-tu en face de toi ?

— Viens voir.

Zobel mena Thurn jusqu’à un endroit d’où l’on apercevait, en bas, un village au bord de l’eau. À la lunette, on distinguait les hommes qui l’occupaient.

— Des Lombards, des étudiants. Je ne les aime pas beaucoup, dit Zobel. Ils m’ont déjà fait mettre en colère.

Il faisait très chaud. Le noir de l’orage pesait plus que le soleil. Des mouvements agitaient le ciel, de plus en plus sombre à l’approche du crépuscule et sous les charges de nuages qui montaient de tout le tour de l’horizon. Des coups de vent secs soufflaient brusquement.

Une averse tomba au moment où Thurn remontait à cheval. Il galopa avec plaisir. Le cantonnement de Rivoli sentait l’excrément de pigeon. Il réclama une table, son portefeuille et de la bougie. Il se mit à rédiger les ordres avec grand soin, s’appliquant à écrire lisiblement, sans fioriture, sauf le paraphe en forme de couronne ducale : un tour de main qu’il avait acquis d’un calligraphe, appointé d’ailleurs. Quand il eut fini de rédiger, de parapher, de relire et de corriger, il s’aperçut que l’orage avait éclaté. Il faisait beaucoup de bruit. Les éclairs zébraient la nuit sans arrêt. La pluie était si épaisse qu’on entendait trembler les tuiles sur les toits.

Le tonnerre roulait dans Vérone. Avec ses rues bordées d’arcades et ses cages d’escaliers en colimaçon, la ville était un admirable instrument pour ce genre de musique. Radetzky, botté, casqué et sanglé attendait depuis une heure dans le vestibule du Palazzo Mafféi. On lui avait apporté un fauteuil. Il s’était bourré les oreilles de coton.

L’état-major qui l’entourait ouvrit ses rangs. C’était la petite Ardelinda, princesse Windischgrætz, la fille de son hôtesse, avec laquelle il jouait d’habitude au grand-père. Elle traînait un énorme parapluie de laquais. Il déboucha son oreille droite :

— Tu n’es pas encore couchée ?

La jugulaire qui lui serrait le menton changeait sa voix. L’enfant le regarda avec des yeux étonnés.

— Tu n’as pas peur ?

— J’ai peur que tu te mouilles, Excellence.

Il prit la petite fille sur ses genoux. Elle voulait garder son parapluie. Il plaça le parapluie entre ses jambes, à côté de son sabre. Il se reboucha l’oreille.

— Faites dire à la princesse Marie que l’enfant est ici.

La foudre tomba sur la colonne de la place aux Herbes. Elle roula comme une orange sur les dalles. À la lueur de l’éclair on vit plus d’un pied d’eau qui bouillonnait sur la place. La détonation du tonnerre ébranla le Palais et sembla gonfler le vestibule d’un souffle à écarter les murs. Une forte odeur de phosphore se répandit.

Radetzky se dressa. Il posa la petite fille par terre et il lui prit la main.

— Viens, dit-il, nous montons.

L’enfant traînait toujours son parapluie. L’état-major s’écarta en entrechoquant ses fourreaux de sabre pour les laisser passer. En entrant dans le salon du premier étage, Radetzky enleva les tampons de coton qui bouchaient ses oreilles.

La princesse Marie Windischgrætz était une petite femme rondelette, de complexion très rose. Ses vêtements de deuil lui allaient à ravir.

— Mauvais début, dit Radetzky.

— Au contraire, dit la princesse Marie, je le considère comme très bon.

— Donnez-m’en donc la raison, je vous prie.

— Dieu veut frapper nos ennemis de cécité. Ils ne nous attendent pas aujourd’hui.

— En effet, c’est une nuit à ne pas mettre un chien dehors, et j’y ai mis quarante mille hommes.

— Il tonne et il pleut pour les Piémontais aussi.

— C’est leur affaire. La mienne est de savoir comment vont se comporter demain matin des bataillons trempés jusqu’aux os et glacés jusqu’à la moelle. Vous n’avez jamais passé une nuit sous la pluie ? (Radetzky desserra sa jugulaire et enleva son casque.)

— Les femmes subissent d’autres épreuves. (Elle ne réussissait pas à paraître vraiment en deuil. Elle était trop rose ; sa gorge nue lui faisait un jabot trop vermeil ; un gros nœud de faille rayé noir et blanc épinglé sur sa tournure lui donnait l’allure d’une poule pharaonne.)

— J’ai rappelé Vohlgemuth, dit Radetzky qui débouclait son ceinturon et déboutonnait sa lourde capote de cavalier. Thurn se débrouillera. Il a maintenant un fleuve à sa gauche. Thurn préfère certainement un fleuve à Vohlgemuth. Mais Vohlgemuth marche depuis sept heures du soir sur Somma-Campagna avec trois brigades d’infanterie de la plus ordinaire, des gens de Vienne qui trouvent tout bêtement que « la pluie, ça mouille ». Le prince était hongrois ; vous êtes hongroise : vous voyez tout naturellement des harpes dans l’orage. À ce titre-là, les Piémontais sont aussi hongrois, Marie. Pourquoi riez-vous ?

— Ce sont vos harpes. Nous verrions des tympanons, non pas des harpes.

— Mais pour des Viennois qui comptent par centièmes de florin, la pluie – surtout quand elle fait du bruit comme ce soir – est un excellent prétexte pour prêter l’oreille aux idées modernes dans lesquelles il n’y a plus de tympanon, croyez-moi, sauf celui que font les pavés en volant dans les fenêtres. J’ai sept brigades, six escadrons, toute mon artillerie de campagne, deux corps d’armée en marche par cette nuit du diable. À mon âge, je vois les choses comme elles sont. Je viens de donner l’ordre d’arrêter tout le monde sur place. Mais c’est quoi, cette place sur laquelle tout le monde s’est arrêté par mon ordre ? Des champs gras où mon artillerie va s’enfoncer jusqu’aux moyeux. Des marécages où va s’embourber ma cavalerie.

— Vous savez que Dieu protège les causes justes.

— Je ne sais plus grand-chose dans cet ordre d’idée, Marie. N’ouvrez pas vos yeux ronds. Je sais tout ce que Dieu me donne et je l’en remercie. Je le prie et je l’aime. Mais je n’aurais pas beaucoup d’estime pour moi (et lui non plus sans doute) si, au lieu de jurer comme un païen, je me mettais à prier. Envoyez voir ce que devient le temps, je vous prie.

L’orage semblait s’être déplacé vers Peschiera. Malheureusement. On avait des nouvelles du prince de Schwarzenberg qui commandait avec Vohlgemuth. Il était arrêté sur la route de Castelnuovo.

— Ce n’est pas sa direction. Il marchait sur Custoza.

Il avait choisi cette route parce qu’elle était en levée au-dessus des champs. Les ruisseaux avaient débordé.

— Trop au nord d’une lieue.

Le colonel Wyts également avait réussi à envoyer un lancier. Wyts écrivait dans son papier que l’ordre d’arrêt l’avait touché sur ses emplacements d’arrivée et qu’il n’en bougeait pas.

— Amenez-moi le lancier.

Il était arrivé en mauvais état. On l’avait conduit à l’infirmerie.

— Que dit-il ?

— Qu’il pleut, Votre Excellence.

La réponse du lancier était bonne. Oui, il pleuvait.

La princesse Marie resta longtemps sans bouger. Le Maréchal s’était tassé dans son fauteuil. Il dormait.

Elle enleva ses souliers, alla entrouvrir la porte avec précaution, demanda de l’eau bouillante et de la poudre de café. Elle fit sa cuisine sur un coin de console. Elle aimait ces petits travaux ménagers.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda le Maréchal.

— Je fais du café.

Il s’était rendormi.

Il se réveilla brusquement. Il ne tonnait plus depuis à peu près un quart d’heure.

— Le jour se lève.

Le grondement continu, les convulsions des éclairs s’éloignaient dans le sud. Une large étendue de ciel vert s’ouvrait du côté de Venise.

Le Maréchal boutonna sa capote.

— Chaque fois que je mets mon casque je pense à mon père. Il avait le même geste que moi, mais lui c’était pour remettre le globe à la pendule.

Il serra sa jugulaire.

— Où est Ardelinda ?

— Mme Delobelle est venue la prendre pendant que vous parliez à l’officier, hier soir.

— Donnez-lui ce petit canif. Elle en avait envie. Méfiez-vous, la lame est très aiguisée.

Il monta à cheval et dicta les ordres d’attaque en marchant au pas dans les rues de Vérone.

En sortant de la Porta Pallio, on voyait qu’il allait faire beau. L’est était entièrement dégagé. L’orage s’éloignait du côté de Mantoue.

Charles-Albert galopait sur la route de Mantoue à Castiglione. Il était vêtu de noir, sans passepoil ni galon. On ne pouvait pas voir qu’il était le roi. Il pleuvait trop pour porter le bicorne à plumes. Il s’était coiffé du képi en cuir bouilli de l’artillerie sarde. Il n’avait pris que deux aides de camp. Il était sur le point de rejoindre l’arrière-garde du régiment de Savoie en marche forcée vers Somma-Campagna. C’était à peine l’aube.

Les soldats regardèrent passer cet artilleur maigre. Le ciel se dégageait du côté de Vérone. Ici, l’orage continuait à agiter les peupliers et à fracasser de grands morceaux de ténèbres.

Charles-Albert n’aimait pas les gens qui portaient ostensiblement la barbe (et l’œil fier, par conséquent). Il y voyait une manifestation de libéralisme. Il était toujours porté à rabattre le caquet à ceux qui, non seulement laissaient pousser le poil de leur menton, mais encore perdaient un temps infini à le faire tailler en forme de toupie, de fou d’échecs ou d’arbre à la française.

Il y avait trois mille six cents barbus courbés sous la pluie par rangs de quatre, sur cette route, avec trompettes et drapeaux, fusils, cartouchières, tambours.

Il leur cria : « Avanti ! Avanti ! Presto ! » en passant au galop. On l’envoya se faire foutre. L’infanterie n’allait pas se gêner pour un cavalier.

Par contre, il aimait cette verdeur de langage. Il suça ses moustaches avec plaisir.

Au carrefour de Castiglione, le général d’Aviernoz et l’état-major l’attendaient avec des chevaux frais. Le Roi entra à l’auberge et changea de tunique derrière un paravent. Celle qu’il endossa était également noire et sans galon ni décoration (à part quelques petites ganses de moire qui soutachaient les poches) mais elle était sèche. Il but du café.

Aviernoz était de Chambéry. Il fit son rapport. Il avait envoyé des bersagliers sur Monte-Piona, entre Sonna et Madona-del-Monte, pour reconnaître l’ennemi. Il allait rejoindre en personne ce détachement. Nous avons trois mille hommes dans cette position. Le général Broglia tenait les petites collines boisées et les vignobles, de Soma à Somma-Campagna avec dix mille hommes : des Toscans et des Piémontais. Les corps du côté de Mantoue remontaient par trois routes. On pouvait espérer les avoir sous la main dans deux heures. On n’avait pas de nouvelles de de Sonnaz. Les dernières reçues l’avant-veille au soir le donnaient comme occupant solidement la ligne Garde-Castelnuovo, devant Peschiera. On avait des difficultés d’intendance. Pas de pain depuis deux jours.

Pendant qu’Avernioz parlait, des hussards passèrent sur la route au grand trot. Quant aux positions mêmes de Soma et de Somma-Campagna, nous les tenons avec deux bataillons du régiment de Savoie, les volontaires parmesans, une compagnie de bersagliers avec une batterie de canons. À l’auberge du Bosco un autre bataillon du même régiment de Savoie, un régiment toscan, avec quelques canons de siège. Aoste-cavalerie pivote dans une région qu’il désigna sur la carte où il devait y avoir des difficultés de mouvements à cause de l’orage de la nuit. Les ruisseaux ont débordé. Il était monté sur le toit de l’auberge au lever du jour. On voyait luire des plans d’eau dans les champs. L’idéal serait que le mouvement d’Aoste-cavalerie soit terminé au plus tard dans une heure. Il était cinq heures du matin. Les escadrons seraient à ce moment-là face à la route de Villafranca.

Le Roi s’en alla à travers champs avec trois chasseurs d’escorte. Il montait un cheval noir tout à fait à son goût. L’orage reculait dans l’ouest. Il faisait déjà très chaud. La terre gorgée d’eau fumait.

On apercevait sur le sommet des collines une infinité de gens en mouvement. C’étaient des paysans qui quittaient le champ de bataille avec leurs charrettes et leurs veaux. Les préparatifs de cette fuite qui vida, au matin, les bourgs, les villages et les fermes sur l’étendue entière du front avaient agité toute la nuit le hameau d’Albisano, sous les hauteurs de Rivoli.

Angélo avait tenu compagnie à Michelotti dès les premiers tonnerres de l’orage. Il s’était assis dans la paille à son chevet. Il cherchait tous les moyens pour le rassurer. Il lui avait fait tâter son cœur sous son gilet. « Regarde, dit-il, comme il bat régulièrement. Amuse-toi à compter, tu verras. Si cette foudre qui fait tant de bruit, mais qui n’est rien, nous faisait courir le moindre risque il battrait la chamade.

— Ça n’est pas une indication, répondit Michelotti. Surtout ton cœur. Tu vis de défi ; moi non. Le cœur du petit coiffeur, peut-être… »

Il tâta le cœur de Giosué.

— Ah ! dit-il, c’est encore pire. Vous n’avez donc jamais mangé de soupe aux choux ?

Il ne trouva un peu de paix qu’en allant se coucher près de son cheval.

Angélo monta fumer un petit cigare avec les paysans. Il les trouva en train de faire leur baluchon. « Notre cousin qui habite Castelnuovo vient de faire cinq lieues ventre à terre pour nous prévenir, dirent-ils. Ils ont vu sous les éclairs beaucoup de cavaliers autrichiens immobiles dans les champs. Les vignes sont pleines de Croates ; la pluie fait luire leurs képis cirés. Il paraît que, plus bas, du côté de Somma-Campagna, c’est pareil. »

Dans les autres maisons, les chandelles mettaient des lueurs aux fenêtres. Les ombres faisaient beaucoup de gestes. Là-bas aussi on ficelait des matelas et on mettait les poules dans des paniers. La pluie tombait si raide que, par-dessus les grondements du tonnerre et des échos, on entendait crépiter l’eau du lac.

Angélo interrogea le cousin. Cette armée autrichienne, immobile sous l’orage, semblait vraie. Le dévouement du cousin s’expliquait aussi : il avait ici une vache qui lui appartenait. On fit monter la vache et on entassa les paquets sur une grosse barge. Chaque lueur de foudre éclairait d’autres barques sans voile qu’on chargeait.

À la pointe de l’aube, on entendait encore la vache meugler au large, mais les embarcations étaient cachées sous le brouillard des eaux. La fenêtre à laquelle Angélo guettait donnait sur les potagers en terrasse et les oliveraies qui escaladaient la montagne.

— Tu as vu les nouvelles cartouches ? dit Michelotti. C’est bien commode. On les fait venir de France. En payant, bien entendu. Qu’est-ce que tu regardes ?

Angélo lui montra des uniformes blancs qui apparaissaient dans les taillis, au-dessus des oliviers.

— Les Hongrois.

Les maisons du hameau étaient devenues singulièrement silencieuses. La fenêtre était assez grande pour laisser pointer les trois fusils.

— J’aimais bien l’ancienne méthode, dit Giosué. Je m’occupais moi-même de la charge ; j’étais sûr de mon coup. Maintenant, qui me dit que ça ne va pas foirer ?

Les Hongrois étaient hors de portée. Il y en avait partout dans le bois ; ce n’était pas une patrouille. D’ailleurs, ils traînaient du matériel, notamment un petit mortier sur affût.

— Venez ! Venez, mes agneaux, dit Michelotti, approchez-vous, on a des dragées. Tu crois que la cartouche française est capable de leur en expédier là-bas ?

— Risque pas, dit Giosué. C’est un truc à la mode, comme la machine à coudre. C’est fait pour bâcler, pour aller vite, mais pas pour le plaisir. Dans cent ans, quand on aura perdu le goût de s’amuser, je dis pas, mais, maintenant qu’on l’a encore, ne te fie pas à ces saloperies.

Angélo était content du silence. On voyait des fusils dépasser des fenêtres de la maison en face. Ces étudiants se comportaient avec un sang-froid de chevronnés.

— Il y en a plus de la moitié qui ont foutu le camp cette nuit, dit Giosué. Ils se sont même battus pour voler des barques.

Brusquement, les tirailleurs hongrois sautèrent très vite de terrasse en terrasse et se couchèrent dans l’herbe. Aussitôt, la fusillade éclata de part et d’autre. Le petit mortier ne tirait pas à biscaïens, comme Angélo l’avait cru ; il crachait des sortes de pots à feu dont les premiers s’écrasèrent dans la rue et qui répandaient des matières grasses incandescentes ; d’autres vinrent frapper les murailles ; enfin, quelques-uns commencèrent à tomber sur les toits.

— On va griller comme des rats.

— Détache les chevaux ! Ouvre la porte de l’écurie, ils se sauveront tout seuls.

Angélo sauta par la lucarne de l’écurie et s’abrita derrière les murs d’une soue.

Toute la montagne était couverte de Hongrois. Les feux d’une dizaine de petits mortiers se concentraient sur le village. À droite, des tirailleurs ennemis étaient déjà dans la plaine et se formaient en compagnies.

Michelotti et Giosué apportèrent des sacs de cartouches. Plusieurs maisons flambaient dans Albisano. De petits groupes d’étudiants vinrent se réfugier contre la soue à cochons qui avait des murs fort trapus et ressemblait à un petit fortin.

— Nous allons être tournés, dit Angélo, il faut courir aux vignes.

Cette retraite fut saluée d’une volée de balles mais l’ennemi ne s’était pas encore engagé dans le village et il tirait de loin.

La position dans la vigne était meilleure : assez reculée en tout cas pour ne pas être dépassée par les Hongrois qui avaient pris pied dans la plaine. Cette compagnie se battait d’ailleurs de près avec une troupe de petits soldats noirs qui protégeaient des artilleurs poussant à la roue une pièce de campagne.

Sous la fumée qui sortait des granges où les pots à feu avaient enflammé de la vieille paille, le restant de la garnison d’Albisano sauta dans le vignoble. Il y avait quelques officiers qui agitaient des épées à gland d’or.

Angélo s’était embusqué au pied d’un petit orme. Il tirait sur les Hongrois qui menaçaient la pièce de canon… Il vit Giosué qui se baladait entre les vignes comme dans un palais. Il lui cria :

— Ne faites pas l’andouille !

« J’aurais dû le tutoyer », se dit-il. Il s’aperçut alors que le vacarme était assourdissant et qu’il devait y avoir sur la droite un engagement important où étaient mêlées plusieurs pièces d’artillerie.

Soudain il lui sembla que l’orme derrière lequel il s’abritait était frappé de la grêle ; les balles s’abattaient dans ses branches, hachant son bois, son feuillage et celui des vignes qu’il soutenait. Les Hongrois arrivaient au pas de charge. Ils paraissaient énormes et ouvraient des bouches comme des fours. Mais, pris dans la fusillade, ils furent arrêtés à vingt pas de la lisière du vignoble. Ils se couchèrent, ils se retirèrent enfin en rampant, puis en courant, laissant l’éteule jonchée de morts et de blessés.

« Combien sommes-nous ? » se dit Angélo. Il se demandait aussi où se trouvait Michelotti. Il ne voyait devant lui que trois étudiants qui avaient perdu leurs casquettes. Il sauta à côté d’eux. Ces trois-là étaient très contents de la façon dont on venait de repousser la charge des Hongrois, mais ils n’avaient plus beaucoup de munitions. Ils mettaient baïonnette au canon.

Les mortiers commencèrent à cracher à mitraille. Angélo bomba le dos derrière une souche de saule. Il trouvait très bête ces morceaux de fonte qui volaient au hasard en coupant de tous les côtés ces ceps de vigne gros comme le bras. Il appela les étudiants et leur fit signe qu’il fallait décamper.

De l’autre côté du vignoble, les éteules s’ajoutant aux éteules composaient une plaine d’une demi-lieue de large, jusqu’à des collines petites et monotones couvertes du mouvement et des fumées d’engagements très vifs. Ce qui restait du bataillon d’étudiants lombards essayait de traverser le découvert par petits groupes. Ils étaient aux prises avec la cavalerie.

— Ne courez pas, dit Angélo à ses compagnons. Contre des cavaliers, vous n’avez aucune chance. Il faut tenir de pied ferme s’ils nous chargent. Tirez dans le cheval à demi-portée. C’est infaillible…

— Vous êtes soldat de métier ? lui demanda le petit blond.

— Non, c’est la première fois que je me bats, mais j’ai été hussard.

On voyait d’ailleurs les dragons de Wurmser faire des prisonniers et massacrer. Ils galopaient à cinquante ou soixante pas les uns des autres ; ils essayaient de renfermer dans un cercle tout ce qu’ils pouvaient de fuyards. Quand le nombre en valait la peine, ils les désarmaient et un seul dragon les conduisait prisonniers, mais lorsque les fantassins se laissaient prendre isolément, ils les tuaient pour ne pas être retardés.

Tout à coup, la petite troupe fut chargée par six cavaliers, sabre au clair. Angélo mit genou en terre pour bien montrer qu’il n’allait pas prendre la fuite.

« Ici au moins il ne s’agit plus d’accident comme tout à l’heure avec ces morceaux de fonte », se dit-il. Il fut assez heureux pour blesser le cheval à l’encolure et tuer l’homme de la première balle. Le dragon s’écroula de façon très spectaculaire, dressant les bras au ciel et jetant son sabre. Un autre dragon atteint dans le dos au moment où il voltait, vida les arçons en poussant un cri très perçant. Les autres prirent le large.

Mais il n’y avait plus qu’un étudiant à côté d’Angélo. Les deux autres, le petit blond et un grand, avaient pris la poudre d’escampette. Ils détalaient chacun de son côté. Le petit blond fut tout de suite pris en chasse et sabré ; le grand fit front, tira son coup de fusil et abattit un dragon qu’il acheva à la baïonnette. Il rejoignit Angélo et l’autre étudiant en courant.

— Vous l’avez échappé belle, dit Angélo. Je vous avais prévenu. Je sais qu’un cavalier est effrayant quand il vous tombe dessus au galop, mais, croyez-moi, c’est simplement un homme et, remarquez-le, quand ils chargent, ils poussent tous des cris. Ce n’est pas qu’ils soient féroces : c’est qu’ils ont peur, comme vous. Mais votre copain…

Il était mort, à moitié décapité et les mains hachées.

— Il faut prendre ses cartouches, dit Angélo, on n’en a plus guère. Et même son fusil, ça peut nous tirer d’affaire.

Il alla ramasser le sabre du dragon qu’il avait tué. Les deux étudiants ne le quittaient pas d’une semelle. Il passa le sabre nu dans sa ceinture. Depuis qu’il avait bombé le dos sous la mitraille, il avait envie d’une arme blanche.

Les dragons de Wurmser (« deux pelotons tout au plus », se dit Angélo) étaient loin d’avoir ramassé ou dispersé tout le bataillon lombard. Ils avaient profité au début de l’avantage des cris et des galops. Mais deux compagnies s’étaient regroupées et marchaient en carré.

— Rejoignons ces gens raisonnables.

Ils étaient à l’autre bout de la plaine et ils ne les rejoignirent qu’au moment où le carré, reformé en colonne, montait à la colline. Angélo chercha Giosué et Michelotti dans cette troupe. Ils n’y étaient pas mais il y avait de tout : des bersagliers, des chasseurs, même des hussards démontés et des artilleurs.

Angélo se mit à marcher à côté d’un gros soldat du train en houseaux. Il lui demanda ce qui s’était passé. L’autre lui dit qu’il n’en savait rien, qu’il était en convoi sur la route de Castelnuovo quand la cavalerie autrichienne les avait enveloppés. Ils avaient fait le coup de feu entre les roues des fourgons. Pour toute arme maintenant, il avait un fouet. Angélo lui offrit un des deux fusils qu’il portait. Le soldat du train le regarda d’un drôle d’air.

Tous les détachements avaient traversé la petite plaine sur laquelle il ne restait plus que des morts et des blessés en uniforme rouge ou noir, des chevaux nus qui galopaient au hasard. On se battait dans le lointain, aux abords d’une petite ville, noyée de fumée de canon.

Des engagements de cavalerie agitaient des cris de trompettes et des étincellements de sabres à travers des rangées d’arbres et au-dessus des feuillages des vignes. Le ciel était entièrement dégagé ; il faisait très chaud. Presque tous les soldats avaient mis leur mouchoir sous leur képi en guise de couvre-nuque.

Angélo comprit le ridicule qu’il y avait à porter deux fusils parmi ces gens qui, en définitive, foutaient le camp, quoique en bon ordre. La colline était plus abrupte qu’il ne paraissait de loin ; les petits cailloux ronds de ses pentes glissaient sous le fer des bottes, cette troupe suante et en gros drap décuplait la chaleur, et surtout il avait soif et il sentait la fatigue.

— Vous êtes de Castelnuovo ? lui dit un hussard qui avait déboutonné son dolman et sa chemise, et montrait un beau coussin de poils noirs sur lequel brillait une médaille de la Vierge. Je vous demande ça parce que j’y étais cantonné la semaine dernière.

Ce soldat le prenait ou faisait semblant de le prendre pour un bourgeois à qui il est facile de soutirer du quibus avec des craques. Il déclara carrément qu’il avait soif, qu’un jour comme aujourd’hui tout se paye : bref, que, dans des vêtements civils, il devait être facile de trouver une petite piécette. Il vit le sabre passé dans la ceinture et il ajouta :

— Méfiez-vous, ça coupe. Si les kaiserlicks vous prennent avec ça, ils vous aligneront contre un mur…

— Non, dit Angélo, je ne suis pas de Castelnuovo, et je fais une petite promenade de santé parce qu’il fait beau et que le pays me plaît. Je n’ai pas un sou mais je vais te donner des débris de cigare : chique-les, ça enlève la soif. C’est ce que je fais.

— J’étais justement en train de remarquer que vous portiez le bancal comme quelqu’un du bâtiment, dit le hussard, mais qui ne risque rien n’a rien.

Il avait chargé trois fois au cours de la matinée. D’abord sur la route de Castelnuovo à San Ambrogio pour dégager des pièces de campagne. Les dragons autrichiens les avaient pris de flanc ; ils n’avaient pas pu résister longtemps. Ils étaient réduits à neuf cents hommes. Une bonne partie de ceux-là avaient été taillés en pièces. Ils s’étaient regroupés avec le restant sous les ordres de « cul de singe », maréchal des logis : c’est un Monsieur de… laid comme un pou, mais un type ! Et qui sait ce que parler veut dire. Après ça, on n’a pas cessé de démarrer. On a volé dans les plumes des chasseurs de Carinthie. C’était du côté de Somma-Campagna. On avait fait face à droite. Notre infanterie a pris sur les doigts de ce côté-là. Face à droite, face à gauche, bref, ça a mal fini. Il paraît maintenant qu’il faut aller à Peschiera.

De l’autre côté de la colline ils trouvèrent un village entièrement submergé de soldats : fantassins, cavaliers et fourgons mêlés essayaient tous à la fois d’y entrer et d’en sortir.

— Est-ce que vous avez très envie d’aller jouer des coudes dans ce pain cuit ? dit le hussard.

— Non, dit Angélo, mais j’ai très envie de tirer mon coup, ça me fait passer sur beaucoup de choses.

— D’accord. J’aime aussi l’Autriche pour en manger. On m’a dit d’aller à Peschiera, j’y vais. Mais pour y aller, j’ai peut-être pas besoin de coller mon nez dans les fesses d’un type baptisé sergent. On n’a qu’à prendre par la tangente. Vous avez deux flingues ; passez-m’en un. On est bien de taille à se faire respecter, même par des lanciers.

Ils quittèrent la colonne et firent le tour du village. Ils marchèrent à flanc de colline en s’efforçant de s’éloigner du lac sur le rivage duquel les villages brûlaient. Une canonnière prenait à partie les garnisons des petits ports de pêche. Le canon de Peschiera la bombardait à boulets rouges. Elle s’approchait en bourdonnant comme un taon, crachait des salves et fuyait escortée de jets d’eau. Sur la chaussée, au bord du lac, plusieurs pelotons de dragons rouges tournoyaient dans les feux croisés.

Au bout d’une heure, ils avaient perdu le lac de vue. Ils étaient à une lieue d’un bourg bien épais vers lequel se traînait un régiment d’infanterie.

Angélo et le hussard mouraient de soif. Il devait être midi. Le soleil était d’une lourdeur insupportable ; la pierre des collines brûlait. Il s’était établi une sorte de silence dans lequel retentissaient le piétinement de la troupe en marche, le crépitement des buissons où des boulets avaient mis le feu et le ronflement des gerbiers en flammes. L’air était épaissi de poussières et de fumées.

— C’est le moment d’agiter nos guibolles si on veut pas se mettre la ceinture pour boire.

Ils arrivèrent les premiers, mais le bourg était déjà plein de soldats qui assiégeaient les fontaines. Des cavaliers poussaient dans la cohue des chevaux exaspérés. Tout le monde faisait le coup de poing.

« Je ne vais certainement pas me colleter, se dit Angélo. Si je me fourre dans cette salade et qu’on me débraille, je tirerai mon sabre. »

La fatigue, la soif et le jus de sa chique le soûlaient. Il remarqua toutefois que ces soldats batailleurs étaient sans armes. Il racla ses fonds de poches : il ne lui restait plus beaucoup de débris de cigares.

Le hussard ne faisait pas la petite bouche. Il avait déjà perdu son casque mais il approchait du bassin.

« Il faut que je trouve des gens qui… », se dit Angélo. Il pensait à l’Arioste.

Il sortit du bourg et le soleil l’aveugla. Il renouvela sa chique. Il se coucha dans l’ombre d’un saule. Au ras de ses pieds passaient les prolonges, les fourgons, les piétons d’un mouvement de troupes en direction de Peschiera.

Il se demanda où étaient Michelotti et Giuseppe. Il dormit un temps inappréciable avant de s’apercevoir qu’il voulait dire en son cœur Giosué et non Giuseppe.

Une voix le réveilla. « Vous m’avez faussé compagnie. » C’était le hussard ; il n’avait plus de dolman, plus de fusil et il était coiffé d’un casque du train des équipages. Il s’était brossé pour boire. Il avait juste pu plonger sa tête dans le bassin, avaler une gorgée puante, merde ! Il avait encore bien plus soif qu’avant.

— On en dit de belles ! Le général d’Aviernoz, eh bien, tué, mon vieux ! Il tenait Soma et dur. Il avait fait des tranchées tout autour, des bastions. Là-dedans il était comme un coq en pâte. Il te démolissait des Tyroliens et des Hongrois en veux-tu en voilà. Les autres ont mis des mouchoirs au bout des fusils. Ils ont crié : « Vive l’Italie ! » Cette andouille a cru qu’ils voulaient déserter. Il a fait cesser le feu. Un capitaine tyrolien est venu lui serrer la main et en même temps on te lui a flanqué deux coups de baïonnette dans le ventre. Ils ont pris Soma. Ils ont pris Somma-Campagna, Villafranca. Il y a des uhlans partout.

Cette perte de conscience à l’ombre avait requinqué Angélo ; il trouvait de nouveau du goût à sa chique. Il revoyait sans déplaisir ce hussard qui manifestement tirait des carottes à la guerre.

— Si on était malin, disait l’autre, mais voilà : est-ce qu’on est malin ?…

— Ne comptez pas sur moi pour la malice, dit Angélo, je suis civil, vous le voyez. Je peux foutre le camp sans rendre de comptes à personne. Si je reste, c’est donc que ça me fait plaisir. Je n’aime pas mettre la clef sous la porte.

— D’abord, ça dépend des portes, dit le hussard. Ensuite, je me demande quel mal il y aurait à me faire véhiculer par les fourgons jusqu’à Peschiera. Ça ne veut pas dire que je sois moisi. Y trouvez-vous un cheveu, mon petit bourgeois ?

Angélo allait lui répondre vertement quand les soldats qui marchaient entre les fourgons se mirent à crier à tue-tête. Du côté de l’ennemi, une cinquantaine de cavaliers rouges dévalaient la pente de la colline. Il s’embusqua derrière un tronc de saule et visa soigneusement un grand escogriffe qui arrivait sur lui ventre à terre. Sa balle frappa le lancier en plein front. Il fut très fier de ce coup de fusil fignolé et de deux ou trois suivants qui parurent porter avec eux la même volonté de bien faire. La fusillade qui partait du talus de la route renversa quatre cavaliers ; plusieurs blessés lâchèrent leurs lances ; les autres dansèrent très rapidement une sorte de quadrille hongrois à distance respectueuse et s’enfuirent du côté de la colline.

Le convoi avait pris la poudre d’escampette bride abattue. Angélo se retrouva sur la route déserte avec une escouade de fantassins de Cuneo qui semblaient fort en colère.

— Ces froussards nous ont laissés en plan, disait le sergent. Si les lanciers reviennent, on est beau !

— Nous sommes assez nombreux pour en repousser deux cents, dit Angélo encore exalté par l’algarade. Il suffit de tenir de pied ferme.

Ces soldats en retraite le regardèrent d’un drôle d’air.

— J’ai été hussard, ajouta-t-il, je connais les manigances de ces oiseaux et je sais bien ce que je craignais quand j’étais à cheval. J’ai servi sous un général de Napoléon.

— Malheureusement, on n’a pas Napoléon sous la main, dit le sergent. On n’en serait pas où on en est.

Il dit carrément ce qu’il pensait des généraux et du Roi, en sous-officier qui commande à douze hommes et connaît les ennuis.

— Ce couillon d’Aviernoz ! dit-il.

Il semblait très touché par la mort de celui-là et l’insulte avait quelque chose de tendre.

« Je vais me faire remballer par ces gens de métier, se dit Angélo, mais il est de fait que les lanciers ont pu aller chercher des copains de l’autre côté de la colline. S’ils reviennent et si ces braves à trois poils foutent un tout petit peu le camp, nous sommes perdus. Or, être sabré dans ces conditions-là, c’est mourir d’accident et c’est ce que je déteste le plus. »

Il se hasarda à parler de rase campagne et de ces petits bois de chênes sur les crêtes, dans lesquels on serait à l’abri de toutes les initiatives de la cavalerie. On l’écouta et même avec gentillesse.

Ils prirent tous ensemble par le travers des champs, vers les bois.

Le sergent parlait d’abondance, comme quelqu’un qui vient de l’échapper belle. Il s’appelait Arturo, cultivateur dans le civil et propriétaire de ses galons depuis le combat du Caffaro. Il dit, avec un brin d’ostentation, qu’il avait sous ses ordres des clercs de notaire et même des ouvriers passementiers.

Angélo remarqua que ces notaires et ces passementiers fouillaient au passage les lanciers qu’ils avaient tués. Mais il n’eut pas le temps de fabriquer de l’ironie avec sa remarque. Ces braves gens cherchaient des croûtons. Ils mouraient de faim.

Angélo, qui croyait avoir charge d’âmes depuis que l’escouade lui avait emboîté le pas, voulut être aimable. Il demanda un bout de pain.

— Qu’est-ce que tu as trouvé, Luigi ? dit le sergent.

— La peau ! Ces phénomènes sont gras comme des thons ; ils doivent casser la croûte dans des restaurants. Ils ne pensent pas à l’avenir.

— On n’a plus rien touché depuis vendredi. Quatre jours qu’on serre d’un cran. On espérait un peu ce matin et les Ostrogoths nous tombent sur le poil. Tu parles d’une soupe ! On a passé notre colère sur les types d’en face, si c’est ça qu’on veut, mais, colère et boustifaille, ça fait deux, fiston ; à la longue, on regarde du côté du maïs, comme les chevaux.

Pour lui, que foutait le Roi ? Toute la question était là. S’il était arrivé ce matin pendant qu’on tenait le petit bosquet, on serait maintenant à Vérone. Peut-être pas loin ; en tout cas, dans cette direction. Ils ont chargé six fois. Tu as vu si on leur a parlé du pays ?… Après, bien sûr… On était cinquante, on est douze !

La plaine qu’ils traversaient était couverte de chaumes. Le soleil en jaillissait comme d’un miroir. Angélo se demanda même si les bois vers lesquels ils se dirigeaient n’étaient pas tout bêtement le noir de cette lumière. Du côté de l’ennemi, la chaleur brouillait l’horizon mais sur la crête des collines on voyait se répandre une sorte de blanc d’orgeat : les Croates. Ils étaient à plus d’une lieue et ils avaient l’air d’avancer prudemment. Il n’y avait plus ni canons ni fusillade mais une rumeur de foule en marche.

« Cette bataille, se dit Angélo, fait à peine le bruit d’une sortie de théâtre. »

La vue de l’infanterie croate leur fit hâter le pas.

— On ne craint pas beaucoup les piétons, dit le sergent. On sait comment engager la conversation. Reste à trouver un coin propice.

Tout en marchant, il fit compter les cartouches. Enfin, ils atteignirent les bois qui étaient véritables et très touffus. On s’y était déjà battu, d’ailleurs, probablement au cours des engagements de l’aube. Il y avait des morts dans tous les coins. La plupart portaient l’écusson de la brigade d’Aoste et quelques-uns le numéro d’un bataillon de Pignerol. Les Autrichiens, d’après le sergent qui prétendait s’y connaître, étaient des Viennois de la brigade de Clam et des Banatais. On chercha du pain dans les capotes et dans les poches : on n’en trouva pas. Par contre, il y avait pas mal de cartouches dans les gibernes. Le sergent les fit ramasser. « On aura toujours des pruneaux. »

Il était d’avis de faire halte dans le bois. Il avouait qu’il en avait plein les bottes.

« Cet homme qui est courageux et qui s’est battu une bonne partie de la matinée me regarde sans cesse et voudrait bien que je dise ma façon de penser, se dit Angélo. Mais, attention : ça doit être une façon de penser pour notaires et passementiers exténués. »

— On voit maintenant les patrouilles croates, dit-il. Elles sont à peu près d’une vingtaine d’hommes chacune et il y en a trois, sans compter ce qu’elles précèdent et qui doit se trouver de l’autre côté des collines. Elles ne vont pas vite, mais dans une heure elles seront au pied de notre mamelon. Si vous voulez que nous engagions le combat, je suis votre homme et je reste avec vous. Mais nous comprenons bien que cette position qui a été prise et abandonnée ne vaut pas tripette. Alors, à quoi bon ?

On pouvait peut-être explorer le bois. Qui sait si, à la corne sud, on ne risquait pas de tomber sur quelques morceaux de régiments piémontais ? C’était vers Mantoue. Il pouvait en venir de ce côté. Ça arrangerait bien les affaires. Alors oui, il était partisan de se retourner et de dire deux mots aux Croates ; mais, en détail, à douze ou quinze. C’était à la petite semaine.

— Que fout le Roi ? dit le sergent en bâillant à se décrocher la mâchoire.

Ils se faufilèrent sous les chênes qui, peu à peu, devinrent plus hauts et plus forts, dans un sous-bois étouffant mais sombre, dans de l’ombre qui donnait sommeil ; mais ils entendirent de nouveau le canon, quelques pièces de campagne qui claquaient sec, loin.

Le bois était coupé de vallons d’où s’élançaient des peupliers et des trembles ; ils y descendirent dans l’espoir de trouver de l’eau. Il y en avait, au fond des flaques laissées par l’orage de la nuit, dans le pli de ce qui devait être, l’hiver, un petit ruisseau. Ils burent sans se bousculer, en se faisant des politesses qui allaient droit au cœur d’Angélo. Cette façon de procéder s’accordait avec les impériales, les moustaches et les sourcils de toute la troupe. Il retira sa chique et la mit dans la coiffe de son chapeau.

— Quand vous la jetterez, pensez à moi, dit le soldat qui était à côté de lui.

« Mon royaume pour un cigare », se dit-il. Il aurait voulu lui donner tout un bureau de tabac.

— Ne nous endormons pas sur le rôti, dit le sergent. Trottons !

Ils approchaient de la lisière quand ils entendirent des coups de feu assez proches. Ils sortirent du bois pour voir une petite pièce de campagne montée qui venait vers eux au galop poursuivie par des dragons.

— À nous ! dit le sergent.

Ils coururent se mettre à portée. Angélo se souvenait des coups fignolés. Il s’agenouilla pour être bien assuré. Il vit avec plaisir que l’escouade restait groupée et faisait passer le goût du travail bien fait avant beaucoup de choses. Il eut cinq minutes de très grand bonheur à voir dégringoler des cavaliers.

Les dragons cédèrent presque tout de suite devant cette attaque bien organisée et qui crachait des feux roulants. Ils firent encore un peu de forfanterie, mais loin du bal, et ils tournèrent bride.

Le canon et sa prolonge s’étaient arrêtés à la lisière du bois. Les chevaux couverts d’écume mâchaient furieusement leur mors. Il y avait là six artilleurs et un brigadier qui mirent un certain temps à reprendre haleine. Ils étaient noirs de poudre.

— Nous étions en position le long de la route de Sandra. On nous a fait courir à l’auberge de Bosco. Il a fallu tirer à mitraille. On avait les Hongrois à vingt pas.

— Tu avais des Savoyards ? demanda le sergent.

— J’avais les Savoyards et les Parmesans.

— Tu avais le duc ?

— Tu parles ! Et tout le bazar. Ils ont perdu la moitié des bonshommes. On protégeait la retraite. On a failli être tourné.

— On a été tourné, dit un artilleur.

— On a été trahi. Oh ! mais ce n’est pas fini. De l’auberge de Bosco on est allé à la Vierge du Mont. On est retourné sur la route de Sandra. Je suis plus foutu de savoir où est ma droite et ma gauche. Il a fallu qu’on se batte à la baïonnette. Ils étaient dans les roues. C’est des brigades Régina qui m’ont dégagé. Il y a un pastaro du diable ; les gens de partout sont partout, mais de petits paquets comme vous. Là, mes enfants, sans vous, on y était.

« D’après le brigadier – et il disait que c’étaient les ordres – il fallait se recamper à Peschiera ; surtout ne pas aller se balader du côté de Somma-Campagna. C’était le centre, et le centre, tu me croiras si tu veux, c’est bourré de cavalerie. On a voulu y fourrer le nez ; c’est rouge et bleu : des dragons, des uhlans, des lanciers. Tu vois les fermes et les villages noyés dans la cavalerie comme des pierres dans un ruisseau. On a eu les dragons au cul tout de suite. »

Les artilleurs n’avaient pas de pain. Leurs chevaux de flèche rongeaient l’écorce des arbres. On contourna la colline pour reprendre la direction de Peschiera.

— Demandez-leur s’ils ont de la mitraille, dit Angélo au sergent. Les patrouilles que nous avons vues tout à l’heure doivent s’être approchées. Si elles ont entendu le bruit de l’engagement, elles sont dans le bois.

— Bien sûr j’en ai, dit le brigadier, mais pour aujourd’hui, j’aime mieux fouetter les chevaux que les dételer.

Les Croates, de ce côté-là, ne sentaient pas bon.

— C’est Zobel, dit-il. On s’y est frotté ce matin. Va voir ce qui reste du régiment Visconti.

Angélo ne pouvait pas détacher son regard des mains du brigadier. Elles étaient énormes et calleuses.

« Nous sommes loin des victoires d’une jeune république sur l’antique despotisme, se dit-il. Mais que penser de ces “libéraux” qui ont un roi pour général en chef ? »

Ils avaient dépassé l’endroit où la colline s’unissait à une autre dans les peupliers d’un petit vallon quand les Croates sortirent du bois, trop loin pour les menacer sérieusement tout de suite. Malgré la distance, les patrouilles tirèrent des coups de fusil qui pouvaient fort bien être un signal.

— Sautez sur les caissons, les gars, on va leur jouer la fille de l’air.

« Je n’ai pas du tout envie de m’en aller », se dit Angélo.

Il resta planté pendant que les autres escaladaient les ridelles. Par le fait même des circonstances, il sembla y mettre un peu d’ostentation. Il s’en aperçut trop tard. Le sergent le regarda avec mépris et détourna la tête.

Angélo allait avoir le ridicule de s’excuser quand les artilleurs fouettèrent les chevaux à tour de bras.

« Et d’ailleurs, se dit-il, ce que tu allais raconter est bête comme chou. Comment veux-tu qu’ils comprennent que tu as peur de mourir d’accident ? »

Il se dissimula derrière des vignes. Les Croates étaient arrêtés à la lisière du bois. Ils ne se souciaient pas du tout du petit canon qui fuyait. On entendait leur baragouin et les officiers qui donnaient des ordres d’une voix calme. Ils entrèrent dans le découvert, l’arme à la bretelle. Quelques-uns fumaient la pipe.

Angélo fut fasciné par leurs gestes étrangement circonspects. Ils se comportaient comme des gens qui ont une contenance à tenir. Il n’était pas mécontent de constater que tout le monde manquait de naturel. Il mit lui aussi l’arme à la bretelle et il marcha sous les treilles jusqu’aux abords d’un petit pigeonnier. Il trouva dans le pigeonnier une poignée de grains de maïs qu’il écrasa entre deux pierres. Cette chique de blé turc donna un peu de gentillesse à sa salive qui était bien amère depuis qu’il avait bu dans la boue. En haussant le col, par-dessus le feuillage de pommiers couverts de vigne, il vit les Croates qui envahissaient lentement la plaine, sans coup férir. Il mit les mains dans les poches et il commença à suivre tout bonnement le petit sentier qui passait près du pigeonnier. Il n’était pas très sûr que ce soit dans la direction de Peschiera. Il était dans des vergers.

En sortant des vergers, il se trouva devant un village qui brûlait. À la couleur vive des flammes, il comprit que l’ardente journée de juillet était sur le point de finir.

CHAPITRE XIV

La lune était levée quand il aperçut devant lui la silhouette d’une construction à allure de forteresse. Il s’étonna de trouver Peschiera si petit ; ce n’était pas Peschiera. Il aurait dû s’en douter. Peschiera, rendez-vous de toute la gauche en déroute, devait être plein de brouhahas et de feux de bivouac. Ici le silence (sauf un bruit d’eau courante qui réveilla la soif) et l’ombre, sauf le point rouge d’une lanterne sous un porche.

Dans la lueur de la camoufle, un soldat était assis, le fusil entre les jambes. Quand il entendit le pas d’Angélo, il cria : « Pinerolo ? » et il siffla les premières mesures de la marche du 108e.

— Non, répondit Angélo, ni Pinerolo ni Savoie.

— Savoie doit être beaucoup plus à droite, dit le soldat, mais Pinerolo, on se demande ce qu’ils foutent.

Il fit entrer Angélo dans un petit corps de garde. Ils étaient là cinq ou six pionniers. Ce fortin (qui n’était forteresse que sous la lune) s’appelait Benaco. Ils étaient venus pour faire un pont sur le Mincio qui passait au pied des murs. Le pont était en place. Ils attendaient le régiment de Pinerolo.

— S’ils se mettent à faire de la fantaisie ceux-là aussi !…

D’après eux, le coup de l’après-midi était juste et régulier. Il y avait eu un peu de débandade mais, au fond, le mieux était de venir s’aligner derrière le Mincio et d’attendre les Ostrogoths en belle. Ils étaient là depuis dix heures du matin.

Angélo parla des Croates qui, ce soir, marchaient dans la plaine, l’arme à la bretelle. Ils comptèrent sur les doigts tous les régiments et même les divisions qui étaient postés derrière le Mincio, depuis Peschiera jusqu’ici et, depuis ici jusque qui sait où ?… De Sonnaz avait tout son monde, à part, bien entendu… mais peu de chose : on ne fait pas d’omelette sans casser les œufs. Le duc de Gênes ! Le duc de Gênes, ils l’avaient vu, ce qui s’appelle vu, de leurs propres yeux. Il était passé de l’autre côté, une lieue plus haut, sur un autre pont (moins bien fait que le nôtre, toute question de flatterie mise à part). Avec le duc, ils étaient déjà, je ne sais pas, moi, au moins cinq cents hommes. Et ce n’était que le début. Savoie ? Savoie est plus à droite ; ils avaient fait le transbordement vers trois, quatre heures de l’après-midi. Non, il y a des hauts et des bas évidemment, mais tout ça va bien. Et le régiment de Pinerolo allait venir.

Ils avaient du pain, de l’eau dans une cruche. Angélo mangea et but.

Il se réveilla. Un des hommes le secouait.

— Tu as des cartouches ?

— Oui.

— Passe-m’en deux ou trois et viens voir.

La lune avait fait du chemin. Elle tombait dans l’ouest, donnant une lumière rouge. Angélo n’entendit d’abord que les gémissements du Mincio.

— Écoute, dit le pionnier.

C’était cette rumeur de l’après-midi.

— J’y crois plus à Pinerolo, moi, dit le pionnier.

L’équipe n’était pas commandée par un caporal ou un sergent mais par un maître charpentier. Il vint se rendre compte. Pour lui, à part la charpente, consigne consigne. Rumeurs ? Eh bien ! rumeurs. Qu’est-ce qu’il avait à en foutre des rumeurs ? Il tendait l’oreille néanmoins et il fit signe de la main qu’on se taise un peu.

— On n’a même pas pensé à prendre des cartouches.

— Tu me fais rigoler, dit-il. Tu as déjà vu faire des ponts avec des cartouches, toi ?

Il ne voulait pas en démordre. Il avait une façon de commander à laquelle il était difficile de résister.

— Partez si vous voulez, moi je reste.

« Voilà enfin les folies », se dit Angélo.

La lune descendit derrière les collines. Une obscurité rougeâtre éteignit le scintillement des peupliers dans la campagne. Le bruit monta ; il n’était plus nécessaire d’écouter avec attention. Le maître charpentier, le patron, avait sorti son couteau de la poche et il faisait des copeaux avec un bout de bois.

« Je rêve de grands mouvements et je perds la vertu, se dit Angélo. Elle est dans l’entêtement de cet ouvrier qui tient à livrer le travail à ceux qui le lui ont commandé. »

Les nuits étaient courtes, l’aube pointa. Le patron se leva et alla souffler la lanterne.

Angélo compta ses cartouches. Il en avait dans toutes les poches : maigre pour sept, néanmoins. Il était content de lui. Il goûtait tout le comique de la situation. Il fut un peu décontenancé quand il entendit parler piémontais et avec un accent inimitable, dans les buissons, au pied du fortin.

C’était une troupe de blessés. Ils avaient le chapeau à plumes de la brigade Regina. Les plus vaillants portaient les plus faibles comme les chasseurs portent les daims. Leurs pansements ensanglantés étaient d’un grand pathétique dans le vert du jour. À bout de souffle, talonnés par les uhlans, « Ils sont là ! », ils voulaient se jeter dans le fortin, se cacher dans les trous de rats.

Ils fournissaient une magnifique échappatoire à tout le monde. On les poussa sur le pont ; on leur fit traverser le Mincio.

— Larguons les amarres, dit le patron.

Il sauta avec sa hache. Un uhlan apparut sur l’autre bord. Sa surprise devant le fleuve qui s’était trouvé soudain sous ses pas en faisait une magnifique statue équestre pour place royale. Il n’eut pas le temps de perdre sa beauté : tous les pionniers et Angélo avaient tiré sur lui en même temps. Il dégringola dans l’eau avec son cheval.

Le patron avait haché les câbles qui tenaient le pont sous le fortin. Il donna encore quelques coups très judicieux en se retirant. Tout l’édifice était réduit à quelques grosses barriques qui tournaient dans le courant, à des planchers qui chaviraient, des troncs de peupliers qui, étant de bois vert, sombrèrent tout de suite comme du plomb.

Tout avait été si rapide ! On ne savait plus très bien à la suite de quoi on avait traversé le Mincio. Le mouvement de l’eau fit apparaître deux ou trois fois le uhlan bien paisible et le cheval qui remuait encore faiblement les jambes en se noyant.

Le charpentier était fier comme un dindon.

« C’était en effet un pont extraordinaire, se dit Angélo, aussi parfait que ceux que la théorie recommande de construire “faciles à détruire”. »

Il s’agissait maintenant de ne pas lanterner ; le uhlan n’était pas seul. Les blessés provenaient d’une arrière-garde. Ils avaient tenu, contre de la cavalerie et de l’infanterie, à l’arme blanche une bonne partie de la nuit. Ils emportaient leur capitaine : il était mort en route. Ils ne voulaient pas le laisser ; c’était un chic type. Ils ne voulaient pas non plus se faire aider pour ça par les pionniers ; ils étaient assez grands garçons.

La canonnade avait recommencé du côté de Peschiera. La bataille reprenait.

— Des prunes ! cataplasme sur une jambe de bois dit un petit soldat de la brigade Regina.

Il avait reçu un coup de baïonnette dans le bras, mais il portait le chapeau à la casseur d’assiettes et il arborait une mauvaise humeur très virile. Il n’existait rien en dehors de la brigade Regina. Et la brigade Regina, il l’avait vue fondre comme un morceau de sucre dans du café bouillant. De Sonnaz se croyait un aigle, et maigre comme un clou ! Qu’est-ce qu’il espérait réussir avec Peschiera ?

Les gros canons de la forteresse tonnaient dans le nord à intervalles réguliers. Dans le sud, le jour n’arrivait pas à pénétrer d’épais brouillards violets parcourus d’éclairs et grondant comme un charroi de tombereaux. C’était du côté de Goïto.

Ces hommes qui s’étaient battus toute la nuit étaient pleins de nouvelles extraordinaires. Le Roi se battait aussi, à Goïto précisément. Ils le voyaient dans une attitude mille fois plus équestre que celle du uhlan. En même temps, ils l’accusaient de tout et disaient que c’était un beau couillon.

D’après un blessé qui avait du sang dans la barbe, ils pouvaient toujours courir s’ils croyaient que Goïto allait arranger la sauce. Quelle blague ! C’était tout combiné entre gros, crapule et compagnie. C’est facile de gigoter dans une bataille avec une épée en or au bout du bras. « Tu l’as vu, toi, le Roi, cette nuit ? Il ronflait dans son plumard. Il n’est pas venu donner la main. Tu es la trente-sixième roue de la charrette. Qu’est-ce que tu crois qu’il a à perdre, lui ? Quand il en aura assez, il ira serrer la pince aux types d’en face. Ni vu ni connu, je t’embrouille. »

Ce blessé respirait difficilement. Il semblait touché à la poitrine. Un peu de sang frais coula de sa bouche.

Angélo fut surpris de ne pas être ému par ce sang et par celui qui étoilait le pansement des autres soldats. Il y voyait comme l’insigne d’une franc-maçonnerie.

« Ils ont dû vivre des moments pénibles, se dit-il. Ils ont eu très peur. Ils s’en tirent avec la frousse à perpétuité. Ils vont le faire payer cher à tout le monde. »

Ils portaient le corps du capitaine avec un peu trop d’emphase. Est-ce que ce n’était pas simplement une monnaie d’échange ?

« Puisque tu as pris des résolutions égoïstes, se dit-il, rends-toi compte que tu n’es pas payé pour escorter des gens qui voient sans doute une très bonne pantoufle dans le fait d’avoir eu la poitrine trouée. Je ne veux pas être là quand ils jureront les grands dieux sur le cadavre raidi en arc de cercle de ce capitaine, semblable à un lapin farci. Tous ces farouches combats, tu ne les connais que par ouï-dire. »

Il lâcha pied et abandonna la troupe. Il eut d’autant moins de scrupule qu’on voyait au large des champs un petit village où elle trouverait du secours.

Il se dirigea carrément du côté du canon.

Il marchait depuis plus d’une heure dans cette direction quand, ayant traversé une haie de saules, il se trouva au milieu d’une cinquantaine de civils, armés de fusils réglementaires, mais assis à l’ombre dans la prairie. C’était un détachement de la réserve provisoire. Ces hommes n’avaient pas d’uniformes : ils portaient des vestes, des redingotes et même des gibus. Ils prétendaient être en embuscade. Un de leurs bataillons et deux canons étaient en avant pour garder Borghetto dont on avait fait sauter le pont.

« Voilà pourquoi personne ne s’est soucié de ta veste civile et de ton chapeau Bolivar, se dit Angélo. C’est bon à savoir. Si on me demande ce que je fiche dans ces parages, je dirai que je suis de la réserve provisoire. »

Jusqu’ici, malgré sa finesse, ou peut-être à cause du piémontais de cette finesse et des subtilités qu’elle lui faisait entrevoir partout, il avait eu peur bêtement qu’on lui conteste le droit de se trouver sur le champ de bataille. Il n’était pas loin de croire qu’il fallait montrer son ticket.

Il n’eut pas honte de demander un peu de tabac. On lui en donna une poignée. Il s’en fourra un bon petit morceau dans la bouche.

La prairie dans laquelle ce détachement de réservistes prenait le frais était un joli carré d’herbe enfermé dans les haies de saules et de trembles. Au-delà des haies, Angélo traversa d’autres champs clos avant d’arriver aux lisières d’une terre onduleuse et rase sur laquelle serpentait une route bordée de longs peupliers d’argent.

Tout le pays était désert, ramassé dans le nord autour des coups de grosse caisse du canon. Seul un petit boghei, capote relevée, faisait trotter son cheval sur la route. Angélo arriva en même temps que lui au carrefour d’un chemin de terre. La voiture emportait des « gens bien », habillés du dimanche ; ils étaient trois. Ils s’arrêtèrent pour demander si on savait où était le Roi. Ils montraient trois visages étonnés mais officiels.

— Il n’est sûrement pas du côté où vous allez, dit Angélo, c’est Peschiera et, d’après ce qu’on dit, le Roi serait à Goïto.

Un des trois hommes, celui du milieu, voulut savoir si cette information était digne de foi.

— Pas le moins du monde, dit Angélo, mais, si j’avais à chercher le Roi, c’est de ce côté-là que j’irais.

Il expliqua pourquoi.

Cette explication parut jeter un certain trouble dans l’esprit de ces messieurs ; ils demandèrent des renseignements sur la bataille en cours.

— Je n’en ai pas un seul, sinon qu’on s’engage un peu partout et que ces rencontres jusqu’ici ne semblent pas tourner à notre avantage. Si vous allez à Goïto, faites un large détour en arrière : ce matin, les uhlans étaient au Mincio et c’est à peine à deux lieues d’ici.

— Notre mission est de première importance, dit le porte-parole. Nous devons remettre au Roi un drapeau brodé par les femmes de Milan. Ce serait dommage…

Cette broderie ne fit pas rire Angélo. Il pensa à Milan et pressa le pas vers le canon. La chaleur était insupportable. Il enleva sa veste et finalement, après en avoir vidé les poches, il la jeta. Son gilet même était de trop, mais il avait des goussets bien commodes pour les cartouches ; il se contenta de le déboutonner, de dégrafer le col et de retrousser les manches de sa chemise. Le soleil mordait. Angélo entendait le sang battre dans ses oreilles et multiplier le creux de l’artillerie. Il avait de nouveau faim. « Je suis devenu un mange-tabac », se dit-il. Il se demanda si cette nourriture héroïque, jointe au délire de la lumière et à l’air gras, ne lui donnait pas la berlue et si c’était bien la bataille qui secouait des tôles derrière les collines.

Au débouché d’un chemin creux, il tomba heureusement sur un village qui achevait de brûler. Les murs étaient griffés d’éclats de bombes, et de balles. Il trouva un paysan hébété qui vidait un tiroir et mettait des fourchettes de fer dans un sac.

Les Autrichiens avaient traversé le Mincio là devant, ce matin. Ils n’avaient fait qu’une bouchée d’un bataillon de ces petits des écoles, les étudiants. Il aurait fallu voir ! Qui se serait attendu à une chose pareille ici, de l’autre côté du fleuve ! Il y a une villa de la marquise Bevilacqua dans les bosquets : ils l’ont arrangée à la sauce hongroise, allez voir !

En effet, c’était un carnage de fauteuils Louis XV et de statues. Ils avaient même réussi à mutiler la reproduction de la Vénus de Milo ; Diane, Minerve, Junon et les Vestales étaient sur le flanc. À côté d’elles était couché le cadavre d’une fille de cuisine.

— Est-ce que vous êtes du 43e bersaglier ? demanda le paysan. Il est parti d’ici il y a une heure.

« Ce 43e me convient », se dit Angélo, et il tricota ferme.

Il était trempé de sueur et à bout de souffle quand il rejoignit une sorte de petite arrière-garde ou, plus exactement, une dizaine de traînards. Ces hommes étaient aussi décidés que lui mais aussi fatigués. Il ne leur restait pas assez de forces pour s’étonner de l’arrivée à toutes jambes de cette recrue ; ils faisaient tout leur possible pour ne pas perdre contact avec la queue du bataillon qu’on entrevoyait dans la poussière, à quatre ou cinq cents pas en avant.

Enfin, le bataillon fit la pause et l’arrière-garde put rejoindre. Un grand nombre de soldats étaient en manches de chemise et coiffés de chapeaux civils. Angélo pouvait espérer passer inaperçu parmi eux. Néanmoins, il alla se présenter à un lieutenant.

C’était un homme maigre et noir, resté sanglé malgré la chaleur et qui se reposait debout, en fermant les yeux et en mâchant ses moustaches.

— Nous ne serons jamais trop, dit-il.

Il avait l’air de ne pas aimer l’enthousiasme. Angélo cependant n’en avait pas mis beaucoup dans ses offres de service, juste ce qu’il en fallait pour la politesse.

Un roulement de tambour remit tout le monde en marche. Angélo se plaça dans un rang, à côté d’un grand flandrin qui devait être du val d’Aoste.

— Tu chiques ? demanda ce montagnard.

Angélo lui donna une pincée de tabac.

— On fait ceinture depuis trois jours. Tu as bouffé, toi ?

— Un bout de pain chez les pionniers cette nuit.

— Ceux-là ! Voleurs et compagnie…

Ce bataillon était manifestement composé de débris d’autres bataillons ; il y avait même des Napolitains du corps volontaire.

On passa le Mincio sur un pont gardé par deux batteries d’artillerie légère. Ce n’était pas la route de Peschiera.

— On va à Villafranca.

« Pain bénit », se dit Angélo. C’était retourner sur les positions où il avait vu les Croates marcher l’arme à la bretelle.

On fit passer l’ordre de presser le pas. On essaya de le presser mais on traîna presque tout de suite de nouveau, en soulevant beaucoup de poussière. Le soleil pesait trop.

Ils arrivèrent à Villafranca en pleine fournaise. Ils avaient laissé plus du tiers de l’effectif sur le bord de la route, dans des champs sans ombre. On avait détaché un sergent pour organiser ces traînards, au cas où ils seraient chargés par des partis de cavaliers. Ce sous-officier en ramena une vingtaine. Les autres, dit-il, étaient « cuits ». Malgré la fatigue, et comme on faisait la pause à l’ombre des maisons, le mot fit fortune jusqu’au moment où on s’aperçut qu’il voulait dire, précisément, morts de chaleur.

La petite ville regorgeait de soldats. On prétendait même qu’il y avait quatre généraux : Bava, Oliviéri, Robilant et le duc de Gênes. Les cavaliers de Robilant et d’Oliviéri en tout cas étaient là ; ils patrouillaient au ras des faubourgs.

On chercha des fontaines. Elles étaient toutes sèches. L’autorité militaire les avait d’abord placées sous la garde de sentinelles, baïonnette au canon et finalement, à cause des bagarres, elle en avait fait marteler les tuyaux. On donnait de l’eau dans la cour des écoles mais il fallait faire la queue.

Vers deux heures de l’après-midi (la chaleur dominait tous ces soldats et leur imposait silence ; les coups de l’horloge étaient tombés sur une ville qui ne faisait pas plus de bruit qu’un chat) quelques rumeurs s’élevèrent à la porte sud, du côté du couvent des Bénédictins. C’étaient deux brigades des gardes et de Cuneo qui arrivaient de Mantoue. Elles étaient à bout de forces. Elles se reposèrent à l’entrée de la ville, les hommes couchés dans l’ombre des murs. Peu après, on dit que le Roi venait d’arriver. Le silence devint tout de suite plus épais.

Angélo avait déjà entendu des silences semblables et ces bruits étouffés qui flottaient dans le ciel. Il chercha vainement de l’œil les vols de corbeaux. D’après les copains du 43e, les Autrichiens occupaient les hauteurs ; ce qu’on entendait, c’étaient leurs coups de maillet : ils enfonçaient des pieux, ils fortifiaient leurs positions. Néanmoins, quelque chose vola par-dessus les toits : c’étaient des boulets ramés, à destination de la cavalerie qui fourrageait.

Ces boulets et de petits hussards très bleus jouèrent au chat et à la souris pendant un bon bout de temps, près des murs de la ville. Les fumées, les poussières, les écarts des chevaux animaient gentiment l’éblouissante lumière.

Un tambour roula. On cria : « Debout ! » Il fallait traverser Villafranca. Le 43e piétina à la suite des trois mille hommes de la légion lombarde. Le Roi était en effet sous le porche d’un petit palais ; son uniforme noir, sans dorure, se confondait avec l’ombre. On ne voyait qu’un visage coupé en deux par les moustaches. La canonnade avait commencé des deux côtés.

Dès la sortie des rues, le 43e se déploya. Les bataillons qui le précédaient s’étaient déjà déployés. Le vallon où ils entraient était couvert de fumée dans laquelle on voyait sauter des blocs de terre, mais la forêt de baïonnettes qui en émergeait avançait et gardait son alignement. Des officiers dont on n’apercevait que le bicorne à plumes et l’épée comme un fil brandie en avant, caracolaient sur des chevaux engloutis dans les vapeurs de la canonnade.

Angélo demanda des cartouches ; on lui en passa des poignées. Il salua quelques balles qui frappèrent autour de lui dans du drap. Il entendit dégringoler la ferblanterie du fantassin en campagne. Il mit le pied sur un corps mou mais vivant. Il sauta. On cria : « Aligne-toi, aligne-toi ! »

Brusquement, il vit surgir à quelques pas sur la gauche le bonnet de cuir de l’Autriche. Il s’élança en pointant la baïonnette. La petite portion de bataille qu’il voyait fut à l’instant remplie par une dizaine de casques de dragons et par des sabres levés qui s’abattaient. Le mouvement de ce tumulte où apparaissaient des croupes, des crinières, des têtes de chevaux qui encensaient dispersa la fumée et il vit un coin de vallon assez étroit, des Croates blancs qui lâchaient pied puis qui fuyaient vers un bosquet, et de la cavalerie mouvante.

Il entendit crier : « En avant ! » On marchait maintenant vers une colline pomponnée jusqu’à son sommet de peupliers et de cyprès. Sur la terre blonde de ces hauteurs rampaient les chenilles de plusieurs régiments. Elles se tordaient en arc de cercle, devant des flocons de fumée qui sortaient des bois.

Angélo constata avec plaisir que les boulets traçaient (comme il l’avait toujours imaginé) des trajectoires visibles. Mais il fut surpris par l’ébranlement du sol sous ses pieds. D’ailleurs, quelques-uns de ces boulets, remplis de poudre, éclataient après avoir creusé de longs sillons dans la terre. Les éclats faisaient des blessures horribles ; il en vit un emporter au vol le bras et la moitié de l’épaule d’un dragon. Il trouvait tout relativement facile. Il escaladait la colline en courant avec les autres. Il attendait quelque difficulté majeure. Il était loin de penser qu’une de ces balles qui miaulaient pouvait en être une. Il fut étonné du peu de soldats qui arrivèrent au sommet avec lui. Il était à côté d’un lieutenant tout surpris, énervé, qui ouvrait la bouche sans émettre aucun son et pointait son épée en direction de l’ennemi. Il tira sur des habits blancs qui fuyaient entre les arbres.

En vérité, le 43e venait de conquérir ce qui s’appelle de haute lutte une des collines qui commandaient la vallée de Staffolo. Des vivats éclatèrent dans les rangs piémontais. Ils ne faisaient, au milieu du tumulte d’ailleurs, que le bruit d’un peu d’huile qui frit dans la poêle…

D’autres vivats éclatèrent sur d’autres sommets. Les Autrichiens étaient chassés de colline en colline. Un fleuve vert qui était les cinq mille hommes de la brigade Piémont et le duc de Gênes, plume au chapeau, coulait paisiblement dans le fond de la vallée, poussant devant lui les platras et les décombres des Croates blancs. Les trompettes de cavalerie se mirent à sonner ces petites notes aigres et pressées qui poussent les chevaux. Les canons chantèrent avec cette belle voix qu’ils ont quand on les écoute du bon côté.

Angélo voulait marcher de l’avant. Il était emporté. On lui dit : « Doucement les basses ! » Le 43e avait terminé son boulot ou, tout au moins, celui qui consistait à « entrer dans les choux ». Les ordres étaient maintenant de tenir la position. C’était une très belle position ; les soldats s’extasiaient à regarder les pentes abruptes qu’ils avaient escaladées sous le feu de l’ennemi. Tout le monde avait sur le visage un air de promotion.

« Voilà encore une franc-maçonnerie, se dit Angélo. Ils n’oublieront jamais plus qu’ils ont enlevé cette hauteur, et par des pentes qui montaient raide. Faudra-t-il à la fin que je fasse également partie d’une de ces académies ? »

Il regardait avec compassion la vingtaine de cadavres croates couchés entre les petits chênes verts.

« Je n’ai pas plus tôt gagné que je suis du côté de celui qui a perdu. »

Il était déçu : d’abord de cette victoire rapide ; ensuite de n’avoir, à aucun moment, éprouvé le sentiment d’être utile à quelque chose. Les gibernes des morts n’avaient fourni qu’un maigre ravitaillement. Il eut pour sa part un biscuit dur à se casser les dents ; à force de le ronger cependant, il goûta un peu de farine à goût de cumin.

Il n’y avait rien à faire sur ces hauteurs qu’à regarder la bataille s’éloigner du côté de Somma-Campagna. Quand le soleil baissa, il vit étinceler dans la plaine les casques, les cuirasses, les sabres des escadrons en mouvement. À huit heures du soir, Somma-Campagna était pris. Les batteries d’artillerie légère changèrent de position au galop.

Il avait été question, à un moment donné, d’attendre les fourgons de ravitaillement. Le 43e avait même envoyé une corvée au bas de la colline. À la nuit tombée, la corvée n’était pas revenue. Les officiers déclarèrent qu’on ne mangerait pas, mais que c’était bon signe et la preuve qu’on dansait plus vite que les violons. On se serait contenté de cet air de violon s’il y avait eu quelque chose à boire. La nuit n’était même pas fraîche. La vallée où la cavalerie piémontaise avait piétiné pendant des heures sentait le crottin.

On réveilla Angélo pour lui donner un autre biscuit hongrois. Il s’était endormi en regardant la fumée de la poudre passer devant la lune et en se répétant cent fois : « Trouverai-je le bonheur ? »

À l’aube, l’ordre arriva de décamper. « On avance », disait-on.

Au bas de la colline, ils entrèrent dans des champs couverts de vignes et d’ormeaux. Le régiment avait fondu ; il restait tout au plus une centaine d’hommes. On ne voyait nulle part le grand flandrin de la vallée d’Aoste ; pas plus que l’officier mangeur de moustaches.

La chaleur était déjà très forte. Cette marche en avant avait de quoi étonner : à diverses reprises Angélo reconnut des endroits où l’on était passé la veille.

Ils étaient en route depuis un bon moment quand un paysan couché dans les herbes se dressa et courut vers eux. Les Autrichiens étaient là, dans le village dont ils approchaient.

Ils entrèrent en tirailleurs sous les treilles. Le paysan armé de son bâton marchait avec eux. Il jappait de petits mots brefs pour les conduire. Enfin, à travers les feuillages, ils virent l’ennemi. C’étaient des grenadiers et des chasseurs hongrois.

Au grand étonnement d’Angélo qui croyait qu’on allait jouer au plus fin, l’attaque, ou plus exactement une fusillade désordonnée, commença sans attendre.

« Il y a là-dedans plus de passion que de tactique, se dit-il, nous ne nous battons pas, nous insultons à coups de fusil. Que font donc les officiers ? »

Le paysan criait comme un écorché vif. Il désignait du bâton une grosse ferme rouge à cent pas des vignes.

La colonne avait été surprise par la fusillade ; quelques grenadiers culbutés comme des quilles mirent un peu de désordre dans la surprise. Mais, sous les balles qui continuaient à les déchiqueter, les rangs se formèrent et les Hongrois firent une démonstration impeccable de manœuvre.

« Voilà une machine », se dit Angélo. Il était ravi de la voir enfin fonctionner. Elle fonctionnait fort bien. Les grenadiers se lancèrent à l’attaque. C’étaient des hommes de près de deux mètres de haut, gonflés de buffleteries et de pompons, et qui paraissaient encore bien plus gros et bien plus grands à des tirailleurs agenouillés et même couchés sous des souches de vignes. Ces géants, quand ils étaient touchés, s’écroulaient avec fracas.

Les feux du 43e étaient maintenant beaucoup plus satisfaisants ; néanmoins, certains grenadiers étaient tombés à peine à cinq ou six pas de la position. Un blessé, abrité derrière le corps d’un de ses camarades, commença à tirer presque à bout portant. Son coup fit éclater la tête d’un noiraud. Angélo vit jaillir le sang ; il crut même en sentir la chaleur. Il ne s’arrêtait pas de tirer mais moins posément que d’ordinaire. Il ne s’agissait plus de fignoler.

Les grenadiers se ramassaient pour un nouvel assaut.

On finit par comprendre ce que criait le paysan : cette grosse bâtisse rouge pouvait servir de fortin. Il fallait y courir tout de suite. Il aurait même fallu y courir un peu avant. Pendant que le mouvement s’exécutait, le feu des grenadiers joncha la vigne de morts et de blessés.

Angélo se précipita sous un hangar, derrière un tas de paille fraîche. Il voyait un coin de route, l’entrée du village où les Hongrois étaient en train de mettre en batterie un petit mortier. Il semblait bien qu’il n’y avait d’autre parti à prendre que celui de vendre chèrement sa vie.

La première décharge du mortier passa par-dessus les toits comme un vol de perdreaux ; la deuxième fit sauter des tuiles et des morceaux de charpente. Après un quart d’heure de ce bombardement, tant de fumée avait été vomie par la petite pièce camuse, tant de poussière s’était dégagée des murs de la maison raclée par la mitraille jusqu’à l’os, qu’il n’y avait plus qu’un engagement de coups d’épée dans l’eau. Les tirailleurs des deux côtés faisaient feu les yeux fermés ; la mousqueterie hersait le boucan au hasard.

« Le premier imbécile venu peut m’embrocher de sa baïonnette sans me voir, dans cet enfumoir à jambon, se dit Angélo. Il n’y a plus ici aucun mérite. C’est une succession de bêtises plus bêtes les unes que les autres, où il est question de chance mais pas de courage. Je n’ai jamais dit que je voulais jouer à la loterie ! »

Après quelques réflexions désabusées (il se voyait voué à la plus parfaite de ces morts par accident qu’il redoutait le plus), il se dressa et il allait se laisser emporter par son besoin d’imprudence quand il entendit sonner des trompettes piémontaises. Elles asticotaient l’attaque du village par, probablement, un détachement de la brigade de la reine ; cette brigade aimait beaucoup les trompettes. Il assura sa baïonnette et il s’élança en même temps que la garnison de la ferme qui en sortait en tumulte comme d’un clapier à lapins.

Bien qu’il eût reçu jusqu’ici le souffle de la mitraille de plein fouet, il avait imaginé le mortier aux cinq cents diables. Il fut surpris de trébucher presque tout de suite sur le corps de ses servants. La fumée se dissipa. Il n’y avait plus de Hongrois. Il entendait qu’on tiraillait encore sur eux de droite et de gauche, mais, plus pour leur mettre le feu aux trousses que pour les combattre. Le détachement de la brigade Regina les avait surpris au moment où ils traînaient à bras une petite pièce de campagne destinée à faire brèche dans les murs de la ferme. Ils l’avaient abandonnée. La victoire était complète ; on avait donc même carotté de l’artillerie.

Le renfort arrivé avec tant d’à-propos était loin cependant de présenter les signes extérieurs des vertus militaires que cette victoire semblait annoncer. Angélo vit avec stupeur que les soldats jetaient leurs fusils. Ils avaient pris à partie le lieutenant du 43e ; ils lui reprochaient ce combat où pas mal d’entre eux, disaient-ils, venaient de se faire trouer la paillasse pour ses beaux yeux.

Angélo se demanda où pouvaient bien se trouver ces paillasses trouées : on n’en voyait nulle part. « Ce fameux combat, se dit-il, vient de leur coûter trois coups de trompette, cinq minutes, et ils étaient vingt contre un. » Il y avait là, en effet, les hommes de tout un régiment. Ils semblaient n’être plus commandés par personne ni par rien, sauf par un sentiment qui les poussait à accompagner d’une voix de tête aiguë des gesticulations fort viriles. Les porteurs de galons flottaient dans ces disputes comme les bouchons sur les rivières ; sauf un petit capitaine boulot monté sur l’affût du mortier qui s’obstinait à crier et à répéter en levant les bras au ciel : « Chi ha mangiato il diavolo, mangia anche le corne ! » Mais on lui répondait qu’après avoir mangé le diable on refusait précisément de manger les cornes. Les masques de la fatigue la plus sordide étaient sur tous les visages.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Angélo autour de lui.

— Il se passe qu’on est archifoutu et ratiboisé, dit un gros gaillard qui avait du poil jusque dans les oreilles.

Malgré sa tête de bouc, celui-là aussi parlait en contre-ténor.

« C’est en effet la voix de la défaite », se dit Angélo avec étonnement. Il en était encore à la colline qu’il avait gravie si allègrement la veille. Comment les régiments qui coulaient dans la vallée de Staffolo avec de si belles plumes avaient-ils été retournés comme des doigts de gant ?

Tout le monde parlait de l’église de Volta comme d’un saint sacrement. Qu’est-ce que c’était, cette église de Volta ?

— Où étais-tu, cette nuit ? demanda le barbu. Alors, boucle-la, poursuivit-il quand il eut appris qu’Angélo était resté sur la colline (qu’il identifia comme étant la colline de Mondatore, si elle dominait l’entrée de la vallée). Tu n’as rien vu.

« Ils avaient attaqué (eux et mille autres – et qu’est-ce que je dis mille ! Cent mille ! Toute l’armée !), et pris Volta, et perdu Volta, et repris Volta, mais l’église, pas moyen. Les Croates de Zobel dedans, et même Zobel dedans (c’était moins sûr, il n’en savait rien, on le disait). En tout cas, pris, perdu, repris, reperdu, mais jamais l’église : on n’a pas pu y toucher. On y est allé à pied, à cheval, en voiture : tu peux toujours courir, rien à faire. Repoussés avec pertes et fracas. On y a cassé les baïonnettes. (Ce n’était pas une figure de style, Angélo remarqua en effet que les baïonnettes de la plupart des soldats étaient cassées, et même que les tronçons étaient couverts de sang séché.) C’était la nuit. On n’y voyait pas le bout de son nez. On s’est fusillé avec un régiment d’Acqui qu’on a pris pour des Ostrogoths et réciproquement. Notre cavalerie nous a sabrés. Plein de fumée, j’ai dégueulé tripes et boyaux. On n’a pas loupé un tour de couillon. Sept heures qu’on faisait le Jacques, rien sous la dent. Au matin, on a remis ça avec des types qui arrivaient de Mantoue, qui en avaient plein les bottes, et rien dans le coco comme nous. On en a repris sur les oreilles tant et plus, alors barca ! »

Il entendit qu’on criait : « Du pain ! » Il s’interrompit pour crier : « Du pain, du pain ! » avec sa voix de défaite.

Maintenant, les soldats avaient jeté les fusils. Ils se déséquipaient. Le capitaine, descendu de son affût de mortier, avait rengainé son proverbe ; il s’était mis à flotter comme les autres officiers. Ils évitaient de se regarder entre eux. D’ailleurs, la misère leur sortait des yeux et ils pouvaient à peine se tenir debout.

Angélo ne savait pas qu’il avait, lui aussi, cette triste figure couverte de barbe. Il le sut quand il entendit parler de pain et même de bœuf (rôti) comme peuvent en parler des gens qui n’ont pas mangé depuis quatre jours. Pis que pendre de tous ces fournisseurs de subsistance lombards qui craignaient Radetzky comme la peste parce qu’il entrait de plain-pied dans leurs coffres-forts en avançant simplement dans la plaine, et qui avaient fui et emporté avec eux les troupeaux de bœufs ; les paysans qui ont même enlevé les cordes des puits !

Il y eut un moment de confusion assez ironique au milieu de ces évocations de nourritures volées par lâcheté et par frousse. Une forte troupe descendait la colline. Elle marchait avec la résolution de ceux qui veulent tout emporter devant eux. On commença à fuir de tous les côtés, sans essayer de reprendre les fusils qu’on avait jetés en tas contre les murs. Ce n’étaient que trois régiments de de Sonnaz qui s’en allaient déséquipés et désarmés, portant déjà la tunique d’uniforme déboutonnée comme une veste civile.

Ils apportaient d’excellentes nouvelles : on avait demandé un armistice ; on ne se battait plus, les hostilités étaient suspendues. Ils répétaient à tout bout de champ cette dernière phrase parce que, n’étant pas de leur cru, ils lui trouvaient un petit air royal derrière lequel ils se mettaient à l’abri, comme derrière un ordre.

Ils savaient où il y avait à manger. Ils y allaient. On leur emboîta le pas.

Angélo abandonna son fusil. Il avait peur de passer pour un poltron, mais il garda son sabre. Il craignait d’être vexé par un de ces braves garçons qui se croyaient déjà hors de l’eau. « Maintenant qu’ils n’ont plus peur de rien, se dit-il, ils sont capables de venir me demander sous le nez pourquoi je fais la guerre en amateur. Il faut que je puisse leur répondre sans faire de discours. »

Il était facile de voir que ce fameux endroit où il y avait à manger était, dans l’esprit de tous, de l’autre côté du Mincio. Cette idée avait dû venir à beaucoup de monde ; d’autres troupeaux de soldats marchaient à travers la plaine vers un bosquet de peupliers d’où émergeaient les piliers d’un pont en fil de fer. Un peloton de dragons de Gênes sortant de derrière une grange vint trotter en serre-file. On les hua et on leur jeta des pierres. Ils s’écartèrent. Repoussés de tous les côtés par des huées et des pierres, ils s’en allèrent faire cavaliers seuls au fond des éteules. On n’oubliait pas qu’au cours de la nuit, ils avaient salement sabré plusieurs régiments piémontais sans les reconnaître. Ils marchaient aussi vers le pont, mais avant d’y arriver, ils firent halte et ils attendirent pour passer en fin de colonne.

« Voilà déjà des coupables, se dit Angélo. C’est à partir de maintenant qu’on va en fabriquer ! »

Dès qu’il imaginait un danger de société, il prenait l’air méprisant. Partout ailleurs, ce qu’on lisait dans ses yeux lui aurait attiré des ennuis. Mais ici tout le monde avait l’air méprisant.

Chose étrange, il y avait effectivement des vivres et même des vivres réglementaires de l’autre côté du Mincio. Une boucherie de plein champ avait dépecé des bœufs.

« Si ceci n’est pas une trahison, se dit Angélo, c’est bien imité. Qui restera sur ses positions à faire de la salive, s’il y a ici noces et banquets ? »

On distribuait un gros pain et trois livres de viande pour quatre ; on promettait du vin dans une heure.

Angélo eut un moment de terreur panique devant cette viande ; il se sentait capable de la manger crue. Les trois soldats avec lesquels il faisait équipe se tirèrent de ce mauvais pas avec une élégance populaire : le plaisir de la tambouille champêtre passait avant leur fringale. Ils firent un feu de paille et de petit bois. D’autres foyers semblables s’allumaient de tous les côtés. Cette partie de campagne fut finalement animée de la plus jolie gaieté.

Les canons ne tonnaient plus. On entendait bourdonner des guêpes et le grincement des essieux d’un long convoi de chariots qui emportaient des blessés. Un cavalier qui n’avait pas du tout l’intention de s’arrêter laissa des nouvelles en passant vers quatre heures. Les parlementaires n’étaient pas encore de retour du camp ennemi. À son avis, il ne fallait pas attendre de cadeaux. Les Autrichiens étaient l’arme au pied, mais en rangs par file à droite sur des lieues de long et de large. On ne voyait plus la terre mais un océan de bonnets de cuir et dix mille statues de uhlans.

On le regarda traverser le bivouac et s’éloigner. Il allait au pas mais avec le ferme propos d’aller loin.

Le petit capitaine boulot monta sur une caisse et cria : « Soldats ! » Il cria encore une fois : « Soldats ! » puis il commença une discussion avec deux lieutenants qui s’étaient approchés et il descendit de sa caisse dans l’indifférence générale.

Vers le soir, il n’y avait pas d’autres nouvelles ; on alla aux informations de l’autre côté des rideaux de peupliers. Des contingents de la brigade de Casale, des régiments lombards de la brigade des gardes de Cuneo, d’Aoste, de Pignerol et des corps qui se trouvaient encore la veille sous Mantoue campaient désarmés dans la plaine. Des convois de bagages gémissaient dans tous les chemins. La cavalerie défilait en file indienne, en catimini ; on ne leur pardonnait pas volontiers, à ceux-là !

On eut vent de pas mal de choses. Primo : à un quart d’heure d’intervalle, une estafette du général Sommariva et un officier d’ordonnance du général Ferrero étaient venus dire, vers les cinq, six heures, qu’il fallait se retirer de l’autre côté de l’Ollio. On leur avait répondu : « Il y a temps pour tout ; on mange, on se repose, après on verra. » Secundo : c’était un bruit mais il courait, Radetzky, lui, voulait qu’on se retire plus loin que l’Ollio, derrière l’Adda ; et allez vous faire foutre. Pourquoi pas ? Maintenant, chose certaine : l’artillerie n’avait plus de munitions. Le Roi (tiens, on parlait du Roi !) avait dit : « Je préfère mourir les armes à la main ! » De là, discussion : c’était facile de dire. Il faut bien qu’il dise quelque chose. D’ailleurs, tout ça, c’est des mots.

La nuit tomba.

Angélo s’aperçut que tout le monde s’en allait par petits groupes, direction le Piémont. « Pourquoi serais-je plus royaliste que le roi ? se dit-il. Le roi se coupe des bâtons dans les haies et rentre chez lui. C’est le peuple. Allons-y ! » Mais il se détourna un peu de la route que tout le monde suivait, il avait sommeil.

Après avoir marché trois bonnes heures, au moment où la nuit était le plus calme, toute bruissante du chant des grillons, il entra dans un petit bourg. Il était le seul voyageur dans cet endroit-là. Les gens étaient dans la rue, attendant des nouvelles, au frais. Il dit ce qu’il savait et il demanda un lit. Une femme d’une cinquantaine d’années qui l’avait écouté, les mains sur le ventre, lui dit : « Venez ».

CHAPITRE XV

On le secouait. Il se réveilla.

— Quelle heure est-il ?

— Mon pauvre Monsieur, dit la femme, ce n’est pas l’heure qu’il faut demander, c’est le jour de la semaine.

Il apprit qu’il avait dormi quarante-huit heures d’affilée.

— Je suis venue vingt fois vous dire que les Autrichiens arrivaient. Chaque fois vous m’avez répondu : « Ils sont plus bêtes que nous. »

« J’ai donc de l’esprit en dormant », se dit-il. Il ne se souvenait de rien.

Maintenant, les Autrichiens étaient là. On entendait leur charroi remplir les rues.

— Ils sont arrivés cinq, puis dix, puis mille !

Les fourgons régimentaires passaient sous la fenêtre. Il demanda des ciseaux pour se tailler la barbe. Son pied droit était collé dans sa botte ; par du sang. Il se découvrit une blessure au mollet. Elle avait beaucoup saigné ; elle s’était arrangée toute seule.

Il se laissa un doigt de barbe. Il était très content d’une question enfantine qu’il se posait en écoutant les cris des conducteurs hongrois : « Comment font les chevaux pour comprendre ce tudesque ? »

La femme lui donna du café. Le soir tombait.

— La lune est à neuf heures, dit-elle.

Il comptait sortir du bourg entre chien et loup.

On s’était battu à Goïto. Il paraît que ça a été une catastrophe. Il est passé beaucoup de Piémontais. Pauvres garçons ! Les autres sont arrivés à la suite : cinq, puis dix, sans se presser.

— Et du côté de Brescia, Bergame ?

— On n’a rien entendu.

« C’est pourtant une contrée facile à défendre, se dit Angélo. Des canaux, des fossés profonds bordent toutes les routes ; les champs sont palissadés d’arbres et de haies. La cavalerie ne peut manœuvrer sur un pareil terrain et l’artillerie trouve des obstacles à chaque tour de roue. C’est qu’on ne veut pas. Le roi s’est taillé un bâton dans les haies et rentre chez lui. »

Il passa de la cuisine dans un courtil ; il sauta un petit mur et il suivit un sentier qui longeait des étables. Il avait gardé son sabre.

La nuit était encore noire. Les Autrichiens faisaient des feux de bivouac faciles à éviter ; d’ailleurs, ils ne se gardaient pas. Ils cuisaient la soupe, fumaient la pipe et parlaient très posément à haute voix.

Quand la lune se leva, il avait fait du chemin. Il dépassait les parages où se trouvaient les trains régimentaires, les fourgons et l’artillerie ; il arrivait dans le territoire de la cavalerie et de l’infanterie. Il était aussi à l’heure où les feux de bivouac tombent et ne sont plus qu’une braise ; des corps endormis suffisent à les cacher. Mais la plupart des chemins étaient bordés de peupliers et noirs d’ombre. Il suffisait d’avoir l’oreille aux aguets et le nez fin. La nuit était pleine de rumeurs, depuis le frottement de ressac de cette armée qui cherchait encore un peu ses quartiers, jusqu’au raclement de gorge d’un fumeur de pipe, au rêve cliquetant d’un cheval. Suspendant parfois son pas de loup, il interprétait facilement aussi l’odeur des parcs de cavalerie, du café, du tabac, du cuir aigre des fantassins.

Il avait essayé d’abord de monter du côté de Brescia, ayant dans l’idée de traverser la route de Milan et de grimper dans la montagne. Mais il s’aperçut qu’il n’était pas question de suivre un plan. À chaque instant, un obstacle imprévu le forçait à changer d’intention. Une porte ouverte sur la cuisine d’une ferme où des Hongrois en bonnet de police rôtissaient du porc frais sur de grands feux le poussait vers l’ombre de gauche ; les voix d’un petit poste le faisaient se rabattre vers l’ombre de droite. L’important était de se glisser ; tant pis pour les montagnes.

Quand la lune tomba, précédant l’aube, il ne savait plus très bien où il était. Il avait traversé le lit de gravier d’un fleuve assez large mais presque entièrement à sec, qu’il supposait être le Chiese. Il avait l’impression d’avoir été fortement poussé vers le sud. Il s’attendait à trouver le cours de l’Oglio devant ses pas, ou, qui sait ? les murs de Crémone.

Le jour se leva, découvrant une plaine inconnue, couverte de peupliers, de trembles, de platanes, de sycomores, de prairies et de vergers.

Par un paysan qui avait passé la nuit dans une meule de foin et regagnait timidement ses pénates en jetant des regards de lièvre de tous les côtés, il apprit que ce qu’il avait traversé n’était pas le Chiese mais le Mello. Il était par conséquent loin de Crémone. D’ailleurs, on se battait à Crémone. Cette bataille le laissa incrédule. Le paysan convint que bataille, c’était beaucoup dire : il y avait du tumulte de ce côté, voilà la vérité. Il pouvait être produit par la confusion d’une retraite en train de passer le Pô et qui jetait un peu de « poudre aux yeux » et aux moineaux. « Mais, ajouta cet homme prudent, méfiez-vous, par ici c’est plein de patrouilles. » Il lui conseillait de prendre les chemins de terre qui traversaient les saulaies.

Ces chemins étaient bien gentils, mais ils désorientaient, surtout dans cette lumière indécise de l’aube. Au détour d’un rideau d’arbres, Angélo se trouva nez à nez avec un uhlan qui avait aussi perdu le nord. C’était un jeune homme et apparemment de formation militaire encore un peu verte. Il interpella Angélo avec la triple violence de la jeunesse, de la surprise et de l’amour-propre.

— Ergib dich, du bist gefangen. Geh seika Tepp !

— Je ne comprends rien à ce que tu dis ! Qu’est-ce que tu racontes ? dit Angélo, et il tira son sabre.

Le uhlan mit également sabre au clair et essaya de manœuvrer.

— Wås ? Wållst di mit mir spiel’n ? Diese piemontesischen Schweine glaub’n ålle, sic san mit’m Herrgott auf aner Schulbånk g’sess’n ! Ilåst no immer net gnua ? I werd’ dir geb’n !

« Il faut que je sois contre sa botte, s’était dit Angélo, et il ne saura plus où donner de la tête. »

Au lieu de prendre du champ, il se porta donc en avant, jusqu’à toucher la cuisse du cavalier et il commença une très jolie escrime, coquille contre coquille.

— Jessas na ! Wås håt er denn g’macht !

Angélo désarma aisément le uhlan.

« Au fond, se dit-il, voilà un cheval tout trouvé ! »

— Descends ! dit-il.

— Schaun’S Herr, i hab ja nur g’måcht, wås ma ang’schafft word’n is ! Sie brauch’n Sie do net glei so aufreg’n !

— Tu ne comprends pas ? Attends, je vais t’expliquer.

Angélo saisit le cavalier par le col de la botte et, poussant violemment en haut, il le fit voler par-dessus le cheval. Il sauta en selle et donna du talon.

— Mei Pferd ! Mei Pferd ! Du Gauner !

Angélo passa plus d’une heure à s’enivrer de cheval. Il était émerveillé de cette bête étrangère qui lui obéissait au doigt et à l’œil. Il n’était plus question de prudence : le plaisir avant tout. Il vit de loin des bivouacs, les tentes de l’infanterie, des colonnes en marche, des fourrageurs, de l’artillerie, des fourgons. Son enfantillage lui rendait les plus grands services. Maintenant qu’ils étaient vainqueurs, les Autrichiens cédaient à la chaleur, eux aussi : ils enlevaient leurs tuniques et leurs dolmans. En manches de chemise, tous les chats sont gris. En obéissant à Angélo et même en jouant avec lui, le cheval ne pouvait rien faire d’autre qu’un trot, un pas ou un galop uhlan. Les vainqueurs étaient trop vainqueurs pour imaginer un vaincu dans ce cavalier qui s’amusait.

Il coucha dans une petite ferme. Le paysan l’avait vu entrer dans sa cour avec terreur. L’accent piémontais et deux ou trois gestes naturels que les Tudesques étaient bien incapables de pouvoir imiter le rassurèrent à tel point, après sa peur, qu’il aurait donné sa chemise. On installa le coursier dans l’écurie après avoir admiré sa robe, son harnais et sa bonne humeur.

Ce paysan, pas du tout du Danube lui non plus, mais lombard, lui dit :

— Venez. J’ai caché ce qui brille et ce qui se bouffe, mais il y aura bien des œufs et du jambon pour vous. D’autant qu’il va falloir que je casse la croûte, moi aussi. Si je ne me remplis pas la panse, je cesserai d’avoir peur et c’est la peur qui me sauve parce qu’elle m’empêche de blaguer avec des gens qui ne blaguent pas. J’ai des voisins qui ont été trop confiants : ils ont cru que des soldats-patrons étaient des hommes comme les autres. Total, allez les voir : ils sont alignés au pied d’un mur avec du plomb où j’ai encore des boyaux.

Il avait fait partir sa femme et ses enfants pour la colline où il y a toujours de la ressource pour ceux qui peuvent rester accroupis dans les buissons. Il s’agissait de tenir trois ou quatre jours encore, le temps de voir arriver les réserves qui sont moins tranchantes sur la question du butin et avec lesquelles on peut toujours discuter.

Il croyait Angélo mieux informé. Il était loin de supposer que ce guerrier maigre, au regard d’opéra, avait fait l’Artaban tout le jour, sur un cheval volé, à travers les lignes ennemies.

La veille, le Roi avait adressé une proclamation aux Lombards. Il leur avait dit : « Armez-vous ! » Il avait parlé de sacrifice extrême et d’humiliation.

— Armez-vous, oui, de patience, dit le paysan. De quoi d’autre veut-il qu’on s’arme ? Le premier sabre piémontais que je vois depuis une semaine, c’est à votre ceinturon qu’il est pendu. Et pourtant, Dieu sait s’il en est passé des gens de votre roi, des mille et des cents. Ils avaient tous jeté leurs armes par-dessus les moulins. Humiliation, voyez-vous, il n’y en a pas de pire que de voir des malins faire leur beurre quand on est au pain sec pour avoir voulu péter plus haut que son derrière. Si vous trouvez un paysan lombard prêt à aller couper la barbe à Zobel avec son fauchon, venez me le dire, je l’accompagne. Mais si je suis seul, j’ai mon foin à rentrer.

Au matin, il donna à Angélo qui partait le conseil d’éviter les bourgs et de s’écarter des routes. À travers champs, c’était la meilleure façon de s’en tirer. Piquer droit tant qu’il n’y a personne et vadrouiller sous le couvert dès qu’il y a quelqu’un. Et se souvenir d’avoir peur ; il insistait là-dessus : ce sont des sauvages !

Piquer droit, évidemment, Angélo ne demandait pas mieux. Mais il s’aperçut qu’il entrait peu à peu dans une contrée embourbée de troupes, l’arme au pied ou en marche, et loin d’être en manches de chemise. Il faillit tomber sur un état-major entièrement doré sur tranche. Il eut juste le temps de se glisser dans une venelle et de faire la statue de sel sous des saules. C’était un général (il semblait dormir sur son cheval) et son escorte. Cette procession marchait au pas avec une extrême lenteur et en silence.

« Je me souviens d’avoir peur, se dit Angélo, mais cela ne me servira pas à grand-chose si mon cheval reconnaît des collègues et se met à hennir. »

Il employa toute sa science (et même un peu plus) à faire comprendre à sa bête qu’on jouait un jeu et qu’il fallait y participer. Elle eut à peine un petit mouvement d’oreilles.

Angélo passa la nuit sur une colline. Aux feux de bivouac qu’il découvrait et à leur alignement il jugea qu’il avait autour de lui au moins quatre divisions, et dans une discipline parfaite.

À l’aube, les trompettes sonnèrent le réveil sans sauter une note et même avec les fioritures de la caserne.

Angélo resta tout le jour sur la colline. Les buissons dans lesquels il était caché furent frôlés à maintes reprises par des flancs-gardes et des éclaireurs. Il avait pris la précaution d’attacher le cheval à un pin, à cent pas des buissons. Si on découvrait la bête, elle pouvait passer pour la monture d’un cavalier qui était allé poser culotte.

L’armée avançait avec prudence. Pour qui connaissait l’état des troupes piémontaises, il y avait un grand ridicule dans cette lenteur et ces consignes circonspectes. Les mouvements étaient néanmoins pleins de noblesse. L’infanterie marchait en corps de bataille sur plusieurs lieues de front. Elle portait ses drapeaux et poussait devant elle une poussière de fourrageurs avec des flammes au bout des lances.

Vers le soir, Angélo reprit le cheval et se hasarda. À la tombée de la nuit, il trouva un bourgeois en chaussettes russes qui faisait prendre l’air à ses pieds sous un saule.

— J’en ai plein les bottes, dit cet homme. Je suis parti avant-hier soir de Goïto. Vous avez trouvé le truc, vous. Mais, si on vous prend sur ce canasson, vous passez à la casserole, ça ne fait pas un pli.

Il avait des amis dans la région et ce matin même on lui avait donné le moyen de dépasser l’armée autrichienne.

— C’est Thurn qui déambule là autour. Il ne risque pas de s’embrouiller les jambes en courant, celui-là. Il ne fait qu’un pas après l’autre. Tel que vous l’avez vu, il va à Lodi. Si vous allez où je vais, c’est-à-dire à l’abri, montez dans le Nord.

Il n’avait pas du tout envie d’accompagner Angélo. Les questions de vie ou de mort, c’est personnel. Chacun son tempérament. En tout cas il semblait bien renseigné. Avant le lever de la lune, Angélo entendit devant lui le creux d’un pays sans bivouacs. Au matin, il rattrapa les traînards de l’armée piémontaise. Ils étaient couchés tout le long de la route. Des paysannes décontenancées mais pleines de bonnes intentions essayaient de les réconforter, et même de les piquer avec les mots qui font avancer les bœufs. Ces ménagères qui avaient le souci de l’ordre faisaient des pyramides de sacs, d’épaulettes, de shakos et de débris d’armes. Les chemins de traverse, les villages, les fermes, les auberges, les vestibules, des églises étaient encombrés de soldats qui fuyaient ou qui se reposaient…

Ces hommes affranchis du joug de la discipline ne savaient plus à quel clou pendre leur chapeau. Ils regardaient le cheval comme des enfants regardent le sucre de pomme. Angélo aurait préféré quelques gestes violents. Il eût été ravi d’être désarçonné par des gens profitant au moins de leurs désirs. Ce manque de caractère l’irrita. Il se mit au galop. Il dépassa et insulta des officiers qui fuyaient en calèche. Enfin, il entendit le bruit d’un engagement derrière les collines ; il poussa son cheval encore plus vivement de ce côté et il tira son sabre. Il pensait aux regards de chien battu et il avait peur de la contagion. Mais arrivé sur un sommet d’où il pouvait voir une partie de la plaine, il n’aperçut pas trace de combat. La mousqueterie ne s’entendait plus. Ce n’était pourtant pas une illusion. À maintes reprises, tout le jour, la fusillade crépita à droite et à gauche. Il essaya chaque fois, vainement, de satisfaire son amour-propre. De guerre lasse, il mit le sabre au fourreau.

Il continuait à se demander si ces salves éparpillées étaient le signe d’un excès de lâcheté ou d’un sursaut de cœur quand le crépuscule fut secoué et éclaboussé d’une ardente lumière et d’une énorme détonation. Il rencontra peu après un petit abbé qui regardait en l’air bouche bée. D’après cet homme d’église, ce tonnerre d’un ciel serein avait éclaté du côté de Pizzighettone et il y avait vingt à parier que la poudrière venait de sauter.

Angélo traversa Crema encombré de blessés légers. Il avait été écœuré par la veulerie des soldats débandés ; il le fut plus encore par ceux-là qui criaient comme des créanciers. Ils présentaient d’ailleurs, en guise d’effets de commerce, des pansements tachés de sang. Certains parlaient déjà du nez, à la façon des huissiers qui protestent. Angélo qui s’attendait à les voir réclamer son cheval s’attarda dans les rues. Mais il ne trouva pas la discussion qu’il cherchait : ils passaient trop facilement de l’arrogance au gémissement. Il ne trouva pas non plus à manger. Il entendit dire que le Roi allait à Milan. Il sortit aussitôt de la ville, força l’allure et il entra à Milan par la Porta Roma, avec les premiers rayons de l’aube.

Il retourna tout de suite à l’auberge où il s’était reposé après la révolution. Il s’attendait à trouver la petite servante en train de faire son ménage matinal. Tout le monde dormait. Juste au-dessus de la treille, la fenêtre de la chambre où il avait passé des nuits sans histoire était ouverte. Il appela et d’une voix qu’il fut tout surpris de se connaître. Il entendit quelqu’un qui sautait du lit, pieds nus.

Ce n’était pas Lucia mais une grande fille un peu madone et très contente de se montrer en chemise de nuit. Elle dit que Lucia était partie mais qu’il n’y avait pas qu’elle au monde et elle appela Angélo : « Beau brun ».

— Je suis son cousin, dit Angélo, et je lui apporte des nouvelles du pays.

La madone cligna de l’œil pour montrer qu’elle appréciait la nuance. Lucia était allée se placer à la Grive d’hiver, corso del Bocchetto, derrière San Stefano in broglio, mais elle ajouta qu’un cousin de cet acabit, Lucia, si elle l’avait eu, se le serait fait monter en broche ; pour bien montrer qu’elle n’était pas tombée de la dernière pluie.

La Grive d’hiver était une auberge à gandins. On bouchonnait un pur-sang à jambes fines devant l’écurie. On n’avait pas gardé Lucia ici : « Nous ne tenons pas ces femmes-là. » Le portier montra aussi qu’à son avis, il était de bien bonne heure pour en chercher. Angélo parla exactement comme il fallait pour obtenir d’abord la politesse et ensuite des renseignements.

Sans qu’on puisse rien dire de précis, il y avait neuf chances sur dix pour que Lucia soit allée servir du chianti dans les caboulots du côté du séminaire, peut-être via di Bagutti.

La révolution de février avait marqué les quartiers autour du séminaire ; la moitié des maisons étaient éventrées ou montraient des plaies rapetassées de planches. Angélo but du chianti et mangea finalement une omelette au lard. Les gens d’ici parlaient volontiers et sans arrière-pensée. Ils ne savaient rien sur Lucia ; en tout cas, elle n’avait pas marqué ; elle était peut-être venue et repartie sans qu’on ait fait attention à elle.

Angélo retourna à la Grive. Ses exigences en fait d’eau chaude, de rasoir, de savon, de linge frais, de bottes neuves le firent tout de suite apprécier. On lui donna une chambre qui sentait l’eau de toilette Farina.

À part les bottes pour lesquelles Curzio, le Sikorsky milanais, demanda trois jours, il eut à sa disposition, dès quatre heures de l’après-midi, deux chemises molles, un pantalon à sous-pieds, un gilet scarabée, une veste longue d’alpaga. Le bottier lui avait porté pour attendre des quarts de Souvaroff à l’albanaise avec lesquels on pouvait en tout cas arpenter les trottoirs.

Les rues étaient presque désertes. À l’angle du corso Francese et de la via di San-Pietro, Angélo s’approcha d’une affiche que des bourgeois lisaient avec attention. Elle disait : « L’armée conserve sa supériorité numérique. 60 000 hommes doivent inspirer une grande confiance. L’armée royale suffit à tout. Les Autrichiens seront bientôt forcés de se retirer. Les volontaires doivent rester à l’écart et attendre l’ennemi pour en anéantir les restes dans sa retraite. »

Il alla regarder les cafés pendant une demi-heure et il rentra se coucher. Il ne se sentait pas d’humeur à affronter la table d’hôte. La douceur des draps le tint longtemps éveillé. Il pensa à la « main amie ».

Il faisait à peine jour que déjà la respectable maison était animée d’un remue-ménage et d’un va-et-vient insolites.

« C’est bien la peine de payer six francs ! » se dit Angélo.

Il joua à tirer le cordon de sa sonnette mais il le tira plus de dix fois avant de faire apparaître quelqu’un. C’était le valet de chambre compassé qui l’avait introduit la veille au soir, mais le poil en bataille et l’œil fou. Dès les premiers mots, au lieu du lent roulement de gorge de bonne compagnie, cet homme s’exprima en dialecte lombard et à toute vitesse.

Il ne s’agissait plus de rigoler. On était perdu ! Des… Une centaine de… des bandes… des fuyards, des blessés, la tête couverte de mouchoirs, les vêtements déchirés, les pieds nus !…

Enfin, il trouva des mots qui lui rendirent un brin de dignité.

— Il faut secouer la léthargie, dit-il.

Et il sortit en faisant claquer la porte.

Le premier soin d’Angélo fut d’enfermer son sabre dans un placard.

Les rues étaient maintenant pleines d’une foule désordonnée. La nouvelle du désastre avait fourré le bâton dans une sacrée fourmilière.

« C’est admirable, se dit Angélo. Ils ont tous un paquet sous le bras. Ils ont tous quelque chose à sauver, mais au lieu de faire front, ils cherchent un trou. Où espèrent-ils cacher leur “saint-frusquin” ? »

Il s’arrêta dans un groupe qui regardait quelque chose sur le trottoir : c’était une mare de sang. Les petites opérations d’égoïsme n’avaient pas l’air de marcher sur des roulettes ; les grosses non plus, sans doute.

L’après-midi, il acheta cent cigares et, sa boîte à la main, il alla au café.

La panique du matin avait été provoquée par l’arrivée des premiers soldats fugitifs. La ville, avec ses vitrines, ses redingotes bien brossées, ses cotillons, ses visages de femmes où il était délicieux d’imprimer les traits de la terreur, rendit leur langue à ces hommes défaits qui avaient besoin de complices et de boucs émissaires. Milan tomba de haut. De là, du sang sur les trottoirs. On ne faisait plus mystère de sentiments qui auraient paru inconvenants la veille, sans néanmoins encore beaucoup de plastron, car de minute en minute on se rendait compte que le danger n’était pas immédiat et qu’il y avait encore moyen de faire figure.

Devant son acqua d’amarina, Angélo écouta les conversations.

Il fallait un gouvernement fort, une magistrature dictatoriale pour pourvoir à la défense de la ville : on leur avait taillé le poil en février, on le leur taillerait encore cette fois-ci (allusion à Radetzky qui avait coupé ses moustaches le matin de la révolution). On avait nommé un comité de défense publique composé du général Fanti, de l’avocat Rastelli, du docteur Maestri. (« Qu’est devenu mon prince Borroméo, se dit Angélo, et que fait Lecca ? s’il n’est pas mort – et je ne crois pas qu’il ait eu cette imprudence – il va rentrer à franc étrier. ») On parlait beaucoup de Garibaldi. Il était également question de Fava : c’était le directeur de la police. Il arrêtait, paraît-il sans bruit, dans la ville, les patriotes les plus bouillants, notamment un certain Frattini, ami de Cattanéo. Cattanéo avait abordé Fava et l’avait apostrophé vivement en présence de ses sbires. Il l’avait appelé « un instrument royal de diffamation, de discorde et de confusion ». Frattini avait été libéré. Il était accusé d’avoir parlé contre le gouvernement. À ce compte-là, il fallait arrêter tout le monde.

Le soir, arriva à Milan la proclamation émanée de Bozzolo par laquelle le Roi, en appelant aux armes les Milanais, les invitait tous à être prêts à mourir plutôt que de perdre leur indépendance. Il assurait que ses soldats verseraient pour la patrie jusqu’à la dernière goutte de leur sang. Des enfants couraient dans les rues avec des liasses de proclamations imprimées ; ils en jetaient des poignées à droite et à gauche ; les trottoirs en étaient jonchés. La formule « dernière goutte de sang » eut un succès fou.

En rentrant à la Grive, Angélo trouva à tout le monde un air d’héroïsme. On servit le dîner au pas de charge et la lingère, du haut de son col amidonné auquel un port de tête altier donnait du gorgerin de Bradamante, annonça à « Monsieur » (qui demandait simplement son bougeoir) que le quartier avait à lui seul cent trente-cinq barriques de poudre, douze caisses de cartouches et autant de capsules.

Angélo assura la fermeture du placard dans lequel il avait placé son sabre et il mit la clef dans sa poche.

Il faisait jour de bonne heure et de bonne heure se fit entendre le bruit des gens dans la rue. Tout le monde parlant par-dessus la tête de l’interlocuteur et surtout pour toucher les « tierces personnes », les « tierces personnes » étaient touchées jusque dans leurs lits.

Angélo résista beaucoup moins bien à l’enthousiasme de cette deuxième journée. Les Milanais s’exaltaient d’une amertume qui lui plaisait. Il fut cent fois tenté de prendre la pelle et la pioche pour aider ces gens qui creusaient des excavations à travers les places publiques ou préparaient les pavés des barricades. Les pharmacies fabriquaient du coton fulminant ; on fondait le plomb des imprimeries pour faire des balles. Mais il vit partir les garibaldiens et Garibaldi pour Brescia.

« Il y a une petite assiette au beurre sous chacun de ces extraordinaires bérets rouges », se dit-il.

Curzio livrerait-il les bottes ? Cet homme de l’art fit mieux : il dépêcha à la Grive une sorte de protonotaire portant gibus comme un lord. Ce phénomène tira de son sac un tablier de drap vert et un petit tapis de laine ; ayant revêtu le premier et étendu le second, il s’agenouilla. Angélo ouvrit tout grands des yeux qui avaient cependant l’habitude de s’étonner. Il fallait essayer les bottes ; elles n’étaient montées que sur empeigne.

« Les cordonniers sont tous anarchistes, se dit Angélo. Celui-là se rend-il compte que ces bottes sont mon drapeau ? »

Le lord était cordonnier jusqu’au bout des ongles. Il accepta le vin mousseux qu’Angélo lui offrit au salon.

— Je vais vous soulager un tout petit peu le cou de pied, dit-il, il faut que vous ne sachiez même pas que vous avez des bottes.

Puis il entra dans le vif du sujet :

— Il y a actuellement cent romanciers pour prôner l’héroïsme ; c’est la croix de ma mère. J’ai cinq enfants qui ne sont pas toujours mouchés quand leur nez coule ; ma bourgeoise est loin d’être une biche et j’habite un immeuble où l’on fait bouillir du chou à tous les étages, du 1er janvier à la Saint-Sylvestre. Ma liberté est dans ma poche : c’est mon porte-monnaie. Mon ennemi, c’est mon maître. On me dit que le peuple va commander ? Je lui garde tout de suite un chien de ma chienne.

Il connaissait de fort jolis dessous de cartes.

— Est-ce que vous savez qu’ils sont allés en France ? Qui, ils ? Ceux qui ont dit : « L’Italie se débrouillera toute seule », parbleu. Ils voulaient quoi ? Qu’on leur prête le général Bugeaud !

Le lendemain ou le surlendemain, Angélo vit le nommé Cattanéo en action. Milan avait Cattanéo dans le cœur. C’était le grand homme. Il avait fait feu des quatre fers contre le gouvernement provisoire. Il s’était cantonné dans la critique sans responsabilité. C’était saint Jean Bouche d’or. Il se promenait par hasard dans la foule. On avait crié : « Vivat ! » Il était monté sur une chaise. Il conseillait d’abord d’obstruer le passage des eaux courantes aux alentours de la ville et de former par ce moyen un vaste marécage qui empêcherait le mouvement de l’artillerie et des chevaux et la formation d’un siège. Il voulait aussi donner des chefs de guerre à la garde nationale, et des chefs de guerre éprouvés, au lieu de ceux qu’on avait donnés par esprit de parti. Et il cita, pour les remplacer, des noms de son parti.

« Tout se résume à ceci : Viens dans ma nacelle », se dit Angélo.

Mais brusquement on entendit le canon.

Ce n’était pas un très gros canon. L’infanterie piémontaise était campée hors de la ville, depuis le canal de Pavie jusqu’à celui de l’Adda. La cavalerie était en ville, sur la place d’armes. Comme on avait vu les souffrances causées par l’absence de vivres, le comité avait réconforté les soldats avec du pain blanc, du fromage, du vin, double ration de viande et des cigares. On avait fait distribuer quarante mille chemises offertes par les citoyens. Il fallait remercier. Les soldats n’ont pas cent moyens à leur disposition. Ils promirent de vaincre ou de mourir. C’était la moindre des choses.

Dès les premières détonations, rondes, lentes, qui roulaient paisiblement jusqu’au bout de leur écho, le peuple demanda furieusement des barricades.

« Ça ne se demande pas », se dit Angélo.

Il alla voir la bataille. Il monta sur les remparts à la Porte Romane. Des maisons de l’autre côté de la rue on lui cria de descendre, qu’il allait se faire tuer.

— Mêlez-vous de ce qui vous regarde, répondit-il, je suis anglais.

Les Anglais avaient la cote d’amour. L’ambassadeur d’Angleterre était allé déjeuner avec Radetzky aux avant-postes pour lui rappeler les Droits de l’Homme et du Citoyen.

On ne voyait pas grand-chose. Le sort de cette ville se réglait avec quelques flocons de fumée et quelques craquements. Une ligne d’infanterie se déplaça à travers des jardins ; un peloton de lanciers longea le canal en bombant le dos. Un canon mou donnait de la voix de temps à autre.

Vers quatre heures toutefois arrivèrent des charrettes de blessés. On disait que les soldats s’étaient battus avec une ardeur qu’on ne leur aurait pas supposée après tant de désastres. Les Piémontais entrèrent dans la ville et campèrent sur les boulevards. On disait que le Roi avait pris part à la bataille, qu’il s’était trouvé si près des chasseurs et de l’artillerie des Autrichiens, que la mitraille avait tué ou blessé à ses côtés trois officiers et plusieurs carabiniers. Quand ce bruit eut bien circulé, le Roi entra lui aussi dans la ville et alla occuper la maison Creppi.

« Il semble bien qu’on a cherché dans ce combat le moyen d’arriver à un but qui n’est certainement pas celui de vaincre, se dit Angélo. Attendons la suite. »

Il s’était mis à pleuvoir.

Au milieu de la nuit, il fut réveillé par le tocsin et des lueurs d’incendie.

« Mort aux Croates ! » lui dit le valet de chambre qu’il rencontra dans l’escalier.

Cette exclamation fit espérer un instant à Angélo que le hasard avait déjoué les combinaisons. Il se fouillait déjà pour retrouver la clef du placard.

— Non, non, ne vous dérangez pas, dit le vieil homme à qui il n’avait pas pu dissimuler son ardeur. C’est nous qui brûlons des maisons de campagne. Le Roi a dit qu’elles gênaient pour la défense des boulevards.

Les incendies continuèrent toute la nuit. Au matin, ils jetaient encore feu et flammes et même s’allumaient sur d’autres points. C’était un décor très choisi ; l’odeur aussi ; l’un et l’autre poussaient aux grands gestes et à la prudence qui suit.

« Milan n’est pas Moscou, se dit Angélo. Ces bourgs contigus à la ville ne sont pas construits en bois mais en pierre très solide. Je voudrais bien qu’on m’explique de quelle manière l’embrasement des portes et des fenêtres, du mobilier et du toit, peut empêcher l’ennemi de se cacher derrière des murs restés debout et d’y pratiquer des meurtrières ? Qu’est-ce qu’on veut faire croire ? Et à qui ? »

Le tocsin sonnait sans arrêt. Les soldats piémontais défilèrent. Ils prirent possession de toutes les portes de la ville. C’étaient des préparatifs de bataille évidents. Angélo y vit ses soupçons confirmés.

« Pourquoi l’esprit ne me viendrait-il pas ? On peut brûler les maisons à deux fins : faire croire aux Autrichiens qu’on veut résister à tout prix ; faire craindre aux Milanais que ce prix ne soit très élevé et intimider les propriétaires. »

Il était chez Curzio en train de payer ses bottes quand les bruits de la rue prirent un son particulier.

« Ah ! par contre, voilà quelque chose de vrai ! » se dit-il.

— Ils ne veulent pas être vendus à l’encan, Monsieur, et ils ont raison, dit le caissier. Le génie piémontais a brûlé ce matin les maisons autour de la Porta Nuova. Ils ont voulu mettre le feu au bureau d’un négociant qui s’est interposé et qui a dit qu’on pouvait au moins épargner les registres d’un honnête homme puisque le Roi avait capitulé.

Angélo courut se joindre aux manifestants. Ils étaient fous furieux mais les larmes aux yeux et ils criaient : « Nous voulons mourir ! » Des soldats piémontais étaient mêlés à leurs rangs et même des officiers qui avaient arraché leurs épaulettes. Ceux-là aussi voulaient mourir. « Et moi aussi je le veux », se dit Angélo. Il n’avait plus peur d’être berné. Il avait trouvé de l’âme.

Le Roi, entouré de généraux, était au balcon du palais Creppi. Il faisait un petit discours. Ces chamarrures, cette voix grêle qui tombait de haut firent éclater des coups de fusil. L’état-major rentra précipitamment en entraînant le Roi.

Le peuple secoua les portes du Palais et réussit à abattre la principale. Il se précipita dans la cour, le vestibule, mais les escaliers étaient gardés par les carabiniers et la garde nationale sur cinquante rangs de profondeur. D’ailleurs, des citoyens sortis de la foule la calmaient et parlaient raison.

Le Roi revint au balcon. Angélo ne put pas supporter le spectacle de ces visages, à l’instant magnifiés par la colère, maintenant levés vers le ciel et implorants.

Il rentra à la Grive. Il lui fut également difficile de supporter le solide cadre bourgeois de la salle à manger où circulaient des plats de rôtis.

— La capitulation était signée, lui dit le garçon, mais il l’a déchirée.

Angélo repoussa son assiette.

« Ma mère a raison, se dit-il, c’est à Turin qu’on se bat. »

Il fit seller son cheval. Il traversa des rues où, à la lueur des torches, s’agitait la vertu inutile. Il était obligé de lutter contre son cœur. Dès la sortie de ville, il prit le galop.

Mais les routes vers le Tessin étaient encombrées de convois, de parcs d’artillerie, de fourgons à bagages qui rentraient aussi au Piémont.

— Comment un roi qui promet de s’enfermer dans une ville pour la défendre envoie ailleurs son artillerie et ses munitions ?

L’officier qu’il avait interpellé lui répondit des injures.

Il arriva au Tessin bien avant les convois. Les alouettes commençaient à frémir. Sa maison était de l’autre côté du fleuve, dans les arbres.

« Pourquoi les oiseaux ne s’éveillent-ils pas aussi dans le parc, se dit-il ? Ils se taisent comme s’il y avait quelqu’un, or, Lavinia n’est pas là. Je ne sens pas l’odeur des feux. »

Il attacha son cheval à un saule. Il entra sans bruit dans les fourrés. Il savait ce qu’il allait trouver. Le guetteur était en effet caché dans les buis, à dix pas en face de la porte d’entrée de la maison. Il ne pouvait pas rater la cible. Il avait d’ailleurs posé le canon de son fusil sur une branche en fourche pour assurer le coup.

« Ils ne me connaissent plus, se dit Angélo. Ils ne savent pas encore que maintenant je suis résolu à me colleter même comme un charretier. Si j’étais joueur, je pourrais gagner. Là, par exemple, il me serait facile d’arriver derrière cet homme sans qu’il m’entende et de l’étrangler. Mais c’est un petit et c’est aux gros que j’en ai. Il faut arriver à Turin. »

Il revint sur ses pas et reprit le cheval. Il contourna largement la maison, rejoignit la route au-delà de Novare et s’élança au galop. Il changea son cheval fourbu contre un frais à la porte de Verceil. Un train d’enfer l’occupa tout le jour. Il mit pied à terre à neuf heures du soir, devant le bureau des diligences Bonafous. Les réverbères n’étaient pas encore allumés. Turin faisait un peu de savoureuse mélancolie avec un crépuscule d’été. Il se glissa dans les petites rues. Il acheta deux sous de raisins. Il picorait dans sa dernière grappe en rasant les murs sous les arcades de la place San-Carlo quand il fut saisi par le bras. Une main le tirait dans l’entrebâil d’une porte. Il allait donner de la savate, mais il entendit une voix qui roucoulait : « Mon colonel ! Mon colonel ! »

C’était Giosué. Les embrassades durèrent cinq bonnes minutes.

— Je monte la garde depuis hier matin, dit le petit coiffeur. J’ai pensé que, si vous étiez vivant, vous reviendriez à bride abattue. J’ai guetté d’ici les fenêtres de votre maison tout le jour.

— Qu’est devenu Michelotti ?

— Quand je l’ai perdu de vue, il sautait comme un crapaud dans la fumée. Oh ! Il a sept vies, comme les chats. Il ne faut pas s’inquiéter.

Il raconta quelques batailles.

— Et ici, que se passe-t-il ?

— J’ai vu des copains. Ils sont tous d’avis qu’on est fabriqué.

— Le Roi revient ?

— Il y a cent rois. Dès qu’on parle de république, il en sort de tous les côtés.

— Toi, qu’est-ce que tu vas faire ? (« Je l’ai enfin tutoyé sans effort », se dit Angélo.)

— Je continue, mon colonel, je vais aller avec Garibaldi. Quand on a goûté au grand air…

Ils s’embrassèrent de nouveau sur chaque joue puis, solennellement, trois fois.

« C’était un petit moment de bonheur », se dit Angélo.

Il traversa la place à grands pas. À mesure qu’il approchait de sa maison, il voyait la porte s’ouvrir. Il entra sans avoir besoin de pousser le battant. Lavinia était derrière.

— Tu m’attendais ?

Elle mit le verrou sans répondre. Elle vérifia longuement la fermeture de la porte comme si elle n’avait plus que cette idée en tête.

Il monta à la chambre de sa mère. Il frappa.

— Entre.

— Vous saviez que c’était moi ?

— Lavinia a claqué les verrous. Ça ne pouvait être que toi.

La grande chambre était pleine d’ombres qu’une veilleuse agitait doucement.

— Où êtes-vous ?

— Ici, sur le divan. Lavinia guette depuis trois jours. Cette enfant n’est plus qu’une sentinelle double.

— Pourquoi n’est-elle pas avec son mari ? Giuseppe doit avoir une haute situation ?

— Abrupte, mon petit, mais ce n’est pas dans cette escalade qu’elle veut s’arracher les ongles. J’espère que tu vas voir Giuseppe ?

— C’est pour le rencontrer que je suis venu.

— Il est dans le beau monde ce soir, je crois.

— Je n’ai pas le temps d’attendre.

— Je ne serai pas fâchée que le beau monde te voie.

— Dois-je m’excuser de vous avoir laissée combattre toute seule ?

— Non, je me suis amusée. Ils se servaient de grands mots, moi, de grands remèdes. C’était charmant. Tu m’aurais gênée. Il ne fallait pas de scrupules.

— Je n’en ai plus.

— Dieu soit loué, mon petit ! Je me suis toujours demandé avec quoi tu t’amusais.

— L’inquiétude. Et vous, jamais ?

— Certes si ! Une confiture métaphysique, tu penses ! J’y ai goûté. Où serait le plaisir aujourd’hui ?

— Pouvons-nous parler d’amour, maman ?

— De quoi donc crois-tu que nous avons parlé depuis que tu es né, mon petit ? Viens te coucher une minute près de moi.

Il s’allongea à côté d’elle sur le divan.

— Nous voilà en train de faire le tombeau étrusque, dit-elle.

Il sentait son exquis parfum de vanille.

— J’ai besoin d’une main amie.

— Ne prends pas la mienne, mon petit.

— Je vais retourner en France.

— Si tu l’as trouvée là-bas, pars vite.

Il se dressa.

— Fais ce que tu as à faire, dit-elle. Ne te soucie pas des conséquences. J’irai te rejoindre où tu seras.

Il entendit cliqueter les petits bibelots pendant qu’il marchait vers la porte.

— Souffle la veilleuse, mon petit.

Il aima à la folie le silence parfait de la cage d’escalier. Il monta à sa chambre. Les chandeliers étaient tous allumés et d’ailleurs placés devant des dorures et des miroirs comme pour faire fête. Il vit qu’on venait de lui préparer son costume sur le lit.

Il n’aurait pas mieux choisi lui-même ; il préférait à toutes cette redingote courte de velours noir, très serrée à la taille. Le choix que Lavinia, sans doute, avait fait de la chemise, du pantalon et des bottes l’intrigua un peu plus : c’était ce qu’il avait l’habitude de porter dans les assauts. Et il vit, posé sur les bras d’un fauteuil, l’étui de toile verte d’où émergeaient deux gardes de sabres. Il tira les lames des fourreaux : les deux armes avaient été aiguisées à fil tranchant.

« Aujourd’hui même », se dit-il en éprouvant du doigt les pointes qui piquaient comme des aiguilles. Enfin, il aperçut un billet posé sur la boîte à gants. Lavinia avait écrit : « Chez les Ansaldi, Palazzo Barbieri, Porta Susa. Entrer par le jardin. » Il ajouta dessous : « Et pourquoi pas par la grand-porte ? » Il plaça le billet ainsi complété bien en évidence contre la carapace d’opaline et il alla choisir (« Moi-même ») son gibus le plus arrogant.

Quand il descendit, la maison était toujours profondément silencieuse. On avait toutefois allumé les chandeliers d’apparat, notamment ceux qui donnaient du lustre à la haute glace en pied. Il y voyait s’avancer l’image d’un homme doublé de hauteur par son chapeau et portant l’étui de toile verte sous le bras.

Il se demanda qui avait aiguisé les sabres. Lavinia avait dû y penser (« Ma mère aussi, quoique avec des scrupules, bien qu’elle prétende ne pas en avoir »), mais le matériel de l’opération, le front penché sur la meule exigeaient quelques petits muscles de louve. C’était sans aucun doute le travail de Thérésa. « Notre nourrice nous aura donné l’essentiel, à Giuseppe et à moi, se dit-il, le pain et le couteau. »

Les petits boutiquiers étaient venus en famille regarder les illuminations autour de Porta Susa. Les Ansaldi avaient mis quelques lanternes vénitiennes dans les arbres. C’était assez pour donner à imaginer : la moindre lueur répétée fait de la nuit un manteau royal. Palazzo Barbieri, toutes les lignes de la façade étaient soulignées de veilleuses en verre de couleur.

Des laquais à la française encombraient la grille du parc ; ils s’écartèrent pour laisser passer le gibus. Des chemises amidonnées fumaient le cigare dans les allées. Les musiciens de l’orchestre prenaient le frais au perron, le violon sous le bras.

Angélo s’approcha d’une fenêtre. La fumée des girandoles tournait encore de la dernière valse. Les femmes s’éventaient. Parmi elles, émergeant de falbalas jaune citron, il y avait naturellement Carlotta.

Giuseppe traversa le salon. Il marchait à trop grands pas. « Il a été prévenu », se dit Angélo. Il gravit rapidement les marches du perron et entra à sa rencontre. Il le vit venir vers lui, ouvrant les bras, du fond du vestibule. « Pantalons trop larges, se dit Angélo, taille trop haute, et pourquoi cette coiffure à la Titus ? »

— Enfin, te voilà ! dit Giuseppe. Et il le serra sur son cœur.

Il l’entraîna dans l’antichambre contiguë à la salle de danse. « À quoi bon parler ? » se dit Angélo. Il posa l’étui vert sur une table et déboutonna sa redingote. Ils furent torse nu en même temps.

Giuseppe porta les premiers coups mais sur un acier éblouissant. Il chercha l’ouverture avec colère et même avec un peu de génie. Il monta sa fureur jusqu’à une étrange beauté. « Bravo ! » dit Angélo. En même temps il frappa de toutes ses forces. Giuseppe se raidit debout et tomba d’une pièce.

— Non, avait dit Bondino, les bras en croix, dans l’embrasure de la porte, laissez-les faire !

Maintenant il se précipitait.

— Le merveilleux…, dit Cerutti en s’interposant, le merveilleux jeune homme ! Il a compris que c’était ici l’endroit où il risquait le moins.

Il répéta sa phrase deux ou trois fois à tue-tête.

— … le seul endroit de tout le Piémont où il ne risque rien, ajouta-t-il en repoussant Bondino. (Il couvrait même Angélo de son corps.)

« C’était un peu fort de café, mais nous apprécions, croyez-le, nous savons apprécier… je n’ai jamais aimé personne autant que vous. Venez !

« … non, non, jamais, dit-il (il aidait Angélo à enfiler sa redingote), j’ai été ébloui ! Je remercie le Ciel ! Cette joie m’était promise ! Je l’ai en ce moment même ! Vous n’imaginez pas, venez ! »

Il le conduisit à la porte.

« À partir d’ici, je n’ai plus rien imaginé », se dit Angélo.

Il passa Porta Susa et marcha bon pas sur la route de France. Il connaissait un maître de poste dans le faubourg ; dans un quart d’heure il pouvait avoir un bon cheval. Au bout de la rue, la lune éclairait les Alpes ; au-delà, les deux étaient ouverts.

Il s’aperçut qu’il était suivi d’ombres très habiles à se glisser d’arcade en arcade et à se rapprocher de lui. D’autres venaient à sa rencontre.

« Ah ! se dit-il, la France est loin ! »

Manosque, 6 janvier 1957.

À propos de cette édition électronique

Texte libre de droits.

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :

Ebooks libres et gratuits

https://groups.google.com/g/ebooksgratuits

Adresse du site web du groupe :
https://www.ebooksgratuits.com/

Juin 2025

— Élaboration de ce livre électronique :

Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : FrançoisM, Jean-Luc, Coolmicro

— Dispositions :

Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…

— Qualité :

Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l’original. Nous rappelons que c’est un travail d’amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

Votre aide est la bienvenue !

VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.